Les Noces de l’ours Konstantin Eggert & Vladimir Gardine / 1926

Lituanie, XIXe siècle. Alors qu’elle chasse aux abords de l’ancien château du comte Mikhail Shemet, une comtesse est attaquée par un ours. Elle perd la raison. Son fils Kazimir, né après l’agression, présente un comportement étrange…

Quelques spoilers.
 

Derrière ce titre de film oublié (pourtant un grand succès public à sa sortie) se cache l’un des rares avatars du cinéma d’horreur muet (et, plus rare encore, du cinéma d’horreur soviétique). Sur des principes tenant à la fois de Dracula (le château maudit, la morsure), du récit de Frankenstein (la monstre à honnir, la chasse aux torches), ou encore des Mains d’Orlac qui venait tout juste de sortir en salles (horreur interne à contrôler, jeune couple menacé par sa propre sexualité), le film déploie une série de moments forts, parfois visuellement superbes – notamment ce plan saisissant d’une découverte terrifiée après l’ellipse d’une nuit de noces, image fulgurante qui mériterait d’emblée d’entrer au panthéon des grands moments du cinéma muet.

Ce plan angoissé résume le meilleur de qui meut le film : l’histoire collective d’un déni, ce moment où le personnage sort d’une fable qu’il s’était laissé raconter, d’un monde romantique idéalisé qui n’existe pas, et qui lui promettait la fin de ses pulsions. Il y a quelque chose de très fort dans la manière dont le récit, puis ses personnages (y compris la grande sœur réfractaire : « son amour le sauvera »), et finalement le spectateur avec eux, arrivent progressivement à se convaincre de la possibilité de contrer la fatalité toute écrite d’une sexualité pulsionnelle, au fur et à mesure que le film chante l’amour du couple. On peut tourner autour du pot tant qu’on veut, semble nous dire le film : un mariage c’est aussi le moment d’une défloration. La crainte grandissante de ce moment qui arrive, c’est ce que Les Noces de l’ours réussit le mieux : la mise en scène d’une montée de fièvre redoutée (voir ce moment étrange de la mariée ne pouvant résister à la danse, comme aux sirènes d’une sorte de transe, entourée de l’image bizarrement archaïque d’hommes végétaux qui l’encerclent, parmi ces gitans clairvoyants qui furent si souvent l’exotisme inquiet du cinéma muet).

Il est si dommage, alors, que ce film soit saccagé par un montage anarchique et brouillon (pourtant souvent fondé sur une grammaire classique et traditionnelle, bien loin des expérimentations soviétiques d’alors). Un découpage sans patience, qui rend de nombreuses scènes précipitées et confuses (la plupart des plans sont trop courts), sans qu’on sache trop si cela tient à la dégradation de la copie, ou à un montage mal maîtrisé1. C’est d’autant plus dommageable durant le premier tiers du film, qui accumule les personnages et lignes narratives en mitraillette sans nous donner le temps de les assimiler correctement. Des passages potentiellement superbes, comme le prologue dans la neige, s’en trouvent grandement altérés.

De quoi ruiner le potentiel d’un film qui par ailleurs, dans le contexte soviétique d’alors, a une qualité rare : l’ambiguïté et la nuance de ses personnages. Si ce récit plongé dans le passé semble offrir tout ce qu’il faut aux nécessités du devoir de propagande (histoire d’une noblesse maudite et meurtrière aux lignées dégénérées…), le film se refuse bizarrement à investir ce manichéisme. Le grand méchant (excellemment campé par Eggert lui-même) a beau être condamné par le récit, il est notre premier support d’identification : ses doutes, ses tourments, ses pulsions même, seront notre premier point d’accroche – et sa chute est tragique. Sa promise, mélange de candeur comique et d’une bravoure pleine d’initiative, et d’un comportement jouisseur sans honte autant que sincèrement amoureux, se révèle à mille lieux des clichés attendus du cinéma soviétique (où les femmes se départageaient trop souvent en travailleuses asexuées et décadentes vénales). Au milieu du chaos du montage, impropre à nous immerger correctement dans les péripéties, ce couple et ses nuances reste encore ce qui nous tient le mieux à flots.

Medvezhya svadba en VO.

 
 

Notes

1 • Ce n’est pas la première fois, d’ailleurs, que je rencontre cela dans un film muet (des plans de visage d’à peine une demi-seconde coincés entre deux intertitres qui en durent cinq, par exemple), sans jamais être capable de savoir s’il s’agit là d’un dommage du temps ou d’un choix de montage.
 

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