Quelques spoilers.
C’est une plutôt bonne surprise que ce film qui, bien que réalisé sous Mao, se montre moins manichéen qu’on aurait pu le craindre. Certes, le carton d’ouverture nous annonce que nous allons voir une histoire issue de l’horrible temps passé, insistant trois fois de suite sur le fait qu’on est bien en 1931, visiblement paniqué à l’idée que son public puisse avoir le moindre doute sur la question. Et les quelques officiels du Kuomintang aux sources de tous les problèmes (faisant régner la terreur financière, outrepassant les lois, convoitant les filles des honnêtes gens…) sont évidemment des figures plates et univoques.
Mais dans ce film, en fait, ces personnages de puissants se font plutôt rares. Car l’étau que décrit The Lin Family Shop est surtout celui des pressions que les plus modestes s’infligent entre eux, de par la contrainte financière qu’ils subissent tous, ou de par les effets de la guerre sino-japonaise qui s’amorce alors. Le film passera plus de temps à montrer les endettés se mettre dos au mur les uns les autres qu’à remettre en question l’ordre établi, et le soulagement passager qu’on éprouve pour la famille Lin va automatiquement de pair avec la misère de leurs voisins. Un transfert des malheurs que le film souligne parfois volontairement (ce commerçant endetté chez qui Mr. Lin vient saisir des marchandises, condamnant à mort la famille du malheureux), mais dont aussi parfois le cinéaste ne semble pas avoir conscience (ces réfugiés de passage qui représentent une aubaine commerciale qu’on va exploiter tout sourire). Bref, les rares moments de bonheur vont toujours de pair avec un certain malaise, et le climax en arrive ainsi à une hybridité assez inédite, où le soulagement qu’on ressent pour le héros s’accompagne de la peinture du désastre total, outré, horrifique, que son geste signifie pour tous les autres…
Je peux difficilement commenter le scénario davantage, pas mal de choses restant pour moi assez floues (plusieurs textes filmés non traduits, des relations transactionnelles dont la nature m’échappe). Mais il reste que par cette situation plus compliquée qu’une simple confrontation entre méchants exploiteurs et gentils pauvres, le film parvient à faire un tableau de catastrophe plus universelle, celle des méfaits de l’argent – dont le comptage, le triage, la transaction, constitue la matière principale du récit. La pression financière cultive une imagerie misanthrope, la famille recomposée de Mr. Lin se repliant entre les murs de leur demeure dès la nuit tombée, comme une forteresse se protégeant d’un monde extérieur inquiétant, et s’alarmant des créanciers dès qu’on frappe à la porte.
Qu’est-ce qui a permis, sous Mao, l’existence d’un film aussi peu butor dans son effort de propagande ? Un film par exemple où le petit commerce, certes modeste et familial, n’est en aucun cas attaqué dans son principe-même ? On retrouve ici beaucoup de traits du cinéma social shanghaïen des années 30, dont The Lin Family Shop reprend la dialectique – soit l’alliance des codes du mélodrame et d’un marxisme simplifié, les injustices dénoncées par l’un offrant des ressorts narratifs à l’autre. Mais comme le signale un très bon article de Senses of cinema, The Lin Family Shop et les films des années 30 chantent en fait moins la gloire d’un communisme désiré qu’ils ne font le tableau d’un capitalisme en faillite : le communisme n’en découle que comme dernier modèle de société restant une fois tous les autres ayant fait défaut, et non comme une utopie. Ce détour, qui ne sera pas sans poser problème au film au moment de la révolution culturelle, s’explique aussi par une autre nécessité : ancrer son récit dans ce passé honni, c’est lui donner la possibilité d’avoir une dramaturgie digne de ce nom. Car qu’est-ce que le cinéma Maoïste pourrait raconter de son propre présent, sinon la stase d’une société désormais parfaite, dénuée d’antagonistes et d’enjeux, utopie arrivée à son terme ?
Bref, tous cela permet au film de déployer un art qui, loin du réalisme rêche de la production chinoise des années 30, tient plutôt d’un cinéma de studio témoignant du plus grand soin. Cette esthétique de studio (à laquelle on pourrait aussi rattacher le cinéma de Xie Jin) n’a rien à voir avec le décorum chargé des films hongkongais d’alors. Elle se définit plutôt, c’est toute sa singularité, par l’alliage entre une grande sophistication formelle et une simplicité ronde, celle d’une mise en scène réduite à l’élémentaire, sans la moindre affèterie ou élan qui dépasse – l’équilibre et la mesure sont la règle, il n’y a rien dans les choix de cadre ou d’angle qui attesterait d’une passion du regard. Cette approche sans débordement, malgré ses indéniables qualités, s’adapte un peu trop parfaitement aux normes des années Mao, qui n’admettent comme saillie ou sortie de piste que ce qui a trait à la peinture horrifique des temps anciens (sur lesquels du coup le film se défoule, en un final outré qui tend au sadisme). Ce classicisme à l’écran est souverain autant qu’il est sans vagues.
Lin jia pu zi en VO.