Nope Jordan Peele / 2022

En Californie, un frère et une sœur enquêtent sur les causes étranges du décès de leur père dans son écurie, tué par un objet tombé du ciel…

Spoilers.
 

Eternel flippé devant les films d’horreur, j’avais lâchement laissé passer les deux premiers films de Jordan Peele, cinéaste réputé que je ne découvre donc qu’avec Nope. Le talent, la grande maîtrise, l’ambition thématique – tout ce qu’on m’avait promis est là. Mais ce cinéma s’avère tout de même un peu décharné sur le plan émotionnel, comme occupé à un jeu théorique, et donc surtout brillant pour ce qui concerne la théorie : pour la manière de recoudre, via Muybridge ou l’imagerie du western, les héros noirs à une histoire du cinéma dont on remontrait le fil (jusqu’à ce monstre final en forme de machine photographique primitive) ; ou encore pour ce langage visuel hérité du meilleur Hollywood classique, inventant des astuces pour montrer l’évolution d’un ennemi invisible (sky dancers en plastique qui se gonflent, pluie de cinéma à bordure nette…).

Mais de la part viscérale, horrifique, de l’animalité dont entend nous faire part le film, il ne reste pas grand-chose, cet ensemble impeccable manquant singulièrement de sauvagerie (seul le flashback, bien qu’altéré par le choix d’un singe numérique, y parvient quelque peu). Idem pour le lyrisme et l’épique que le film entend réveiller sur le tard pour anoblir ses personnages, alors que son récit n’a jusqu’ici été qu’un jeu de pistes intellectuel un brin pompeux (chapitrage, noirs soudains) : le script, qui sert avant tout à imbriquer les éléments nécessaires à sa métaphore, n’est qu’une série de pistes isolées et mal raccordées. Le fait de suivre des héros obsédés par la célébrité, quand bien même cela raccorde aux questions d’invisibilisation raciste, les rend difficilement attachants ; les moyens utiles à la métaphore (lyrisme guerrier à mettre une bête à mort, recréation ébahie d’un cowboy de pacotille…) ont également du mal à créer l’adhésion.

Et on se dit, devant Nope, que la conscience et le surmoi intellectuel qui marque à présent le cinéma d’horreur, ce savoir partagé par tous que le cinéma B le plus divertissant véhicule aussi une réflexion et un propos, a totalement bouffé le genre1. Quand bien même ses énormes défauts, un Shyamalan savait au moins rester à la lisière symbolique : malgré tous ses entrechats intellectuels, ce qui l’intéressait restait la foi, l’épiphanie émotionnelle des personnages, et non la portée d’un discours. Ici, toute la réflexion sur le spectacle et le besoin de s’y réintégrer, plutôt belle sur le papier, paraît difficilement raccordable à l’expérience sensible du spectateur.

In extremis, alors que la mise en scène échoue à exploiter via nos nerfs le principe pourtant génial d’un ennemi qu’il ne faut pas regarder, Jordan Peele a l’intelligence de comprendre que la meilleure façon d’exploiter cet antagoniste purement cinématographique sera, à défaut, de jouer le pur ravissement d’un spectacle graphique (celui de l’animal se décomposant en volutes), vision superbe que les persos n’ont justement pas le droit de voir – seulement nous. Répondant à ce qui faisait déjà le meilleur des débuts de son film (ces nuits clairs et lisibles sur la vaste plaine ouverte, où l’on va observer les détails qui clochent), cet étrange déploiement final en plein jour, sur fond de ciel pacifié, aboutit à un constat surprenant : le film parvient enfin à être un peu magique, un peu étrange, dans un déploiement visuel tenant davantage du merveilleux – c’est-à-dire sur le seul versant où il n’affichait pas d’ambition théorique trop contrôlée.

 
 

Notes

1 • Sur ce point je ne peux m’empêcher de partager la brillante remarque de Müller, discutant du film sur le forum FDC, qui évoque la scène montrant des humains digérés à l’intérieur du monstre : « On sent l’intentionnalité limite bis, avec l’éclairage rosâtre, le boyau bricolé, les effets “en dur”, et en même temps celle de ne pas montrer la digestion gore en mode blob pour préférer les cris nocturnes dans le ciel. (…) On sent tellement tout ça, toutes ces circonvolutions minutieuses que Peele n’a pas mis à distance dans son travail fini, que finalement ça désamorce l’ensemble, l’effet horrifique tombe à plat. C’est bien sûr typique de la sur-écriture postmoderne dans ce qu’elle a de plus épuisante (…), un défaut dans lequel Peele semble durablement conforté par son succès critique ». Le topic plus généralement, qui regroupe arguments de défenseurs comme de détracteurs du film, est une lecture très intéressante proposant de multiples angles de compréhension.
 

Réactions sur “Nope Jordan Peele / 2022

  1. Il ne faut pas que cette petite déception, que je partage d’ailleurs pour les arguments que tu donnes, t’empêche d’être curieux des précédents films. Celui-ci rend compte d’un plus grand contrôle formel mais ça reste un peu confus (en dépit des thèmes abordés qui sont très clairs, je me suis un peu perdu quand j’ai voulu rassembler le tout de manière cohérente). Get out est mieux “recentré”. Comme le dit un pote, ce cinéaste reste très prometteur au regard de ce début de filmo.

    Sinon, je lirais volontiers ton avis sur le dernier Shyamalan :)

  2. Oui, je l’essaierai quand même, c’est au programme, il faut juste que je me fasse violence, film d’horreur oblige :-)

    Pour Shyamalan, heeeeee bien je dois avouer que j’ai lâché l’affaire, bien qu’ayant été fan de la première heure. Je n’ai vu ni “Old”, ni son dernier. Tu l’as aimé ?

  3. Old vaut le détour. Pas un grand film, mais de mon point de vue plaisant et inquiet. On sent qu’en ce moment, il bricole et cherche des manières de raconter. The Cabin je n’ai pas marché. Je reste attaché au cinéaste et à son univers car il s’est montré tout à fait capable de chouettes originalités (son diptyque post Incassable). Maintenant Peele est sur une autre palette, autrement politique c’est certain.

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