Cela s’est fait par une série de hasards. Tout d’abord, à cette époque, le cinéma des années 10 était le dernier à me “résister”, le dernier pour lequel un mur abscons semblait toujours se dresser devant ma capacité de jugement. Il n’était même pas question d’aimer ou de détester ces films : je ne comprenais tout simplement pas ce qui était censé y être si génial, je ne comprenais pas comment les voir. Cette décennie, dépourvue de la fantaisie des films pionniers à vue unique, et pas encore marquée par la maestria esthétique ou narrative des années 20, j’avais alors bien du mal à la vivre autrement que comme une phase ingrate de transition – un cinéma classique encore en construction, simplement occupé à figurer des récits sans rien y injecter de plus.
Mon déclic pour cette période se fit finalement à travers la carrière de Griffith. Mais il reste qu’au même moment je découvris les DVD du Danish Film Institute, et leurs parfaites restaurations. Il y a encore dix ans, beaucoup de films muets n’étaient pas disponibles autrement qu’en copies assez dégueulasses, et je m’émerveillais alors de découvrir des films si vieux en si parfait état, ce qui me motiva grandement pour explorer ce cinéma qui, en surface, n’avait pas grand-chose pour me séduire (peu d’épanchements formels, réalisme de la forme, mise en scène en tableaux distants). Ces films édités par le Danish Film Institute n’étaient qu’une poignée, mais ce fut assez pour me faire réaliser, au fur et à mesure des visions, que quelque chose y clochait.
Car sous l’apparence de films tenus et droits, au jeu d’acteur plutôt sobre, ce que je voyais relevait du grand n’importe quoi. J’ai le souvenir très frappant, par exemple, de la manière dont les scénaristes, dans The Great Circus Catasastrophe (1912), résolvaient une situation d’adultère (le mari venant de confronter la femme et l’amant) par ce simple et sobre intertitre : « L’hôtel est en feu ». Et l’incendie général de soudain enchaîner à l’image, tranquillement, comme si ce rebondissement soudain et inexpliqué était parfaitement logique… Les sujets même des films étaient au diapason de cette invraisemblance : un film de voyage sur Mars, une menace d’apocalypse, un funambule aux prises avec un serpent s’étant glissé sur son fil, et ainsi de suite.
Dans ces mêmes années, je feuilletais pour la première fois la formidable Histoire générale du cinéma de Sadoul, et j’y découvris que cette invraisemblance du cinéma danois – ou tout du moins son goût des accidents sensationnels, du flirt fantastique, des brusques changements de vie – en était la norme. Voici l’extrait d’un listing que Sadoul fait des pitchs de films qu’il a croisés dans ses recherches :
- La Vieille Horloge : une femme, surprise par son mari, cache son amant dans une horloge. Il y est surpris et la peur le rend fou. Il se croit désormais horloger.
- La Vengeance d’un industriel : Parce que sa femme est la maîtresse d’un lieutenant, l’industriel fracasse son auto contre un arbre. La coupable survit seule, mais infirme et défigurée.
- L’Ensorceleuse : Un aristocrate, artiste et sculpteur, fiancé d’une délicieuse jeune fille, l’abandonne pour une femme fatale. Les amants criminels vont vivre dans un château sombre et solitaire, où la foudre les anéantit.
- Les Droits de l’épouse : Une épouse accepte un rendez-vous imprudent, mais non coupable. Averti par un traître, le mari, qui se croit trompé, en tombe malade et se suicide avec un médicament. Le traître fait inculper la veuve de meurtre. La victime retrouve opportunément la vie pour disculper sa femme et lui pardonner.
Évidemment, beaucoup de film danois que j’ai croisés n’ont pas de scénario à ce point absurde. Mais il reste que j’ai à chaque fois été frappé par le fond fantasmatique de ces films, et le naturel avec lequel on les accepte.
Car c’est la deuxième particularité du muet danois de l’époque : son incroyable sérieux, sa stabilité de surface. La forme est sobre et la photographie raffinée, la surcharge décorative des intérieurs est toujours équilibrée par de calmes extérieurs, la haute société dans laquelle on évolue est constamment semblable et rassurante (beaucoup de salons bourgeois), le jeu d’acteur est mesuré, les postures sont droites et dignes… Pour qui regarderait rapidement quelques images de ces films, ils sembleraient tous se ressembler, et ne laisseraient rien présager de leur fantaisie.
