Quelques spoilers.
J’ai pas sommeil, comme tous les films de Claire Denis face au genre (ici, très lointainement, le thriller policier), prend la forme d’un effleurement. Un effleurement double : celui du milieu qu’on décrit déjà, qui est aux marges (clubs de nuits, émigrés sans emploi, travail au noir, communauté slave ou antillaise…), évoluant comme légèrement à la bordure du monde (le titre somnambule, et les déambulations nocturnes du récit, vont d’autant plus en ce sens). Mais l’effleurement est aussi celui de la manière du film, qui dès son introduction mystérieuse, et plus encore ensuite par son éclatement de personnages, semble enchaîner les moments comme autant d’humeurs, sans trop se préoccuper de faire récit, sans jamais tout à fait faire scène (voir par exemple les moments entre la jeune Lituanienne et Line Renaud, qui semblent tous mi-improvisés).
De cet ensemble d’une grande douceur (qui est aussi celle, au son, d’un concert de langues), les meurtres émergent sans poser question, presque doux eux aussi (les étranglements silencieux ressemblent à des embrassades). Le tout sans que le film n’offre un début de piste qui ferait qu’on soit tentés de regarder le quotidien de ce jeune homme (qui lui aussi n’est que douceur : visage tendre et regard un peu paumé) comme un exposé social, comme un individu dans lequel il faudrait chercher les indices, les causes du méfait. Plus généralement, Claire Denis restera la cinéaste capable de filmer tous ces gens sans aucune arrière-pensée, sans y voir un instant des échantillons sociaux (et disons le franchement, la seule réalisatrice en France à filmer des acteurs noirs sans se rendre compte qu’ils le sont).
Le naturel et l’allant-de-soi de son regard nous contaminent, et il aurait presque été plus fort que le film se termine sur cette marche à deux (le jeune homme maudit, la voiture de policiers), dans ce flottement mélancolique, sans chercher à boucler cette enquête qui ne l’intéresse pas. L’ensemble a aussi pour défaut d’être un peu daté : dans son naturalisme copyright 90’ (disputes de couples relous comprises), dans ses moments symboliques et petits messages qui pointent ci-et-là dans les dialogues. Le cinéma de Claire Denis tient par ailleurs toujours à un geste très fragile, qui ne prend pas toujours (effleurement, là encore : la chanson chantée au club gay, par exemple, est un moment assez bancal). Mais l’impression qu’il en reste est celle d’une douceur triste et enveloppante, et d’un film criminel tout entier comme une berceuse.