Les Amandiers Valeria Bruni-Tedeschi / 2022

Fin des années 80. Stella, Etienne, et Adèle, vingt ans, passent le concours d’entrée de la célèbre école de théâtre des Amandiers…

Légers spoilers.
 

On reconnaît parfois la qualité d’un film à sa capacité à convaincre malgré un matériau détestable. Pour qui est fatigué du cinéma d’auteur français, Les Amandiers est une sorte d’antéchrist : concentré autobiographique nombriliste, milieu bourgeois en vase clos, instabilité émotionnelle valorisée, toxicité humaine à tous les étages, éloge de l’excès et de comportements merdeux filmés comme des “pulsions de vie”, incapacité à concevoir le métier d’acteur ou d’artiste autrement que comme une continuelle transe impudique, partagée entre outrance et hurlements…

Cette plongée bras tendus dans les pires clichés du cinéma français contemporain (et dans les années 80 qui en sont la matrice) impose au film quelques limites : on a de sérieuses difficultés à le suivre dans son final, par exemple, qui parie sur notre empathie pour des personnages qui n’ont été qu’irritants, et qui célèbre une mise en scène de soi (littéralement, l’actrice n’a alors plus besoin de partenaire) qui fait ressembler le dernier plan tout sourire à un miroir terrifiant, où la réalisatrice se mirerait amoureusement…

Il reste que Tedeschi convainc totalement par la force d’incarnation de son projet. Se présentant comme une sorte d’excuse pour bouffer des yeux le talent d’une nouvelle génération d’acteurs, Les Amandiers est remarquablement ancré dans le sol et la chair, à l’image de cette photo façon pellicule charbonneuse qui renvoie le récit à sa matérialité, à sa texture, à sa vibration. Regarder la vie est ici un spectacle et un plaisir de tous les instants, qui fonctionne comme une sorte de validation par l’exemple du propos plus que discutable de la réalisatrice (et qu’on pourrait résumer à : tous les excès de l’époque étaient légitimes, car au moins on s’y sentait vivant).

Et c’est justement sur ce plan que le film interpelle : par sa capacité (un peu comme Licorice Pizza cette année d’ailleurs) à recréer et à regarder un passé autrement qu’à travers les grilles de lecture du présent. En refusant d’intercaler entre le récit et notre regard le filtre d’un jugement contemporain, Tedeschi nous replonge dans l’époque avec bien plus de force et de viscéralité que ne le ferait tout effort de reconstitution à clins d’œil historiques (ici résumés au SIDA, à la drogue, et à quelques tubes). Il y a tant ici pourtant, dans les comportements décrits, qui soit propre à faire hurler l’époque contemporaine (et souvent à raison), tant de scènes dont on attendrait par réflexe qu’elles intègrent une forme de condamnation, ou du moins une démonstration de l’impasse humaine qu’elles constituent… Chéreau harcelant sexuellement un élève ou humiliant une autre, telle jeune fille abusant d’un adulte inconscient sous l’œil amusé de tous, les deux professeurs se droguant abondamment : tout cela est clairement désigné dans le film, mais avec une surprenante disponibilité morale (les propos mêmes de Tedeschi en interview montrent que l’intention derrière cet affichage ouvert n’est pas forcément toujours celle que nos regards voudraient en déduire).

Sans compter ce qui échappe à la réalisatrice : le film a beau rire par exemple des effets de transe narcissique sur lesquels il débute (le lyrisme des toutes premières auditions, confrontées au pragmatisme amusé du jury), c’est pourtant exactement ce qu’il célèbrera dans sa scène finale. Le personnage de Suzanne Lindon, que Tedeschi dit avoir ajouté pour apporter un regard extérieur au sérail des élus, donne surtout l’impression, par le ridicule de ses remarques et son côté intrusif, d’être un échantillon représentatif de ces “simples humains”, ces non-génies, qui osent emmerder la troupe de demi-dieux tolérant avec patience ce spécimen entre leurs murs, et dont le rôle (elle tient le bar) est littéralement de les servir. Ou pourrait encore citer le personnage d’Etienne, cliché d’amant ténébreux-qui-souffre censé fasciner notre regard romantique, et qui détourne sans cesse le film de ce qu’il a de plus intéressant (à savoir la troupe), la réalisatrice étant visiblement encore la seule à voir autre chose qu’une tarte à la crème éculée dans cette figure d’amant abusif…