Il s’agit en fait, plus fondamentalement, d’un cinéma bourgeois, qui était alors dans le monde au sommet de son hégémonie, imposant ses normes narratives et formelles partout : un cinéma bien sur lui, très rangé, ayant une belle idée de son maintien et des valeurs de son monde, se prenant très au sérieux. Et c’est là sa force : ces scénarios improbables qui s’ébrouent sous une forme aussi tenue, ce sont au fond les fantasmes de toute une classe sociale qui hurlent sous le bel habit. La fascination pour le monde du cirque ou des gitans (The Great Circus Catastrophe), le frisson érotique à coups d’homme attaché (L’Abîme), la peur sourde de la violence d’un peuple révolté (La Fin du monde), toutes ces pulsions sourdent sous la surface. Il faut voir ces filles de bonne famille tout plaquer pour suivre un cirque ambulant et y aller danser des numéros lascifs pour le restant de leurs jours, pour saisir combien il s’agit là d’un cinéma sans surmoi (sinon celui de sa forme propre et rangée), d’un inconscient qui s’exprime à ciel ouvert sans prendre la mesure de ce que cela révèle de ses désirs enfouis1.
Cet écart qui rend les films si fascinants, et cette façon de toujours préférer l’énormité d’un rebondissement qui fait sens au réalisme d’une péripétie vraisemblable, et de filmer tout cela comme s’il n’y avait rien de plus normal, c’est aussi plus simplement le cinéma Hollywoodien en gestation. Sadoul, dans ses Histoires, recopie le texte acerbe d’un critique (Félix Halden) de l’International Film Zeitung, qui en 1913 moquait l’invraisemblance du cinéma danois :
Chaque fois que les héros quittent leur domicile, ils trouvent une auto à leur disposition. Si c’est un taxi, ils ne payent jamais, ou se contentent de faire le geste, sans remettre l’argent au chauffeur.
Les lettres s’écrivent d’une façon extraordinairement expéditive. Il suffit de deux ou trois traits de plume pour emplir plusieurs pages d’une fine écriture. La correspondance est d’ailleurs volumineuse. Les héros n’en font pas le même usage que les autres mortels. Ils laissent leurs lettres à un endroit où elles seront immanquablement découvertes par les femmes jalouses.
Le baiser s’est totalement transformé. On ne se contente plus de s’embrasser rapidement, comme au bon vieux temps. Les lèvres s’unissent voluptueusement et la femme, en plein extase, renverse la tête en arrière ».
Qui ici ne peut pas reconnaître, magnifiquement condensés, les traits d’un cinéma américain qui allait bientôt faire chuter l’industrie du pays nordique, en ayant assimilé ses forces et grands principes ? C’est plus généralement toute une série de personnages colorés qu’invente et impose le cinéma danois (millionnaires et artistes, aristocrates et domestiques, aviateurs et journalistes), bien loin des ouvriers ou des belles-mères qu’on pouvait croiser chez Pathé – on peut toujours courir, au royaume nordique, pour trouver un ouvrier.
Au final, si ce que j’avais entraperçu de ce cinéma à l’époque m’avait énormément plu, je n’en ai paradoxalement pas retenu de grand film. Cela se retrouve dans la forme même de la production : si le cinéma suédois qui lui succède est uniquement resté dans les mémoires, peut-être abusivement d’ailleurs, comme l’œuvre de deux grands artistes à l’identité affirmée (Sjöström et Stiller), le cinéma danois fut lui plutôt le fait d’un studio et d’une ruche de réalisateurs, quand bien même quelques figures s’en détachent (Larsen, Blom, Holger-Madsen, Schnedler-Sørensen). C’est l’identité de ce cinéma en général qui enthousiasme, plutôt que les films isolés qui la construisent, et qui sont presque tous inégaux. Les pitchs les plus prometteurs (le voyage sur mars du Vaisseau du ciel, le drame d’un pseudo-Titanic dans Atlantis) ne font pas forcément les films les plus convaincants, de même pour les rares classiques estampillés (L’Abîme), qui ne sont pas si marquants. Je ne retiens au final que deux films m’ayant réellement convaincu : The Great Circus Catastrophe (Eduard Schnedler-Sørensen, 1912) et La Fin du monde (August Blom, 1916). Faute de DVD supplémentaires existants, j’avais dû arrêter là mes visions.
Et puis, il y a cela un mois, je suis tombé nez à nez avec un trésor : le Danish Film Institute, depuis peu, a commencé à mettre l’intégralité de son catalogue muet en ligne, visionnable gratuitement et sans inscription. La qualité des copies est toujours aussi exceptionnelle, les films sont même à présent disponibles en HD – et miracle, pour une fois, contrairement aux gâchis qu’ont constitué tant d’initiatives patrimoniales du même genre (la plateforme Henri, ou la temporaire mise en ligne de la cinémathèque de Milan), les films ne sont pas ici saccagés par une compression ou des débits vidéo atrocement bas2.
Il n’y a qu’un seul bémol, et de taille : ces films mis à disposition ne sont pas sous-titrés en anglais (quand bien même le site bénéficie d’une version anglaise, qui traduit les synopsis et courtes présentations des films). Pour les courts-métrages, le résumé présent sur la page de chaque film peut suffire à déduire la teneur des occasionnels cartons. Mais pour les moyens et longs-métrages, il faut malheureusement se rabattre sur les quelques copies issues de bobines anglaises, ou dont les intertitres sont bilingues – ce qui concerne, à première vue (je n’ai pas encore vérifié chaque film) une petite quinzaine de titres sur le site. On peut espérer dans un futur proche l’ajout de sous-titres, et il ne serait sans doute pas inutile d’être nombreux à encourager le site en ce sens.
