Sátántangó Béla Tarr / 1994

Dans la ferme collective démantelée d’un village perdu de la plaine hongroise, les complots vont bon train lorsqu’une rumeur annonce le retour de deux hommes passés pour morts…

Quelques spoilers.
 

Je soupçonne d’avoir un problème tout personnel avec les longs classiques qui imposent au spectateur de rester assis dans un cinéma plus de trois heures durant : tant que n’est pas venu le moment du premier entracte, je ne fais que m’irriter devant ce qui me paraît être un sommet d’auto-indulgence profitant de la séquestration du spectateur1.

C’est particulièrement le cas ici, tant Sátántangó me semble être une sorte de point culminant, de point limite, de ce que fut un certain cinéma d’auteur radical des années 70 à 90, flirtant ici dangereusement avec sa propre caricature (le Theresa des Inconnus n’est plus bien loin). Tout y est, au-delà même de la nature presque comique du projet pour qui voudrait le pitcher (« un film d’auteur hongrois de 7h30 en noir et blanc ») : les scènes incroyablement longues et dilatées dans lesquelles trois petites idées se battent en duel, et dont la durée ne sert souvent qu’à conférer un aspect cérémoniel à un manque flagrant de substance2 ; les saillies crues ou crades (un mec qui pisse, une actrice se lavant l’entrejambe, un autre qui dégueule…) pour divertir les longues plages de vide, redoublant une misanthropie qui s’étale déjà tous azimuts (filmons donc mon acteur obèse qui se pique) ; les rachitiques saillies vaguement spirituelles (hohoho, le personnage reprend du vin) qui font renifler de rire les trois vieux de la salle ; l’obligatoire tic-tac d’horloge sur un interminable plan fixe ; la torture animale comme moyen paresseux de vivifier à peu de frais un ensemble pingre et neurasthénique…

Le problème ici n’est pas la lenteur (c’est clairement le rythme dans lequel Béla Tarr est à son aise, où ses capacités et sa science du plan-séquence se déploient pleinement), mais plutôt la pauvreté de la proposition, se décomposant en scènes sur-installées où tout est prévisible et doit pourtant se dérouler dans son entier – non sans une complaisance qu’on prendra comme on veut, paresse ou sadisme envers le spectateur (le docteur qui doit re-décrire au ralenti et en entier tout ce qu’on vient juste de voir, la scène de danse qui recommence une deuxième fois quand on pense avoir fini de se la farcir, les policiers qui prennent littéralement une pause au milieu de leur scène… Le trolling n’est jamais très loin). Le côté très maîtrisé (voire mécanique) des plans finit par fortement les amputer de leur sensorialité boueuse et minérale, ou encore du spectacle de leurs visages : un travelling tournant sur une actrice absolument fixe dit au fond moins des choses sur son visage, qu’il ne fait le spectacle d’un travelling tournant…

Au-delà de tous ces reproches, il y a évidemment du talent à ne plus savoir qu’en faire, Béla Tarr restant, tant par son approche (transcendance religieuse trouvée dans les univers putrides et humides) que par sa manière (sculpture de l’espace et du temps, lenteur cérémonielle) l’un des plus convaincants héritiers de Tarkovski3. Au-delà de nombreuses belles idées, de certains plans à la beauté fulgurante, ou encore d’un goût communicatif pour le simple plaisir du mouvement (tant de plans de gens marchant sur des routes…), il y a surtout le déploiement d’une vision ample et efficace : celle d’une terre condamnée, perdue dans les limbes façon « 50 nuances de pluie », maudite dès son étrange ouverture apocalyptique et comme abandonnée de Dieu – et donc abandonnée au diable4.

Que comprendre de l’apocalypse dessinée ici (sinon comme tableau cauchemardesque, façon stade terminal, d’une Union Soviétique à son crépuscule5) ? Il faut bien, si l’on veut y répondre, se résoudre à suivre un peu docilement le jeu de piste par lequel le film, très petit dans ses moyens (un village et quelques habitants, une simple histoire d’argent), entend faire résonner son récit à des proportions cosmiques et religieuses. Une histoire de diable, donc (un “magicien”, qui manipule par les mots, qui séduit par son verbe), mais de diable qui reprend curieusement tous les atours de l’histoire du Christ, comme pour la pervertir (Irimias avançant en trinité avec ses deux compagnons de méfaits, ressuscitant après qu’on l’eut dit mort, testant la foi de ses apôtres, les envoyant prêcher la bonne parole à travers les terres, voulant bâtir “un projet” qui inquiète les autorités, et voyant même ses évangiles retranscrites et déformées au commissariat). Se fait donc jour, un peu comme le fera Dogville plus tard, une sorte de retournement subversif du schéma biblique (un antéchrist, ou plus précisément un “faux prophète” – peut-être celui du monde occidental marchand arrivant à la chute de l’URSS pour vendre ses illusions –, pour qui on rejouera l’exode vers une improbable terre promise).

