Quelques spoilers.
« Je vais perdre 4 minutes » prévient une ouvrière avec cet étrange surplus de précision, dans une ouverture qui synthétise déjà tous les enjeux de ce curieux film… On pourrait croire que Désordres, en décrivant la névrose inarrêtable du contrôle, et de la mesure de toute chose, ayant saisi la société au tournant du siècle, ferait “résonner” son portrait d’horlogers suisses avec les remous politiques de leurs temps. Il n’en est rien : ces conflits politiques, il ne les “évoque” pas mais les énonce très clairement, posés sur table dès le carton d’ouverture, et par un dialogue didactique nous rappelant les fondamentaux des différentes idéologies politiques à l’œuvre.
Le film et la société suisse mettent tout à plat : tous les courants politiques y circulent (l’étranger de passage est interloqué par la liberté de la presse : oui, les journaux anarchistes paraissent). Une tombola nationaliste répond à une tombola ouvrière, un chant anarchiste à un chant patriotique, dans un univers strié de conventions, de règlements et d’interdits (jusque dans le bar), que le film documente avec une érudition gourmande. Toutes ces lignes se croisent au sein de plans immenses où les humains deviennent les simples éléments d’une mécanique cryptique plus vaste – et où comme dans Où est Charlie, diverses histoires se déroulent en même temps : pendant un dialogue entre personnages principaux, un autre humain dans le coin du plan règle le mécanisme d’une horloge, un groupe d’ouvriers plus loin s’affaire, une secrétaire travaille…
Ces étranges plans larges sont autant de systèmes, au sein desquels le film réussit un double portrait. Celui d’abord du capitalisme fou, rationnalisateur, transformant les humains en rouages d’un pouvoir s’exerçant redoutablement sous les politesses : dans ce monde mutant s’ébroue une passion nouvelle de l’enregistrement (photographique, temporel, télégraphique), de l’exactitude et de la coordination, qui cherchent l’optimisation du travail et le rendement ultime – en toute paisibilité, comme dans une forme de torture grise. Mais ce principe visuel de mise à plat fait tout autant de l’usine un chantier expérimental, le lieu ouvert et secret de la lutte anarchiste (et de ces plans leur possible utopie). Le film, qui semble confirmer toutes les caricatures qu’on associe à la Suisse (même les policiers sont calmes et bonhommes), s’échine à tout exprimer sur un ton égal, comme on remettrait les compteurs à zéro pour inviter l’œil à un nouveau décodage. Les langues cohabitent à égalité au sein du plan, tous les sons (le dialogue au premier plan comme le petit détail au loin) sont au même niveau sonore, tout type d’interaction (une arrestation, un échange amical) s’y fait sur le même ton calme et placide – au point que les conflits entre patrons et ouvriers en deviennent difficilement décryptables ou identifiables, tout se faisant, jusqu’au licenciement, dans le calme et sans émotion apparente…
Tout comme la lumière blanche et clinique qui, dans A Dangerous Method de Cronenberg, dépeignait déjà une Suisse protestante de refoulement et de maîtrise silencieuse, Désordres achève d’égaliser le monde dans une lumière fade et le halo des filtres, qui abolissent jusqu’au plus petit contraste. Le jeu des acteurs, qui oppose un phrasé accidenté et hésitant à ces mécaniques d’horlogerie, participent autant à accentuer cette mise à plat (rendant les échanges eux-mêmes non évènementiels, non spectaculaires1) qu’à conférer au film un caractère flottant, au diapason de sa lumière hagarde. Entre le risque d’une maniaquerie du geste altérant la placidité du regard, et celui d’une maladresse hésitante des comédiens menaçant la précision du dispositif, le film arrive bon an mal an à tenir une ligne d’équilibre singulière, qui est tout simplement celle de la névrose : calme et concentrée, sûre du bain monomaniaque dans lequel elle veut s’ébrouer.
Unrueh en VO.
Notes