Kalpana Uday Shankar / 1948

Udayan, jeune metteur en scène de talent, rêve de créer un centre académique où les arts dansés de l’Inde pourraient reprendre vie…

Quelques spoilers + un petit avertissement : ma connaissance du cinéma indien des années 50 reste très limitée, et devient inexistante pour ce qui est des années 40. Les hypothèses que je fais ici sur la période et ses jeux d’influence sont donc à prendre avec d’énormes pincettes !
 

Kalpana (littéralement « imagination », ou « fantasme »), film pas loin d’être continuellement chanté et dansé, est longtemps resté invisible pour des questions de droits, et fut seulement récemment restauré par la précieuse World Cinema Foundation1 de Martin Scorsese. C’est une sorte de “film-monstre” foisonnant et débordant, qu’on ne sait pas très bien par quel flanc aborder.

On peut peut-être commencer par ce qui y rebute : l’incroyable ego du projet. Cela semble être une constante d’ailleurs, puisqu’on retrouvera la même chose dans le cinéma populaire d’auteur des années 50 (décennie dont Kalpana semble être une sorte de point zéro), comme avec Raj Kapoor qui se lamente de la malédiction de son trop beau visage dans Aag, ou avec Guru Dutt traînant dans L’Assoiffé son statut de poète maudit, seul être lucide face à une société toute entière à jeter. Du coup, en voyant ici Shankar se mettre lui-même en scène comme un génie visionnaire, qu’il joue à l’écran sous son vrai nom, en faisant l’apologie glorieuse du centre culturel qu’il a lui-même créé dans la réalité, tout en se peignant comme l’objet de convoitise de deux femmes qui se le disputent tel un Dieu2, on se dit qu’il y a tout de même ici une récurrence qui ne doit pas relever du hasard… Peut-être est-ce à lier à une autre récurrence visible : au fait que cette mégalomanie est indissociable du tableau désolé d’une Inde pauvre et analphabète sous le vernis de ses élites, dans une lamentation face à ce que l’Inde n’est pas. Tourné alors que le pays gagnait son indépendance, Kalpana se présente en effet très explicitement comme un manifeste politique, une démonstration même, de ce que l’Inde pourrait être si le pays repartait de ses racines culturelles3 pour mieux bâtir le futur.

Ce côté démonstratif se retrouve dans la narration-même, dès cette ouverture satirique aux ressorts grossiers, face à la figure d’un producteur cupide (satire outrée qui, cela dit, voit strictement juste : quelques années plus tard, les producteurs et leurs recettes éculées vont en effet laisser place à des cinéastes-artistes créant leurs propres studios). Il résulte de ce didactisme pataud que Kalpana est un film plutôt bizarre et précipité sur le plan du récit, souvent joué avec les pieds (à commencer par le réalisateur-acteur lui-même, tout sourire vaseux et regard exorbité comme sous cocaïne4), sautant d’une scène à l’autre avec impatience sans qu’on en ait toujours bien compris les enjeux, et sans laisser une seconde de répit au spectateur.

C’est d’autant plus surprenant que face à cette maladresse narrative, les scènes de chant et de danse font preuve d’une parfaite maîtrise formelle. Si la danse se présente ici un peu différemment que dans les films Bollywood qui suivront5 (elle est encore ici souvent déconnectée des élans des personnages, trouvant toujours l’excuse de la représentation ou de la scène – comme dans les comédies musicales hollywoodiennes des années 30 –, ou bien encore le prétexte d’un rêve que fait le héros…), elle reste néanmoins on ne peut plus éloignée d’une plate captation théâtrale. L’ampleur cinématographique de ces chorégraphies est en effet frappante (et ce bien au-delà du folklore costumé qu’on y déploie), que ce soit par le jeu des cadrages, par les transformations multiples du montage (passant d’un décor à l’autre sans qu’on ne le remarque par la simple grâce d’un raccord de geste), ou encore par des expérimentations qui témoignent d’un héritage conscient des avant-gardes : expressionnisme présent même hors des scènes dansées (dès la séquence du professeur violent), surimpressions et fracturations multiples de l’image, etc.