Il aura surtout fallu attendre le segment-clé et central, celui de la petite fille, pour que le film s’ordonne et que cette vision religieuse maudite trouve une direction qui dépasse le stade symbolique. Déjà parce que c’est simplement le segment le plus captivant pour ce qu’il figure (à savoir le jeu instinctif d’une enfant et d’un animal, cassant enfin un peu la rigidité du système), mais aussi parce qu’il permet tardivement d’introduire dans la grande fresque un regard empathique, et à donner un sens à cette façon qu’avait la narration de coudre les segments ensemble (petit jeu qui jusqu’ici semblait un simple moyen de divertir le spectateur du vide des différents chapitres). Eltski « tisse les fils » en effet, telles les araignées au mitan du récit, elle fait tenir le film tout ensemble – élément déclencheur faisant basculer la fresque des ténèbres inquiétantes au jour gueule de bois, du chaos à la manipulation savante, du cauchemar hagard à l’ironie triste, de l’évocation à la satire analytique.

Bref, le film a sa prestance, il est inspirant, le talent de son cinéaste est indéniable, quelques images touchent aux abysses (ce bar perdu au loin dans les ténèbres, flottant dans la nuit), le plan final est magistral… Mais à part pour faire résonner au forceps un maigre récit sur l’ampleur de vastes 7h30 (un moyen facile, au fond, d’anoblir celui-ci sans se rater), je ne suis pas sûr de la réelle toute-puissance de l’ensemble – qui impressionne presque plus par sa maîtrise (les tours de force des plans-séquences), ou par la beauté de son projet tel qu’il reste en tête après-coup, que pour les sensations réellement profondes qu’il aura provoquées à la vision, si dilatées qu’elles finissent pas voir leur goût s’affadir. La première réussite de Sátántangó, c’est peut-être encore tout bêtement celle de nous habituer, à force, à son rythme et à sa durée, à faire qu’on considère une petite scène d’une heure de plus comme une friandise facile, qu’on s’habitue à son rythme cérémonieux et au lent dépliement des choses, en se laissant bercer par l’image régulière des hommes en marche.

Parfois traduit Le Tango de Satan en VF.

 
 

Notes

1 • Il m’était en effet arrivé exactement la même chose, quelques jours plus tôt, devant les 8h des Travaux et les jours, dans lequel j’avais eu là aussi bien du mal à rentrer : le problème vient donc peut-être simplement de ma lenteur à adopter le rythme de croisière de tels projets. Je dois aussi noter que la partie centrale de Sátántangó (le film était projeté en trois parties) m’a de loin semblée la meilleure, et c’est certes peut-être parce que les scènes (dont celle d’Etski) y sont plus fortes, mais aussi sans doute tout bêtement parce que c’est durant celle-ci que j’étais au plus près de l’écran, à même de vivre les plans dans leur détail et leur texture, et non seulement pour ce qu’ils avaient à cadrer ou à montrer… Là se trouve peut-être une clé d’appréciation du film.

2 • Cette lenteur produit en fait souvent des configurations devant lesquelles on hésite, partagés entre le sentiment d’un parti-pris aux effets singuliers, ou d’un réflexe de cinéma d’auteur complaisant. Je pense par exemple à la façon quasi-systématique de laisser “reposer” la pièce trop longtemps une fois que les personnages en sont sortis (le plan vide perdurant alors plusieurs secondes à l’écran sur un décor inerte, avant que l’on change de scène), ce qui nous place dans une position particulière. Mais cet épuisement automatique du plan jusqu’à la dernière goutte relève aussi parfois très clairement de la maladresse ou du brouillage de l’énonciation : par exemple en montrant les personnages longuement marcher jusqu’au lointain, jusqu’à en être minuscules, comme on refermerait une parenthèse du récit… pour ensuite les reprendre toujours marchant, comme si la scène en fait continuait. Bref, il n’est pas rare que Béla Tarr semble ne faire durer le plan que par principe.

3 • On est aussi tentés, longs plan-séquences obligent, de faire le lien à Miklós Jancsó ; néanmoins, je me demande s’il n’y a pas là un automatisme un peu facile à juste aller chercher l’autre grand nom hongrois, donc je me garderais d’être aussi affirmatif.

4 • Je sais d’ailleurs désormais, ouverture comprise, d’où Post Tenebras Lux (une autre histoire nihiliste de monde sans Dieu) tire une partie de son inspiration…

5 • L’ouverture aux animaux errants d’ailleurs, sous ses airs apocalyptiques, montre très littéralement ça : un projet collectiviste (la ferme) en ruines, livré à l’abandon. Une autre chose qui pourrait confirmer cette lecture de crépuscule soviétique est la parenté frappante de l’univers de Sátántangó, de ses tableaux de no man’s land et de son ton hagard et somnambule, avec les films actuels de la 6è génération du cinéma chinois, en tous points semblables, et eux aussi occupés à décrire un monde communiste effondré qui court après les miettes du Dieu capitaliste.
 

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