Nous sommes finalement dans un cas rare où l’affaire qui a éclaté autour des Amandiers n’entrave pas le film, n’en gêne pas la vision, mais continue, confirme et en poursuit l’intention. Au-delà même des accusations d’emprise et de viol conjugal envers Sofiane Bennacer, redoublant dans le réel ce rôle de personnage toxique auquel la caméra pardonne tout, ce qui s’est déroulé autour du tournage (continuer avec l’acteur au prix de l’omerta de toute une équipe, la relation entre la réalisatrice et son comédien qui rejoue à la vie comme à l’écran l’histoire qu’elle a vécue par le passé, et jusqu’à la manière malmenante de diriger les acteurs1…) ne fait que mettre en application la thèse du film – ce film qui continue à penser que rouler très vite en criant sur la route est une preuve qu’on vit. Si l’affaire médiatique fait se confronter deux générations et leurs visions du monde (le monde artistique intense et déraisonnable des années 80, et celui, moral et peu enclin à se laisser faire, des années 2020), le scandale ne fait que mettre en lumière la dimension de “manifeste” de ce film qui clame que le monde a perdu l’essentiel, y compris artistiquement, en choisissant la raison, la sécurité, et le respect d’autrui.

On pourra être en désaccord avec ça, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais ce film de Tedeschi, en ce qu’il est aussi son plus réussi (son premier long semble avoir été tourné par une autre, tant le gouffre qualitatif est béant), a au moins pour lui l’argument de sa force de frappe : peu de films, cette année, ont eu l’air aussi vivants et incarnés que celui-ci. Et il y a quelque chose de doucement absurde et inattendu à ce que l’œuvre typique d’une tour d’ivoire bourgeoise et parisienne, cette quintessence d’un cinéma d’auteur autiste et clos sur lui-même, se retrouve soudain catalyseur des débats profonds agitant le pays et du divorce entre les valeurs de deux époques.

 
 

Notes

1 • Sur toutes ces questions, impossible évidemment de ne pas renvoyer au déjà célèbre texte de Mona Chollet, qui propose certes une brillante analyse de ces entrelacs (à partir, notamment, du documentaire making-of récemment sorti en salle), mais qui se voit à son tour renvoyé à ses propres projections contemporaines et à ses biais – comme en témoigne le post d’un des acteurs, Vassili Schneider, sur son instragram (post curieusement effacé depuis) : « Il est inutile d’avoir “très mal” pour moi. Le tournage de ce film a été l’expérience la plus enrichissante que j’aie eue. En ce qui me concerne, il n’y a eu que du positif. Valeria nous a aidés à nous dépasser, à sortir de nos zones de confort, mais toujours avec énormément de bienveillance. Oui, j’ai dit qu’“on essaie de creuser les choses qui nous détruisent le plus”, mais ça fait partie du travail d’acteur. Tout acteur essaie de se mettre émotionnellement le plus à nu. C’est notre travail et je trouve injuste d’accuser Valeria sur sa manière de nous avoir guidés dans ce processus. Si j’ai eu envie de me livrer ce jour là devant Valeria et la caméra de Karine Silla, c’était de manière lucide et consentante. Personne ne m’a forcé, je ne me suis jamais senti contraint d’une quelconque façon. Les “directives psychologisantes” de Valeria, que vous jugez inutiles pour la réussite d’un film, se sont révélées au contraire pour moi extrêmement bénéfiques, libératrices et m’ont fait grandir. Je vous prie de ne pas m’instrumentaliser… Ne faites pas de moi une victime de Valeria Bruni-Tedeschi. ».
 

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