J’ai déjà ici évoqué ma relative ignorance de ce qu’a pu constituer la production hollywoodienne “normale”, massive et populaire, des années 20. Je ne réalisais notamment pas que Chaplin ou Keaton, ces “comédiens-cinéastes” autour desquels semblait se construire tout un film, n’étaient pas tant une exception que le symptôme aigu de la réalité hollywoodienne d’alors : à savoir une industrie dominée par ses comédiens célèbres, au sommet d’un star-system qui fut rarement aussi puissant par la suite.
Parmi les figures d’acteurs plus ou moins puissants autour desquels l’industrie se façonne alors (Marie Pickford, Douglas Fairbanks…), Lon Chaney est un cas typique : s’il a travaillé avec quelques grands noms à l’identité marquée (Sjöström, Tourneur, Browning…), certains de ses films les plus emblématiques sont le fait de cinéastes davantage tombés dans l’oubli (Wallace Worsley, Joseph De Grasse, Rupert Julian). C’est souvent Chaney qui “fait” le film, projet construit autour de ce noyau qu’est le personnage monstrueux, au travers de scripts qui explorent les marottes du comédien.
Chaney est massivement révélé au grand public en 1919 avec The Miracle Man, film perdu dont les quelques fragments restants nous montrent l’acteur déjà apparaître comme un corps de douleur repoussant, sale, rictus ingrat et silhouette contorsionniste tordue. Une photo promotionnelle du film montrant l’acteur avec et sans maquillage, façon Dr. Jekyll et Mr. Hyde, montre bien ce qui assoit alors sa légende, et fait sa spécificité : Chaney est l’incarnation du monstre certes, mais surtout le créateur d’un maquillage transformiste pensé comme spectaculaire (à une époque où le métier n’existait pas vraiment au cinéma), ce qui deviendra vite la marque de fabrique de l’acteur, comme une promesse qu’il faut tenir. Sans pour autant résumer son jeu ni son univers, le maquillage est à Chaney ce que la cascade est à Keaton.
Lon Chaney, via ses rôles, a probablement aidé le public américain à se confronter à la monstruosité, à la regarder en face, séduisant le spectateur par une promesse foraine d’effroi et de dégoût, pour mieux humaniser ses personnages ensuite. Néanmoins, à travers les films, et notamment en ce qu’ils jouent du masque (celui du clown à endosser pour affronter le monde, celui à ne surtout pas retirer à l’opéra…), c’est aussi la psychologie typique des personnages de Chaney qui fait trace et continuité à travers les années 20 – personnages semblant condamnés, tel le clown de Sjöström rejouant chaque soir son humiliation sur scène, à reproduire les mêmes rituels d’humiliation de film en film, les mêmes expérience outrées de souffrance mentale, la même déception amoureuse au profit d’un autre. Une persona sacrificielle dont chaque cinéaste, chaque personnage, vont jouer une autre facette, une autre harmonique, pour parfaire les contours d’un empire de douleur.
Satan
Wallace Worsley / 1920
À la suite d’un accident, un enfant est amputé, par erreur, de ses deux jambes par un jeune docteur. Vingt-cinq ans plus tard, il régente la pègre de la “Barbary Coast” de San Francisco… (The Penalty en VF)
Quand plus tard une jeune sculptrice veut saisir ce “Satan” dans la glaise, ce n’est ainsi pas le corps amputé de Chaney qui déclenche en elle l’étincelle créatrice, mais l’expression de colère rentrée, sans lumière aucune, qu’elle surprend sur son visage quand il ne se sait pas surveillé. De fait, dans ce rôle où Chaney n’est pas plus maquillé que ses partenaires, et qui lui demande surtout des prouesses corporelles (le dispositif visant à dissimuler ses jambes, l’invention d’une gestuelle et d’un univers adaptés à ce personnage qui fait tout avec ses bras…), seuls le jeu et le visage de l’acteur ont charge d’émaner cette monstruosité que le personnage porte en lui.
