Léger spoilers.
En se confrontant aux productions mainstream et à la logique des studios, le cinéma de Roger Eggers se retrouve pris à un curieux carrefour. D’une part, les nécessités du spectacle, comme celles d’un rythme soutenu, débarrassent enfin le style d’Eggers d’une partie de sa pose ; mais d’un même geste, cette absence de patience et d’attention empêche à la recherche d’authenticité documentée qui a toujours caractérisé ses films (ici le fonctionnement des différents espaces du village, les usages et coutumes…) de tout à fait se déplier comme il le faudrait, se retrouvant comme enchaînés et neutralisés dans les nécessités du récit. Noyée dans les palabres conventionnelles des histoires de vengeance et du décorum médiéval, la substance intime des personnages a elle aussi peu de place pour s’épanouir (voir Ana Joy Taylor tenir un rôle si transparent fait vraiment de la peine), et peu des enjeux profonds du film se retrouvent au final réellement incarnés (voir le soupçon de l’inceste, réduit à petit frisson d’horreur passager).
Bon an mal an, le film sait cependant faire sa route, et proposer de belles visions, Eggers ayant assez de virtuosité et de talent visuel (si l’on ferme les yeux sur quelques dérapages bien kitschs) pour ne pas nous endormir. Les nuits notamment, monochromes et quelque peu mentales, sont très réussies ; et quand le film s’installe dans le village islandais, décor bien plus simple et épuré donnant soudain à l’ensemble des atours d’humble série B, le cinéaste retrouve un peu de ses moyens et parvient à mieux nous impliquer.
Reste toujours la question béante du cinéma d’Eggers, criante ici : qu’est-ce qu’il a à dire ? Le style d’Eggers est une proposition fixe, qui consiste à approcher le film de genre de manière historiquement sur-documentée (première bizarrerie), mais aussi à le faire de manière littérale, en prenant les croyances des personnages au pied de la lettre, dans un geste vériste paradoxal (puisque le fantastique est décrit, lui aussi, comme une série de faits établis ; cela ressemble, en fait, au travail minitieux qu’aurait produit un historien d’alors sur sa propre époque, aveugle aux limites de ce qu’il croit savoir du monde). Cette approche hybride1 rafraichit grandement les genres cinématographiques très marqués (film d’horreur, historique…) et la peinture des périodes que cette filmographie aborde. Il reste que cette démarche, aussi séduisante soit-elle, ne fonctionne que comme un filtre posé sur la mise en scène, comme un constat sans enjeu, au mieux une expérience : un “simulateur d’époque” plus qu’une question à résoudre.
La seule chose alors que peut exprimer le film, lui qui ne veut avoir d’autre rapport au passé que celui d’une irréprochable fidélité, c’est le fond des mythologies qu’il épouse (ici les légendes nordiques, autrefois l’Amérique puritaine), et auxquelles il colle comme une seconde peau un peu bête. Eggers accompagne joyeusement de sa fascination et de son lyrisme les enjeux arriérés (virilisme grognant, gloire à s’entretuer pour rien, souci de la lignée et de l’enfantement) que ces récits valorisent, en semblant sans cesse les avaliser. Au mieux laisse-t-il rugir ses basses pour signifier combien le présent trouve ces coutumes passées inquiétantes et barbares… On peut toujours apprécier cette absence de surplomb sur l’époque décrite, mais il y a tout de même comme un hiatus entre la sophistication racée de la forme qui prétend à un regard savant, et la bêtise ou la platitude de ce qu’elle exprime.
D’où l’impression tenace de “belle ouvrage”, singulière mais toujours un peu creuse, qui ne peut avoir l’air vivante qu’en fronçant indéfiniment les sourcils (défilés d’horreurs qui glissent d’inintérêt sur nos yeux, exaltation d’une animalité “sauvage” censée redonner vie au tableau soigné, musique qui gronde sans cesse pour simuler qu’il se passe quelque chose). Le résultat est autant limité qu’il est beau, et évidemment plus qu’honorable dans le paysage Hollywoodien actuel dévasté. On est juste en droit d’être un peu inquiets de voir la cinéphilie américaine, visiblement totalement paumée, voir à ce point en Eggers et ses manières son nouveau messie, et son seul salut possible.
Notes
Je te rejoins en tout point. C’est empli de contradictions et on se pose la question de l’utilité de l’archéologie et de l’histoire pour faire valoir cette fantasy. Eggers cherche à concilier l’inconciliable. Valider le réalisme d’un décor pour des histoires rabattues qui disent davantage sur l’inanité de tout un pan du cinéma actuel que sur le Moyen Âge décrit : à quoi bon ? Et pour prolonger sur la fin de ton article, il n’y a pas que la cinéphilie américaine qui est fascinée, voir l’article consacré dans la 7e Obsession.
La 7è obsession a fait un dossier sur Eggers ? (j’ai jamais le réflexe de les acheter, ayant du mal à accrocher aux articles…)
En soi ça m’étonne pas tant que ça qu’on se raccroche à Eggers et plus généralement à la clique A24, tant le paysage américain est vide de propositions fortes depuis 15 ans, côté indé comme mainstream. C’était cela dit assez marrant de voir les cinéphiles américains, par ailleurs toujours préoccupés d’hygiénisme moral mais en même temps ultra-attachés à Eggers, essayer de démontrer que “The Northman” était une critique de la masculinité par je ne sais combien d’acrobaties…
Non pas un dossier, une page ou deux.
La clique A24, qu’es aquo ?
Tou/tes les cinéastes qu’A24 a produit ou distribué, et qui pour pas mal d’entre eux sont au croisement du genre et du “arthouse” (d’où le terme “artspoitation” qui a été popularisé pour parler de ce nouveau cinéma indé US) : Roger Eggers, Ari Aster, David Robert Mitchell, David Lowery, Alex Garland, les frères Safdie, Harmony Korine, Yórgos Lánthimos, Greta Gerwig …
La liste entière est là : https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_films_d%27A24