À Kobe, au Japon, quatre femmes trentenaires partagent une amitié sans faille. Du moins le croient-elles.
Légers spoilers.
Senses, qui nous présente un tout nouveau réalisateur déjà promis à être un nom important du cinéma de son pays, ressemble très fort à la "prochaine" étape d’un genre typiquement japonais : celui de la chronique familiale douce-amère. Un genre qui, sous sa forme contemporaine, prendrait ses racines chez Shinji Sōmai, verrait son esthétique s’épanouir dans les années 90, et atteindrait son acmé chez Kore-Eda – où ce cinéma ressemble désormais à de la dentelle, à un sommet de tact et de touché, de non-dits calmes et rentrés, tout en affects subtils.
Senses ressemble en quelque sorte au successeur de cette forme, à sa prochaine étape. À l’habituel travail de dentellière, il oppose une brutale essentialisation des situations, leur conceptualisation, leur mise à plat – qui est aussi celle de l’image numérique, dégueulasse de platitude. Plus de belles transitions, plus de jolis contournements : à présent, les dialogues appliqués, voire laborieux, s’étendent indifféremment sur des scènes entières, qui englobent la totalité de la conversation, d’un bout à l’autre ; les situations s’empilent comme autant de cubes bruts, non affinés, non dégrossis. Au naturalisme 90′ délicat succède ainsi une logique qui serait davantage celle de la captation : les cadres sont fixes et systématiques (tremblant même avec le décor dans la scène de bus, comme une caméra de surveillance qu’on y aurait accrochée), la mise au point est parfois à l’ouest, le son d’ambiance peut prendre le dessus sur la parole, l’image est traversée d’inquiétants et ravissants contre-jours… Autant d’imprévus et d’aléatoire, qui font ressembler chaque échange à une performance qu’on aurait capturée à l’aide de multiples caméras, et qu’il nous faut expérimenter en entier.
Le désarçonnement qu’on ressent devant cette sensation de captation sèche, ingrate, c’est un peu le voyage que nous fait faire le film : celui-ci semble d’abord très lisse, tout comme la relation des quatre amies. Or il n’est pas tant question de subvertir cette belle surface (ce à quoi le genre, friand d’ironie dramatique et de certitudes, nous avait habitué) : c’est plutôt au fur et à mesure de scènes anodines que la caméra ne lâche pas, dans l’expérience de la durée, que les caractères et les situations se creusent, se sculptent lentement en direct, jusqu’à atteindre des abysses. Le processus tient presque de l’hypnose : en témoignent ces moments où deux personnages, après de longues minutes de discussion, se mettent à se regarder droit dans les yeux – et où le cadre, comme aspiré par ces visages qui le scrutent face caméra, semble rentrer en phase de transe. Des vérités crues et hallucinées découlent alors de ces bouches, avec une bizarre évidence, comme les confessions de quelque pythie… Cette façon qu’ont les scènes de plonger à l’intérieur d’elles-mêmes est saisissante – jusqu’à ce passage halluciné à l’hôtel, à la fin du chapitre 2, qui ressemble presque à un rituel de réincarnation.
C’est d’ailleurs de cette même façon que se fait progressivement jour l’oppression masculine de ce monde, d’abord littéralement invisible aux regards (puisqu’elle est le fait d’hommes discrets et sympathiques), mais dont la pernicieuse évidence devient absolument étouffante après deux heures de film. Cette sensation d’une vérité là, offerte à la vue de tous, mais qu’on n’arriverait pas à voir tant elle est flagrante, telle la lettre volée posée au beau milieu d’une pièce qu’on fouille, est un décalque parfait de cette invisible évidence qu’est la phallocratie.
Le principal problème de Senses, c’est sans doute qu’il promet trop, et frustre en conséquence. À ce titre, la découpe du film originel en trois épisodes (et en cinq chapitres passablement artificiels) est une catastrophe : à l’immense fresque que semble annoncer le premier opus (où la disparition de Jun a l’air d’un prologue, d’un point de départ), succède deux films très courts, et une série de péripéties rapides qui déjà semblent nous mener vers la fin. Ces longues scènes où la parole se déroulait, qui faisaient tout le sel du premier volet, laissent alors place à une narration plus convenue, faite d’agréables enchaînements et croisements de lignes narratives. Ce qui n’est pas sans beauté (voir la façon dont Jun, personnage devenu "clandestin", se ballade dans le récit comme un fantôme), mais la singularité de ce qui faisait le film se dilue alors un peu… Il est probable que dans le cadre d’une séance unique, ces changements de structure donnaient une impression bien différente (accélération ? délitement ?). On pourrait encore citer d’autres problèmes irritants : la libération finale au matin, très conventionnelle, ou encore cette bienveillance molle avec laquelle est filmé l’art contemporain, dans sa relation béate avec le public notamment…
Tout cela n’empêche pas Senses d’être la seule chose réellement neuve et enthousiasmante qu’on ait vu sur nos écrans depuis longtemps. C’est suffisamment rare pour qu’on s’en réjouisse, et qu’on reconnaisse d’ores-et-déjà ce film pour ce qu’il est : une étape importante de l’Histoire du cinéma récent, tout simplement.
Film en trois parties : Senses 1&2, Senses 3&4, Senses 5.
En un seul film sous le nom Happy Hour (Happī Awā en VO).