Sur ce plan, Chaney étincelle : très longtemps, comme sur une sorte de corde raide, il nous tient à la lisière où on aime et déteste son personnage, baignant le film d’une ambivalence qui n’est pas tant celle du propos (très manichéen) que celle de notre propre ressenti de spectateur. En cela, Chaney impose un modèle de monstre bien plus compliqué qu’un freaks au cœur d’or (ce que serait le modèle Burtonien, par exemple), et c’est clairement une qualité majeure de sa filmographie.
Chaney n’est pas aidé, cependant, par un scénario qui aligne les rebondissements artificiels ou improbables (je n’ai toujours pas compris à quoi servaient ces foutus chapeaux), jusqu’à un retournement final particulièrement décevant qui résout de manière pataude et radicale toutes les ambigüités du film, comme sortant une baguette magique pour ne plus avoir à se confronter à quelque trouble ou nuance que ce soit. Worsley (que je ne connaissais pas) se révèle pourtant un cinéaste humble et élégant, perçant son drame d’éclats saisissants de violence (le premier meurtre de la fille en fuite) ou de soudaines mises à nu émotionnelles (la très belle séance de piano au meurtre découragé). Il s’égare aussi parfois, et assez bizarrement à vrai dire au vu du relatif académisme de sa mise en scène, dans des montages parallèles impromptus et pas toujours faciles à suivre (y compris pour le spectateur d’aujourd’hui).
Ce film, partiellement raté quoique stimulant, est en tout cas troublant à découvrir à rebours du reste de la filmographie de Chaney, tant il semble peuplé d’échos de la carrière à venir du comédien, que ce soit dans ses figures (les femmes protectrices), dans ses moments-clés d’humiliation (le rire face à la déclaration d’amour), ou jusque dans certains intertitres évocateurs (« le masque diabolique d’une grande âme », « Le destin m’a enchaîné au mal »…). Le film suivant de Worsley, permettant à Chaney de s’inventer au-delà du cadre criminel et aventurier, achèvera de façonner son personnage d’impuissance et de douleur.
Notre-Dame de Paris
Wallace Worsley / 1923
Paris, au XVème siècle. Quasimodo le Bossu, orphelin élevé par le tyrannique Frollo, vit dans la cathédrale de Notre-Dame… (The Hunchback of Notre Dame en VO)
La manière, enfin, dont ce film hollywoodien regarde la révolte, à laquelle les intertitres donnent des échos bolchéviques1, interroge quelque peu : la foule en colère, condamnée par le texte des cartons, est assimilée à ces gitans fourbes et enleveurs d’enfants ayant fait les beaux jours du cinéma des années 10 ; mais la foule est parallèlement opposée à un monde aristocrate tout aussi condamné et ridiculisé par le film, visiblement bien peu intéressé par cette haute société… Le peuple reste, en somme, une figure ouverte et ambiguë.
Tout cela pour dire que je ne sais pas exactement départager, dans ce divertissement d’exception, ce qui vient des qualités narratives du roman originel, ou du film lui-même ; le résultat, quoiqu’il en soit, est un immense plaisir. On est pourtant de plein pied dans cette première moitié du Hollywood des années 20 où la mise en scène, quand bien même elle est acquise à la profondeur du plan et au découpage, reste une affaire relativement sobre, friande de cadres larges, délégant une grande parte de son expressivité et du spectacle à la reconstitution de décors savamment éclairés. Le tout en parsemant le récit de personnages assez univoques (méchant très méchant à haïr, religieux très pur à admirer), visant à emporter l’empathie du spectateur comme dans un sérial…
Mais sans qu’on en comprenne les raisons exactes (bons acteurs transcendant les poses ? rapidité d’une narration toute en fils parallèles ? spectaculaire des décors et de centaines de figurants en action ?), le film emporte et ravit. Construisant tout son drame autour du parvis de Notre-Dame, sorte de scène centrale où les différents personnages se déchirent, le film n’a que peu de baisses de régime, sinon peut-être dans un final d’assaut assez chaotique (il faut dire que la révolte, son objet comme ce qu’elle cherche exactement en entravant la cathédrale alors que l’aristocratie est ailleurs, n’est pas très cohérente).