Face à cette science visible qui se déploie à l’écran, on a surtout l’impression de contempler la boîte à outils originelle, encore un peu vaine et trop saillante, dans laquelle les cinéastes des années 50 n’auront plus qu’à piocher pour proposer de ces danses une version plus habitée, plus fondue dans la continuité du récit et ses enjeux émotionnels, via un geste artistique moins explicitement expérimental ou exhibé. Mais quand bien même Kalpana peine à impliquer humainement (sa nature de projet éducatif édifiant l’en empêche, tout comme la pauvreté de l’écriture de ses personnages), le film d’Uday Shankar ne se vit pas comme le simple brouillon du Bollywood futur : il ressemble plutôt à sa forme trop-pleine et instable. Dans cet inventaire infini, impossible, que le film entend faire de toutes les danses du sous-continent indien, jusqu’à aboutir à cette heure finale continuellement chorégraphiée, c’est une véritable montée de fièvre, une sorte de transe, qu’organise le film qui y mêle l’ivresse vulgaire de l’argent accumulé et la montée du désir (via le gag à la fois beauf et satirique de “l’excitomètre”). Kalpana, pour le dire autrement, devient vite proprement épuisant, un épuisement qu’il met d’ailleurs lui-même en scène (la montée finale des marches jusqu’à en crever, le héros s’écroulant de fatigue, ou le public se mélangeant aux danseurs dans la confusion générale).

On traverse ce show brillant et harassant avec le besoin régulier de faire pause, à la fois irrité et déçu des multiples failles du projet, et en même temps émerveillé par ce qui semble être un réservoir sans fin à images fortes et à grandes scènes dansées… L’âge d’or de Bollywood, ici, se présente au stade précoce d’un bouillon à ébullition, tout prêt à exploser et à répandre son art sur le cinéma national.

 
 

Notes

1 • Je dois dire, malgré l’immense respect que j’ai pour cette institution qui ressort un à un des films que j’essaie de voir depuis 15 ans, que les choix de Scorsese (ou du moins de son équipe) laissent apparaître une ligne éditoriale qui a ses limites : un goût pour les films à grande virtuosité formelle et au geste artistique voyant, souvent marqués par un “concept” ou par une originalité vis-à-vis des normes et genres de leur époque. D’où le côté régulièrement déceptif de films qui se présentent souvent comme des objets singuliers, généreux, offrant nombre d’extraits splendides à la pelle, mais pas toujours capables d’être un “tout” convaincant. Pour l’instant, La Momie (grand chef-d’œuvre des années 60) est l’un des seuls films que j’ai vus de leur sélection à tromper ce modèle.

2 • Il y a cela dit un probable rôle symbolique à ce binôme féminin, qui vient exprimer une sorte de dualité de l’artiste, tiraillé entre pragmatisme et idéalisme : une femme “mauvaise” qui l’introduit aux riches mécènes et qui permet à son art d’exister, et une autre (venue de l’enfance, de l’origine) qui lui rappelle la foi et l’intransigeance qu’il doit avoir en son art. Un tableau rendu d’autant plus étrange par le fait que c’est précisément la “mauvaise femme”, la conspuée, qui suggère pour promouvoir le centre culturel d’en faire un film – celui-là même que le spectateur est en train de regarder en salle (alors même que le cinéaste à l’écran refuse l’idée, prétextant que « dans [son] pays, les films font plus de mal que de bien »).

3 • Cela se fait d’ailleurs au prix d’un nationalisme outré, même si c’est évidemment plus que compréhensible au vu du contexte (un pays qui est en train de se débarrasser du colon anglais) : voir par exemple le passage des vêtements indiens pour rentrer dans le centre…

4 • Je me suis demandé si, dans la continuité de l’héritage culturel indien célébré par le cinéaste, il n’y avait pas là un reste du jeu facial du théâtre sanskrit (avec ses expressions de regard soulignées et très codées – le netra abhinaya), dont Shankar aurait pu garder l’habitude après des années de scène. Cela dit, comme il est le seul de la troupe d’acteurs à jouer ainsi, cela dysfonctionne quoiqu’il arrive…

5 • L’héritage du film sur le cinéma hindi populaire et musical (qui dans les années 40, si j’en crois les quelques textes dédiés au film, ne ressemblait pas à cela) semble en effet imposant. Kalpana, mal accueilli par la critique conservatrice, restera à l’affiche six mois dans les cinémas de Calcutta, mais ne sera pas un succès au box-office. Par contre, il sera vu par de nombreux cinéastes, et les équipes ayant bossé dessus travailleront pour d’autres réalisateurs dans les années qui suivent. Les textes tracent ainsi des filiations avec plusieurs grands noms des années 50. Quelques-uns sont surprenants, comme Satyajit Ray (dont le cinéma semble on ne peut plus éloigné de tout cela, et qui aurait pourtant vu Kalpana 16 fois). Mais d’autres liens avancés sont plus évidents : les danses à grand spectacle du blockbuster fondateur Chandralekha (tourné dans la foulée), le cinéma de V. Shantaram, ou encore le Awaara de Raj Kapoor (dont la scène rêvée semble en effet directement influencée par certains passages dansés de ce film). L’influence la plus lisible à mes yeux novices reste celle que semble avoir le film sur le cinéma de Guru Dutt, réalisateur qui a d’ailleurs été formé à l’école de danse d’Uday Shankar en 1941, et qui était assistant sur le tournage de Kalpana.
 

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