Au début de la seconde guerre mondiale, un sous-marin allemand est coulé dans la baie d’Hudson. Six marins survivent, s’enfuient, et se retrouvent seuls sur le gigantesque territoire canadien…
Légers spoilers.
Powell et Pressburger, connus pour leur virtuosité, mériteraient d’être célébrés pour un autre fait d’armes : leur refus complet d’esquiver les implications du cinéma de propagande. Leur binôme, formé au début de la guerre, y aura pourtant longtemps gardé le nez. Mais chez eux, point de fuite : la propagande n’y est pas froidement prétexte aux expérimentations formelles (les muets russes), ni tapie au creux d’un scénario lui donnant les traits de l’évidence (certains hollywoodiens), ni l’intrus pénible de films éventrés, qui se laissent par moments envahir (citons Xie Jin, parmi tant d’autres)… Nombreux sont certes les cinéastes à avoir partagé les idéaux des commandes qui leur échouaient (Powell, pour prendre le cas de 49ème parallèle, était lui-même un fervent partisan de l’internationalisation du conflit, qu’il plaida longuement auprès des pays producteurs) : la question est plutôt de savoir comment l’art peut survivre au didactisme, à la persuasion, et aux certitudes inhérentes à ce type de production.
Pour le duo anglais, face à la commande, il faut faire corps : regarder dans les yeux le dogme qu’il s’agit de vendre, aller en sonder le fond, et y chercher des connexions personnelles, sincères, un angle d’attaque secret. Ainsi seulement peuvent-ils s’approprier le projet, l’assumer sans gêne et entièrement : la richesse d’une intime vision du monde, dont il est impossible de circonscrire et de verbaliser les nuances, ou les ambiguïtés, transcende alors la littéralité des slogans. La commande ne saurait être un fardeau, elle doit être un allié : la propagande ne sera pas chez eux un enjeu dissimulé, mais désigné au sein de films qui s’en montrent lucides, par une configuration qui la souligne en même-temps qu’elle en court-circuite le tapage (la caricature référencée par Colonel Blimp dès son titre, le hors-champ obstiné de la guerre dans A Canterbury Tale).
Le parti-pris consiste ici en l’inversion de la rhétorique patriotique, en faisant des cinq nazis le « personnage principal » de l’histoire : en fuyant précipitamment le premier segment du récit, ils emportent avec eux, comme par erreur, le point de vue du spectateur. Choix difficile à tenir sur le long, leur continuelle mise en échec (ce sera le moteur de l’action, jusqu’au final défouloir) devant sans cesse négocier avec les nécessités dramatiques d’une identification, qu’entretiennent de multiples jonglages : nous présenter le nazi comme un bon allemand qu’a perverti une doctrine, ou rendre tour à tour chacun d’eux préférable à l’autre (l’intelligence magnétique d’Eric Portman préférée à la grossièreté d’un collègue, la panique du nabot vécue comme plus humaine que la froideur glacée du sadique, etc).
D’où une dissociation : si le personnage principal est le nazi, le héros, multiforme, sera le peuple Canadien. Il s’agit d’en faire l’élégie, et comme plus tard pour le Kent (A Canterbury Tale) ou l’Écosse (Je sais où je vais), le portrait convoque ensemble paysages et autochtones pour peindre un état d’esprit – c’est lui qui intéresse le film, car là réside son idéalisme. Ce qui lie toutes ces figures, c’est en effet leur calme : à la puissance nazie dont le petit groupe hurle la gloire est opposée une décontraction, une passivité, une puissance neutre qui peu à peu la domine. Comme s’il était physiquement impossible au groupe ennemi de traverser le pays sans s’y mutiler, sans perdre un à un ses membres dans l’avancée : le Canada, sous ses airs inoffensifs, épuise lentement le groupe écharpé jusqu’au noyau. Calme de la foule qui terrorise l’intrus par sa silencieuse immobilité, calme des Huttérites convertissant un nazi par leur douceur, calme impassible du « démocrate décadent » face aux armes, que célèbre un stupéfiant plan-séquence… Dans la rêverie de Powell et Pressburger, ce calme devient l’âme du pays entier, un seul personnage aux milles facettes qu’on aurait éclaté en tous.
Tant que le film conserve cette ligne de mire, c’est-à-dire sa vision intime des événements, il tient la propagande en respect. Mais l’éloge du peuple canadien se blottit aussi parfois dans le sophisme. C’est une chose d’opposer à l’Allemagne une naïve imagerie d’abondance divine (moissons pleines, paysages immenses) ; c’en est une autre d’argumenter le nazisme en lui opposant un improbable Canada de frontières ouvertes, de cohabitation idyllique avec l’indien, d’une religion étrangère à l’ennemi, et dont l’utopie communautaire serait un possible avatar. La scène où les adeptes du Reich découvrent le concept de libre arbitre, comme les soviétiques dans d’autres films découvrent les joies d’un supermarché, a quelque chose de bien grotesque – sans pour autant bénéficier, comme dans la comédie, de la distance d’un genre. Quand on caresse ainsi les élans basiques du spectateur, encouragé à asseoir ses certitudes (le film lui susurrant, grosso-modo, qu’il vit dans un Eden), le dispositif d’inversion des rôles perd toute utilité, et le film ce qu’il a d’incisif. Ressortent alors tous les défauts d’un projet risqué (saynètes inégales, histoires avortées), qu’on retient finalement moins pour ses réussites que pour sa profonde singularité.
49th Parallel en VO.