Mais ce qui permet sans doute au film de relever et d’épicer la simple efficacité d’un récit entraînant, c’est Quasimodo – et Lon Chaney, qui semble trouver dans ce personnage mythique (qu’il désirait incarner depuis longtemps, ayant même acheté les droits du roman) le manuel d’utilisation définitif de tous ses futurs rôles : visage transformé, observant le monde de loin et en retrait au lieu d’y participer, aimant secrètement la jeune femme d’un couple qui (ironie du sort) est le seul bienveillant à son égard, renversant sa frustration et sa souffrance en des scènes défouloirs et sadiques, et faisant (contre son gré) spectacle public de sa douleur.
Bien que Quasimodo soit très secondaire dans ce récit choral, la caméra aime à appuyer sa souffrance (voir ce plan, par exemple, le voyant découvrir le couple réuni alors qu’il est mortellement touché), le martyrisant régulièrement dans des scènes qui, déjà, révèlent le masochisme extrême du comédien. Chaney donne à ce personnage iconique dans lequel il a trouvé refuge la forme d’un corps de King-Kong (massif, velu), mis à nu comme pour une exhibition de cirque, comme une “chose” ou un objet grotesque issu de l’âge des foires (le Quasimodo de Chaney, comme le King Kong de 1933, sont encore des monstres transitionnels – d’abord pathétiques et repoussants, pas encore vraiment sympathiques) : comme une singularité archaïque et hurlante, traversant ce film Hollywoodien propre et achevé.
Larmes de clown
Victor Sjöström (Seastrom) / 1924
Paul Beaumont, un brillant scientifique, est trahi par son ami qui lui vole le fruit de ses recherches et le ridiculise devant l’académie des Sciences en le giflant. Pour survivre à son malheur, Beaumont intègre un cirque et y devient le clown… (He Who Gets Slapped en VO)
Pourtant, le résultat arrive à transcender ce postulat compliqué, et même souvent à atteindre une réelle grâce. C’est que le style de Sjöström, qu’on a un peu vite résumé à la captation enivrée de la nature et de ses paysages, se formule aussi en une sensibilité exacerbée et multiforme, qui va se loger dans tout, jusque dans les gestes et sur les visages – c’est souvent par leurs expressions que le cinéaste raconte entièrement la scène. Les infinies nuances et changements qui animent le faciès de Lon Chaney (du masque social qui se fendille de douleur, à celui qui se reconstitue pour donner le change) n’ont jamais eu meilleur écrin que dans ce film.
Là où la “nature” chère à Sjöström ressurgit par ailleurs, ce n’est pas tant dans cette unique scène idyllique dehors (quand bien même on notera que ce passage en extérieurs est le seul moment de bonheur authentique du film), mais dans la surprenante sauvagerie que le récit libère à l’occasion, et qui fait comme contrepied à sa petite poésie symbolique à base de cœurs à coudre. Une sauvagerie sanglante (le final) mais pas seulement : ça tient aussi à la brutalité d’un film qui chosifie son personnage jusqu’à lui retirer son nom (« He »), dans un récit qui se repait de sa douleur, entre sentiments éventrés et haine publique de soi, appuyant volontiers sur les plaies (« L’agonie de cette nuit a épuisé [son] endurance, car il y a des limites à ce que l’homme peut supporter et endurer », se délecte un carton). Les numéros du clown en viennent à ressembler à de complexes rituels d’humiliation collectifs, presque tribaux – un archaïsme latent trouvant son apogée dans la scène du lion, qui fait cohabiter le visage rieur et le déchaînement sanglant foutant en l’air le décor et les figures du beau monde, comme si le film entendait la pulsion de cirque de son public et y répondait, mettant en pièces les personnages que le récit les a enjoint à haïr.
Cette magie noire à l’œuvre, qui reproduit dans le film (spectateurs divertis de l’humiliation du clown) ce que vit le public en salle face à Chaney et à ses différents rôles, semble alors enfanter un monstre sous nos yeux, comme on le dirait de l’origin story de certains méchants de comics (on pense au Joker bien sûr, tout sourire lui aussi) : le premier rire qui échappe à Chaney ressemble à une première transformation perçant son corps à sa propre surprise, comme un scientifique imprudent se transformant sous le coup d’une expérience ou d’une potion.