Si je vous fais part de tout cela, c’est déjà évidemment pour vous partager mon enthousiasme : les films muets sont tellement rares à l’édition vidéo qu’une telle initiative, qui plus est d’un pays qui fut l’un des cœurs battants du cinéma mondial dans les années 10, est une grande nouvelle. Mais je vous en parle aussi parce que c’est pour moi l’occasion de reprendre l’exploration de ce cinéma là où je l’avais laissée, et que j’avais trop tôt arrêtée faute de copies disponibles, frustré de seulement entrevoir le potentiel d’un univers si singulier.
Suivront donc sur ce blog, dans les prochains mois, quelques chroniques groupées de ces films que j’ai déjà commencé à aller découvrir. Mes premiers visionnages ont plutôt confirmé ce que j’avais soupçonné il y a quelques années : l’identité des réalisateurs s’efface souvent derrière celle du muet danois dans son ensemble ; les films en explorent chacun les codes de manière stimulante, mais sont tous inégaux, et aucun ne se détache du lot avec force ; enfin, les péripéties abracadabrantes côtoient une forme toujours aussi tenue. D’autres choses, cependant m’ont surprises, notamment le niveau manifestement toujours très correct de ce cinéma au cours des années 20 (et dont le ton et l’aspect, passées quelques exceptions comme les films de Dreyer, ne semblent pas avoir changé d’un iota en dix ans). Je pensais en effet ce cinéma condamné par la première guerre mondiale, et son âge d’or limité à la première moitié des années 10. Si son voisin suédois a clairement repris le flambeau de ses recherches à la fin de la décennie (tournages en extérieurs, finesse du style), que l’UFA allemande lui a piqué de nombreux talents, et que les années 20 européennes sont d’abord marquées par les courants d’avant-garde, il semble que le cinéma danois ait eut encore des choses à proposer, et bien d’autres invraisemblances à revendre.
Rendez-vous bientôt, donc, pour des retours sur ces films que je suis condamné à choisir totalement au hasard et à l’aveugle – une habitude cinéphile plutôt saine au fond, mais qui n’a jamais été mon mode opératoire !
Notes
2 • Il reste un défaut, cependant, sur certaines copies : l’image est grisâtre et décontrastée. Cela est facilement corrigeable dans l’onglet “régler les paramètres de couleur vidéo” de votre carte graphique, en prenant les intertitres pour référent, et en modifiant la luminosité et le contraste jusqu’à ce que le fond noir du texte soit du même noir que celui des bordures latérales.
Super texte, qui donne envie. Merci pour le lien, qui vient malheureusement s’ajouter à ma liste déjà conséquente de films à voir.
Un bémol: tu exagères le conformisme de la production française de l’époque, également riche de journalistes, millionnaires, espions et aventuriers, et qui a énormément influencé les USA mais bon…je préfère infiniment te lire là dessus que sur la dernière polémique débile sur le dernier blockbuster de Disney (n’as-tu pas l’impression de perdre ton temps quand tu réponds à ces âneries?).
Merci Christophe !
Pour le cinéma français, tu as raison, je parle là sans bien connaître le sujet – je crois d’ailleurs avoir surtout en tête les production du début des années 1900 (j’ai peut être tout aussi tort pour elles, tu me diras), ce qui est peu honnête pour comparer vu que les films Danois dont je parle sont des années 10. Par ailleurs, une partie des affirmations de cet article viennent de notes prises à l’époque, et pas toujours bien prises, ce qui fait que je ne sais pas toujours (comme pour cette affirmation), si cela relève d’une réflexion personnelle que j’avais eu alors, ou d’une phrase lue chez Sadoul… Enfin bref, j’espère que tu y trouveras ton compte – et ta connaissance de l’époque sera éclairante, car tu n’y trouveras peut-être pas bien plus de fantaisie que dans les autres cinémas des années 10 !
Pour les polémiques sur Pixar écoute en fait si, ça m’intéresse beaucoup. Par pour ce texte lui-même bien sûr, qui est totalement anecdotique (bien plus, en tout cas, que le site dont je parlais il y a cinq ans), mais parce qu’à chaque fois ça me pose la question du : “certes c’est totalement débile, mais au fond qu’est-ce qui me prouve concrètement que c’est faux ?”. Ça m’intrigue parce que ça m’amène à m’interroger sur les pièges généraux de l’analyse de film, en gros, ça m’aide à mieux détourer certaines règles ou principes, à tester leur solidité, ça interroge aussi par ricochet la liberté et le côté très affirmatif que je peux avoir dans l’interprétation personnelle que je fais de certaines œuvres, ou que j’accepte comme des vérités en lisant d’autres.