France Bruno Dumont / 2021

France de Meurs est la journaliste vedette d’une chaîne de télévision privée…

Légers spoilers.
 

C’est un objet au plaisir bizarre que ce France de Bruno Dumont, à la fois totalement surligné et transparent dans son propos, d’un excès presque caricatural et lourdaud dans ce qu’on attend de lui (une satire du monde des médias et de la société des apparences1), et qui pourtant trouve sa valeur dans la force d’incarnation d’un tel programme. Le film est tout entier à l’image de ces multiples travellings avant qui vont radiographier le visage de son héroïne (et le dysfonctionnement progressif de ce masque blafard, auquel échappe de plus en plus de larmes et de laideur) : le film se concentre sur un élément simplet, mais il se concentre malgré tout, y pousse toute ses forces d’observation, comme on articulerait pleinement un mot soigneusement choisi et répété, alors que la musique transforme l’exercice en sorte de trip halluciné. Il découle une certaine fascination de cette inscription forcenée, obstinée, d’une idée à l’image.

Cet acharnement s’habille d’une recherche de pureté aux accents macabres – ces lumières blanches, de plus en plus blanches (jusqu’à l’extrême de ce moment en montagne) qui donnent aux acteurs des allures de créatures SF. Ce principe chez Dumont n’est pas neuf, et il a évolué au gré des films : tout comme Guillaume Desfontaines avait repris et exagéré cette photographie à partir du travail d’Yves Capes sur Hors Satan (noirs denses, visages blafards, saturations éparses), David Chambille, nouveau chef-opérateur de Dumont, la pousse encore plus loin, dans des extrêmes (blancs cramés, contraste outré) évoquant presque une image crâneuse de télé OLED, qui voisine sans mal avec les quelques plans de caméras TV qui parcourent le film. La scène de l’accident de la route aux plans glissants semble ainsi tout droit sortie d’une esthétique publicitaire – mais c’est tout le film, plus généralement, qui fait glisser ses fantasmes de pureté vers le kitsch et la saturation, filmant son héroïne en pietà et vulgaire créature TV tout à la fois. De l’appartement infernal (sombre, saturé, baroque) aux restaurants plaqués or, c’est l’image du film entier, comme trop fiévreuse de ses envies d’absolu, qui semble dégueuler tout ce qu’elle a d’obscénité latente.

Ce balancier entre pureté et vulgarité, qui semble autant hésiter que son héroïne face au monde (est-ce un moment vrai ? un moment faux ?) ne fascine qu’un temps. Le projet de Dumont donne bientôt l’impression de radoter ses scènes, répétitif et cyclique, sans rien y amener de plus (sinon des péripéties, comme l’accident, qui sont au fond sans grand effet narratif) : le temps s’est cassé, comme si le spectateur et son héroïne, coincés dans la matrice, crapahutaient de salvations premier degré en dégradations ironiques, sans trop savoir ce que le film attend d’eux2 – une situation d’inconfort permanent où le cinéaste prend visiblement son pied (doit-on par exemple s’émouvoir, ou rire noir, de cette scène devant le mémorial de la fillette ? France sait-elle elle-même si elle joue ou ressent quelque chose à ce moment précis ?). Tout singulier que soit ce projet de malmenage du spectateur, pas sûr qu’il en ressorte quelque chose de plus qu’une expérience nauséeuse de montagnes russes… Tout le dernier tiers finit par consister à se demander à chaque minute si l’on n’est pas en train de regarder, là tout de suite, le dernier plan du film, qui va faire sens sur un cut au noir du plus bel effet3 ; et finalement, c’est le moment le moins évident que choisit Dumont pour faire point final, celui qui ne sait plus regarder en son héroïne qu’une pure expression de son milieu social. Depuis la fin de Ma Loute, la morale de Dumont ne semble pas avoir bougé : chacun chez soi et entre soi, et tant pis pour les fêlures, pour les possibles, qu’on aura pu envisager.

 
 

Notes

1 • Là-dessus, et jusqu’à ce punk totalement théorique clôturant le récit (des punks arpentant les rues de Paris en 2020 ?), force est de constater que le monde que décrit Dumont n’existe pas. La conception du reportage, décortiquée par une longue scène didactique, ne correspond ainsi pas à la manière de mettre un scène un segment JT ; aucune figure de journaliste de terrain “star” n’existe en France (et encore moins une qui soit riche à ce point – le milieu décrit par le film, pour le coup, serait plutôt celui de son actrice principale) ; et aucun journaliste de terrain français n’est parallèlement une figure de talk-show sur chaîne d’info continue… Cet excès de faux est tel qu’on a du mal à y voir des maladresses, et c’est là peut-être simplement la manière, pour Dumont, de se débarrasser d’emblée du soupçon de satire comme objet profond de son film, pour simplement en faire sa matière, un outil pour peindre le règne mondial du faux, ou pour parler du monde des ultra-riches. Car il ne sera évidemment question que d’eux : comme souvent chez Dumont il n’existe rien dans ce monde, aucune nuance, aucun intermédiaire, entre la haute bourgeoisie et les tronches populaires qui alignent à peine trois mots en extase devant les présentatrices de JT…

2 • Sur ce point, je rejoins les observations de Murielle Joudet et Charlotte Garçon, dans une discussion stimulante sur le film dans “La Grande Table critique”.

3 • Dans ce dernier tiers, chaque moment semble être une possible résolution du film, et donc une scène signifiante et inspirée à prendre au sérieux (nous poussant à considérer gravement des moments qui se révèlent finalement n’être qu’ironiques, ou factices). Ce qui rend très vite le spectateur méfiant et gêné face à chaque scène – exactement comme France croit à plusieurs reprises enfin toucher à l’authenticité, pour se rendre compte qu’elle a encore buté contre une image, une fabrication, un faux décor de plus.
 

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