Pour le reste, Larmes de clown rate certaines marches : on peut notamment juger qu’il ne sait pas faire une grande scène de sa fin (se ratatinant dans le pathétique). Le film est aussi parcouru d’une dissonance (qu’on peut cela dit aussi voir comme une qualité) : Chaney reste cet acteur bizarrement aigre et ingrat, qui se met toujours en travers, en amertume rentrée, du couple idéal que le film nous engage par ailleurs à aimer. Sjöström ici lui offre de finalement de sauver ce couple (même si c’est avec des odeurs de suicide qui en ternissent le bonheur futur)… Le film de Browning, trois ans plus tard, ne sera pas aussi conciliant avec l’identification du spectateur.
Le Fantôme de l’opéra
Rupert Julian / 1925
Un fantôme au visage masqué, qui hante les coulisses de l’Opéra de Paris, intrigue pour qu’une jeune cantatrice ait le premier rôle… (The Phantom of the Opera en VO)
L’ensemble, cela dit, pêche peut-être un peu par manque de tranchant. Dans sa deuxième partie notamment, le film semble manquer de cohérence et d’unité, ses péripéties partant un peu dans tous les sens, au gré d’un récit comme rapiécé : le frère du comte apparaît puis disparaît du film aléatoirement juste pour servir une scène de noyade, la foule sait soudain où se trouve le repère du fantôme, les raisons expliquant ce visage sont finalement laissées inexpliquées, tout comme ses liens aux chambres de torture médiévales ou à la seconde révolution… Dans ce film mettant tout au service de l’ambiance et de l’imagerie, les personnages n’ont ainsi pas vraiment d’existence au-delà de ce qui leur arrive à l’écran, sinon occasionnellement pour déclamer un enjeu (la femme est attirée par le monstre car son fiancé lui promet de faire popote plutôt que carrière). Signe le plus flagrant de ce principe, on ne sort jamais de l’opéra (sinon lors de l’escapade finale), comme si tout le monde y habitait.
Plus généralement, il reste en bouche une légère frustration de ne pas voir un meilleur metteur en scène transcender ces situations, quand bien même la machine gothique teintée d’humour avance ici sans accroc – on comprend en tout cas sans mal l’impact que ce film a pu avoir, tant son univers fonctionne.
L’Inconnu
Tod Browning / 1927
Alonzo, “l’homme sans bras”, vedette d’un cirque installé à Madrid, est secrètement amoureux de sa partenaire… (The Unknown en VO)
Pourtant, L’Inconnu se démarque aussi, à sa manière, de la carrière du comédien : des six films de cette sélection, c’est sans doute celui qui propose le projet le plus singulier, le moins inféodé au système Chaney ou aux codes du divertissement horrifique. Et c’est peut-être aussi pour cela qu’il m’a moins touché… L’Inconnu n’est en effet pas un film facile : il a ceci de plus retors que Freaks (futur sommet de la carrière de Tod Browning) que le personnage “monstrueux” n’y est pas à même d’attirer la moindre sympathie. Le caractère habituellement amer et ingrat des héros de Chaney, alors même que son visage est ici laissé intouché, a cette fois comme pris le pas sur son humanité potentielle – un peu comme si la noirceur latente et cumulée des précédents rôles du comédien, et de leurs visages, l’avait définitivement gangrené de l’intérieur. Le fait que Chaney, par la dissimulation mensongère que son personnage fait de son corps valide, semble ici nous dévoiler les coulisses de son travail de maquilleur et de ses trucs, n’est pas sans rajouter à cette impression de mise en abyme étendue à l’échelle de toute une carrière.
Browning filme toutes ces choses profondément noires et pulsionnelles (la jalousie, le désir de possession, le traumatisme de la jeune fille qu’on devine découler d’attouchements ou de viols, jusqu’aux extrêmes délirants et macabres de l’opération ou du final) avec la plus grande délicatesse du monde : les cadres sont d’une grande pudeur, comme attentifs aux douleurs de chacun, jusqu’à poser une curieuse distance visuelle (une tulle posée devant l’objectif, à l’effet plus occultant que romantique) dans les scènes du couple principal.
