Theodore Ushev 2003-2016

Theodore Ushev semble être un symptôme de plus du mal qui frappe le cinéma d’animation mondial (ou tout du moins ses courts-métrages) ces dernières décennies : cette façon qu’a l’art animé de se résumer à un habillage savant, virtuose, qui engage peu en termes d’émotions et de narration, et qui confond prouesse d’animateur et mise en scène. L’animation et la direction artistique ne fonctionnent alors plus qu’en termes de traduction (trait torturé pour propos torturé…), ramenant le geste artistique à une tautologie stérile.

C’est avec ce soupçon (déjà exprimé ici-même, à plusieurs reprises) que j’ai abordé la jeune filmographie de ce cinéaste canadien d’origine bulgare – et que je me suis peut-être, par cela, rendu aveugle à ses qualités. Car il y en a. La première chose qui frappe chez Ushev (et dont lui-même s’amuse : il conseilla au public, en avant-séance, de prendre un Advil…), c’est la fièvre qui caractérise ses films. Même dans le gentillet Tzaritza (2007), court-métrage souriant et irritant, l’image s’impatiente, chaque élément clignote et frémit de ses modifications possibles, comme si le film était infecté de retouches numériques… Dans la plupart des films, l’inventivité formelle est poussée à une sorte de palpitation, parfois simplement occupée à faire des variations (Sonámbulo, 2015), mais aussi souvent plus féconde. Car à force de profusion et de superpositions, les formes en vrac donnent aussi l’impression d’idées qui se croisent, qui dialoguent, produisant d’étranges rencontres.

Prenez Drux Flux (2008) : le court commence comme une variation ronflante sur des images et des sons d’usine ; mais bientôt s’y joignent des représentations ouvrières constructivistes (celles des affiches de propagande russe), dont la brutalité graphique finit par se mêler à celle du travail lui-même. L’avant-garde graphique (qui semble pourtant fortement influencer le cinéma d’Ushev), et tout le lyrisme politique qu’elle mobilisait, se voient ainsi assez finement remis en cause, comme mis en regard avec la violence historique des idéologies que ces images promurent.

Plus généralement, les films d’Ushev sont ambigus au sens où ils engagent un processus assumé d’épuisement du spectateur, qu’on martèle de sons et d’images (la fin de Gloria Victoria, où l’édifice s’écroule brusquement après sept minutes d’hystérie formelle, acte explicitement de cette volonté d’éprouver le public)1. Ce parti-pris a le mérite de poser un regard lucide sur cette profusion formelle qui caractérise les films, d’en souligner les limites – là où cette profusion pourrait prétendre, chez un cinéaste moins malin, à faire fin en soi.

Reste qu’on s’amuse tout de même de remarquer que cette “folle inventivité” des cinéastes-animateurs s’exprime comme par hasard toujours dans le trop-plein – et jamais sous une forme calme, épurée, qui obligerait justement à trier, à faire des choix. Non, il faut toujours opter pour le festin de signes qui débordent, et hypertrophier chaque élément de stylisation visuelle (ratures, traits de pinceaux) ou temporelle (tremblements, clignotement), pour qu’on n’ait plus à se poser la question de leur légitimité à être là… Au risque de transformer chaque film en simple réservoir à trouvailles, seulement capable de produire des émotions conventionnelles (voire niaises, comme en témoigne l’utilisation de la musique dans certains de ces courts2).

Quelle issue, alors ? Le seul film calme de cette filmographie3 (Vaysha l’aveugle, 2016), qui est de loin le plus populaire (il fut nommé à l’oscar), l’est seulement parce qu’Ushev soumet son style à une narration classique, à un montage posé, et à un conte linéaire qui tient le spectateur en haleine. Le film est très réussi, mais on ne peut s’empêcher de se dire qu’il ne fonctionne que parce qu’Ushev a démissionné d’une partie de ses ambitions, jouant le décorateur intérieur de son propre film, qui ne reprend de sa filmographie qu’un goût pour les formes sombres et les visions apocalyptiques (qu’on put découvrir, de manière plus pure, dans Les Journaux de Lipsett, ou Rossignols en décembre). D’où la question, qui dépasse largement la filmographie d’Ushev : entre un cinéma plus franchement formel qui dysfonctionne (ne produisant que fatigue et oppression du spectateur), et un cinéma qui ne sait toucher que parce qu’il est traditionnel, une voie médiane est-elle possible, qui sortirait ces films de la stérilité sans gommer la personnalité de chaque réalisateur ?

Ce n’est pas à l’œuvre de Theodore Ushev d’y répondre : ce cinéaste est sympathique, son travail exigeant, son cinéma plus riche et singulier que celui de bien de ses collègues. Mais persiste cette impression d’une goutte de plus lâchée dans l’océan préoccupant du monde de l’animation indé, où chaque nouveau réalisateur vient nourrir l’éventail d’une variété de styles, sans que l’impasse profonde et commune à ce cinéma, qui n’est expérimental que par coquetterie formelle, n’ait vraiment été résolue.

 

Filmographie

Les films en gris sont ceux que je n’ai pas pu voir.
Les film officiellement visibles en ligne sont en vert (cliquer sur le lien).

Here Comes a Miracle (2003)
Tower Bawher (2006)
L’Homme qui attendait (2006)
Sou (2006)
Tzaritza (2007)
Drux Flux (2008)
Yannick Nézet-Séguin : sans entracte
(2010)
Les Journaux de Lipsett (2010)
Rossignols en décembre (2011)
Demoni (2012)
Joda (2012)
Gloria Victoria (2013)
3e page après le soleil (2014)
Sonámbulo (2015)
Manifeste de sang (2016)
Vaysha, l’aveugle (2016)

 
 

Notes

1 • Dans le même genre, on peut citer 3e page après le soleil (2014), film qui semble s’épuiser de son propre système (parti sur un principe de variations autour d’images de journal peintes, le film se fatigue de sa propre idée, puis dégénère comme on s’énerverait, s’acharnant sur le motif qui devient purement abstrait, jusqu’à plier et jeter l’ensemble comme une boulette rageusement lancée à la poubelle).

2 • Je pense notamment au lyrisme appuyé de Rossignols en décembre, ou au piano mignon de Tzaritza.

3 • Il y a en fait un précédent : L’Homme qui attendait (2006), dont Vaysha l’aveugle reprend d’ailleurs le graphisme. On y retrouve un aller-retour certes traditionnel, mais efficace, entre un récit solide (une adaptation de Kafka) et des sorties de route plus abstraites – assez longues pour explorer les affects particuliers que seuls sont capables de produire les aléas d’une forme pure, mais aussi assez courtes pour garder un fil tendu vers le sens et la narration dont ils sont issus, et qui les nourrissent.

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