Une page folle Teinosuke Kinugasa / 1926

Un vieux marin s’est fait engager dans un hôpital psychiatrique afin de faire évader sa femme, internée pour avoir noyé leur enfant.

 

Votre serviteur avait ses raisons de ne pas attendre grand-chose d’Une page folle, qu’on présente partout comme la filiale japonaise de l’expressionnisme allemand : voir les élites de chaque pays adopter la dernière mode des courants d’avant-garde (on vit le résultat pour les symphonies urbaines…) n’est pas une perspective follement enthousiasmante.

C’est finalement l’impression inverse qui frappe, celle d’un film qui aurait déjà tout vécu de l’aventure expressionniste : les tâtonnements revendicatifs du courant théorisé, son flirt avec le montage russe, son influence plus diffuse sur le genre classique, son devenir expérimental, sa discrète infusion du cinéma contemporain… Par les pièges qu’il évite, ce film semble avoir retenu toutes les leçons du siècle à venir.

Pour exemple l’asile, qui dans Le Cabinet du Dr. Caligari faisait fonction : il servait de justification au déchaînement plastique, de métaphore à l’Allemagne en déroute… C’est ici au contraire un lieu émotionnellement concerné, investi dès l’ouverture sur un mode très pur d’angoisses nocturnes (ombres, éclairs, désœuvrement) qui lui donne toute sa cohérence : la folie, tapie entre les murs contre la pluie dehors, se vit d’emblée comme un refuge. Cette logique d’évocation, dopée par un montage très libre, empêche que ce récit d’enfermement collectif adopte la froideur facile d’un vertige kafkaïen. Tout dialogue au contraire, sans se complaire dans le chaos : lorsqu’une jeune folle danse telle une furie derrière ses barreaux, la femme de la cellule à côté se tient allongée au sol, immobile et apathique. La démente, par ses gestes, image alors les tempêtes qui tonnent sous le visage de la patiente abattue ; et celle-ci, respirant à peine, dit le vide qui couve sous l’hystérie de sa collègue.

On s’étonne de cette aisance narrative, qui touche jusqu’aux nombreux passages plus réalistes (l’expressionnisme de Kinugasa reste somme toute assez parcimonieux). Une page folle est un film sans cartons, mais on n’y ressent pas l’épure grandiose, l’arrondissement du récit au strict essentiel, ou cette odeur de fable qui accompagnaient de pareilles tentatives en occident : passé son pitch limpide, le film est plutôt baladeur et flottant. Peut-être à cause de l’absence du benshi, ou de plusieurs scènes aujourd’hui définitivement perdues, mais pas seulement : si le découpage relève d’un impressionnant savoir-faire classique (aucune difficulté à saisir les échanges, les émotions, les implications de chacun), le film aime à se lover dans une constante ambiguïté d’ensemble (présent ou flash-back ? réalité ou rêve ? sanité ou démence ?), qui n’est d’ailleurs pas sans gêner, parfois, l’implication du spectateur.

Notre seul fil rouge, à travers ces réalités mouvantes, reste donc la folie, le film ne faisant pas de différence entre la patiente en camisole, et la lubie de celui qui veut la faire évader : la maladie n’est ici qu’une subjectivité de plus. Lors d’un passage calme dans les jardins, l’héroïne internée regarde les nuages, que son œil déforme d’étranges effets optiques. Soudain, un patient fou furieux (et avec lui, le monde phobique de l’hôpital) passe par là, la bouscule, semble faire événement ; mais il la dérange à peine, et en reprenant avec elle nos jeux visuels, le film ré-adopte le rythme de sa contemplation, du simple plaisir à voir le monde d’une autre manière. Car derrière le tableau général d’une aliénation, Kinugasa célèbre aussi une vision du monde – celle des avant-gardes, bien sûr : quand la patiente trépigne devant le spectacle de la danseuse enfermée, sans que son infirmière ne comprenne pourquoi, c’est l’enthousiasme des artistes d’alors qu’on image ; ceux capables, comme elle, d’oublier les figures et l’ordre des choses, pour ne plus voir qu’un ravissement de formes et de mouvements. Ambiguë revendication d’un film qui achève son délire sous les masques du théâtre Nô, comme pour ramener l’art et sa subversion à la place qu’on leur a si souvent assignée : celle du fou.

A Page of Madness à l’international,
Kurutta ippêji en VO.

 

• À noter que s’il circule (enfin !) sur internet une bonne copie de ce film, issue d’une diffusion TCM, la vitesse de défilement originelle (16-18 img/s) n’y est pas respectée : il faut la ralentir. La durée réelle du film est proche d’1h18, et non de 59 mn.
 

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