On peut évidemment questionner le final de ce film qui, en dernière instance, sauve le couple idéal et normal au détriment du monstre. Mais ce couple modèle, pas si évident, se construit dans l’apprentissage du respect et du consentement, et Browning aura entre temps réussi ce curieux tour de passe-passe, à travers les obsessions de son héros, de nous faire sentir la présence de ses deux bras nouveaux comme une difformité, comme une monstruosité dont il devrait avoir honte… Je suis en tout cas assez partagé sur cette conclusion : le film aurait peut-être gagné en pureté en suivant sa stricte courbe tragique et la folie de son personnage, en terminant sur sa douleur (il manque ici un final à la hauteur de la relance macabre qui se joue alors dans le récit).
Bref, L’Inconnu laisse globalement le sentiment d’un film âpre et peu aimable (c’est peu de le dire), mais c’est aussi ce qui fait sa singularité.
Londres après minuit
Tod Browning / 1927 [reconstruction]
Le richissime Roger Balfour, retrouvé mort dans sa demeure, est déclaré suicidé par la police malgré les doutes de ses proches. Cinq ans plus tard, sa maison abandonnée est reprise par deux sinistres personnages… (London After Midnight ou The Hypnotist en VO)
La seule manière d’en juger par soi-même est une reconstruction de 45 minutes réalisée en 2002, recomposant le film comme elle peut à coup de panoramiques et de zooms sur les photographies de plateau (étonnamment nombreuses, et couvrant la plupart des scènes), le tout rythmé d’intertitres tirés du scénario.
Il est évidemment difficile de juger d’une œuvre ainsi, ou plus précisément de ne pas en tirer de conclusions trop hâtives. Car à première vue, si l’imagerie gothico-cluedo du film est réjouissante, difficile de ne pas rejoindre les critiques de l’époque : au vu de cette reconstruction, le récit de Londres après minuit est au mieux bizarroïde, au pire passablement boiteux, compensant une forte unité dramatique (deux maisons pour seuls décors, un récit résumé à deux nuits, une poignée de personnages isolés) par un amas de nœuds scénaristiques tentant de justifier le fin mot de l’histoire – une révélation finale qui, aussi ludique soit-elle, ne tient pas vraiment debout. Les quelques moments gothiques, dont les photos de tournage ont rendu le film légendaire, ponctuent de longues plages assez théâtrales, où tous les personnages sont réunis dans l’espace statique du salon sans manifestement trop savoir quoi faire de leur corps, alors que tout se joue dans le dialogue. Le principe-même de surveillance entre les deux maisons est une configuration de pur face à face, un bon paquet de scènes consistant à s’observer du jardin aux fenêtres d’en face.
Évidemment, difficile de savoir là-dedans ce qui relèverait de la singularité géniale ou de la maladresse, ou encore de deviner ce que l’interprétation, le rythme ou la mise en scène auraient pu faire ressentir et comprendre par-delà ces intertitres qui nous sont parvenus. L’idée même de l’hypnose et de son flash-back ouvrent de belles possibilités de narration par l’image, pour quiconque saurait s’y prendre.
Mais ce que révèlent surtout ces entrechats scénaristiques en cascade, c’est combien l’acteur Lon Chaney est devenu à ce stade un matériau méta : encore une fois, on voit le comédien se déguiser au sein du récit, mettre ou enlever ses accessoires – bref, mettre en scène son travail de métamorphose en monstre. Ce n’est pas moins de deux rôles qu’endosse ici le comédien : le public reconnaissant immédiatement Chaney dans l’un, et imaginant bien que le monstre d’en face (ce clou du spectacle) ne peut être que l’acteur lui aussi, on aboutit à cette situation bizarre où le spectateur, d’emblée, en sait plus sur l’intrigue que les personnages eux-mêmes.
Cette dérive se traduit également par le fait que si Chaney est visuellement présent à l’image, son personnage typique, avec son carnaval de motifs psychologiques, a lui totalement déserté (tout juste reste-t-il un vague soupçon de sentiment contrarié de l’inspecteur pour la jeune fille des lieux). L’Inconnu semble avoir emporté avec lui, dans sa chute, son monstre de douleur et de psyché torturée, et c’est peut-être la raison pour laquelle le vampire que crée ici Chaney est avant tout ludique, grotesque, bouffon – d’ailleurs introduit dans le film via le comique des deux domestiques terrorisés. Loin des figures hiératiques et pâles qui peupleront le genre, le vampire de Chaney tient plutôt de la gargouille ou du cartoon inquiétant, gros corps replet dont on se demande bien comment ses ailes pourraient le porter, en même temps que son costume mi-bourgeois mi-forain semble délirer l’apparence des gens de bonne société.
Le sadisme jouisseur qui semble émaner de ce personnage, quoique tamisé par une séduisante ambiance gothique (alors semble-t-il très à la mode), c’est tout ce qui reste visiblement ici de la matrice des personnages de Chaney. Est-ce qu’il faut pour autant faire de ce monstre-parodie un point final révélateur de sa fin de carrière ? Pour moi qui n’en ai vu que peu de films, c’est évidemment très artificiel de le postuler. Il semble d’ailleurs que dès 1925, dans The Monster, Chaney mêlait déjà l’horreur à la comédie, voire à la parodie de ses rôles habituels. Mais peut-être peut-on voir malgré tout, dans cette acmé, quelque chose de l’ordre de la fuite en avant : dans son premier et unique film parlant (avant qu’un cancer ne l’emporte), remake d’un film de ventriloques qui avait lancé sa collaboration avec Browning en 1925, Chaney se retrouvera à jouer jusqu’à cinq voix différentes… “L’homme au mille visages” était peut-être condamné, à la longue, à multiplier les masques et apparences comme on multiplierait les virtuosités pour ne pas lasser l’attention du public, laissant derrière lui les trésors d’empathie noire qui étaient, avant toute autre chose, le cœur secret de ses interprétations.
Notes
2 • Ce n’est pas le seul film-clé de la filmographie Chaney à avoir disparu – comme tous ses collègues muets, sa carrière souffre de la massive disparition de copies propre à la période (entre 70 % et 90 % des films muets nous manquent aujourd’hui, selon les estimations). Au-delà de The Miracle Man donc (son premier grand succès, et semble-t-il un excellent film), on peut citer toutes ses premières réalisations en tant que metteur en scène (une série de courts autour de 1915), la plupart des premiers longs-métrages auxquels il a participé, L’île au trésor de Maurice Tourneur (1920) où il jouait deux pirates, ou encore un autre film tourné avec Victor Sjöström (La Tour des mensonges, 1925, adaptation de L’empereur du Portugal de Lagerlöf), où il interprète un vieux fermier.
Voilà une collection qui donne très envie. Notamment Londres après Minuit. Je ne connais pas vraiment Browning (à part Freaks, Les poupées du diable et les deux Dracula), ce serait l’occasion d’approfondir. Notre Dame a l’air d’être aussi un film particulièrement spectaculaire et d’après ce que tu dis assez troublant par certains de ses propos.
Oh Benjamin désolé, j’avais raté ton message ! Oui “Londres après minuit” je conseille, la reconstitution est pas longue (45mn) et elle est sur youtube (pour une fois c’est pas si grave de voir un film sur youtube, ce ne sont que des images fixes). C’est très marrant de se surprendre à imaginer des mise en scène possible pour le point de départ qu’on voit là.
“Les poupées du diable”, ça vaut la vision ?
“Les poupées du diable”, tu peux le voir (il y a des chances qu’il soit encore sur la plateforme d’Arte). Film plutôt court où l’épouvante de laboratoire au milieu des marais se mue très vite en comédie dramatique à Paris entre gens de peu, riches banquiers et travestissement. Je glisse un lien sur mon nom. Et cool pour celui laissé sur Londres après minuit.