Quelques spoilers.
Dernier cinéaste américain de cette année (après Gray, Linklater ou Anderson) à aller explorer l’Amérique de son enfance, Spielberg livre un film assez curieux au regard de ce que fut la dernière décennie baroque de sa carrière, à la virtuosité tapageuse mais aussi parfois un peu vide. Sans doute conscient que la frontalité autobiographique de ce projet appelait une forme sobre et sans prestidigitations (et peut-être aussi par conscience coquette qu’un “film de la maturité” doit porter les marques visibles d’une certaine retenue), Spielberg recentre son cinéma à l’essentiel (de même que Kaminski offre une image plus réfléchie et moins baveuse qu’à son habitude, ou que John Williams au piano n’a jamais été aussi discret). Au point que le résultat puisse paraître sinon fade, du moins un peu tranquille, continuum de maîtrise à la longueur aléatoire…
On a déjà tant vu cette histoire de divorce racontée chez Spielberg, par des détours narratifs plus riches, plus mystérieux, permettant aussi parfois plus d’âpreté… Et pourtant, la littéralité du projet ici, toute comme l’absence inhabituelle de dimension performative dans la mise en scène, donne à ce récit connu un goût nouveau. D’autant que le film, au fond, se confronte moins au vécu de Spielberg qu’aux ressorts-même de sa filmographie. Les relations humaines et le monde décrits ont beau toujours avoir ce côté un peu lisse et peu aventureux, désespérément normatif (ce lycée et ce bal sortis de 1500 autres films, ou encore ces jeunes acteurs principaux fades et anonymes, sécurisants, dans lesquels Spielberg s’échine à se projeter ces dernières années…), le film n’en confronte pas moins (et “enfin” pourrait-on dire) une dimension secrète du cinéma de son réalisateur : à savoir son puritanisme, son côté profondément asexué.
Car The Fabelmans, en un sens, consiste surtout pour Spielberg à interroger sa capacité à filmer la mère, qui en aime un autre, autrement que comme une “égoïste” (mot lâché au cours du film) : à reconnaître l’existence d’un désir qui puisse exister hors de cette sphère familiale qui le neutralise. Dimension déjà effleurée en amont dans un moment de danse ambigu où la figure maternelle magnifiée frôle l’objet de désir, puis qui explose dans une séquence à la Blow-up, qui se confronte au cœur du problème (le “péché” découvert inscrit comme une faute, enregistré, faille dans la belle mécanique lisse du souvenir familial, comme dans la joie originelle de tenir une caméra) – telle une scène originelle psychanalytique, qui lie à jamais, et avec une force terrifiante, le cinéma de Spielberg au divorce qui sera son objet principal. La mère devient alors le personnage le plus passionnant (car retors) du film, celui que la caméra de Spielberg aime et accuse tout à la fois, dont il comprend les motivations mais dont il ne peut s’empêcher de documenter la trahison familiale face à un père idéalisé.
C’est dans l’exploration de ces ambiguïtés que le film convainc le plus : par-delà l’hommage attendu et réussi aux premières réalisations, et aux premières intuitions de mise en scène (les petits films super 8 sont superbes), The Fabelmans marque surtout par cet étrange aveu de Spielberg de sa tendance à idéaliser et conforter les normes et les mensonges du monde (le faux film de vacances fait pour la famille, ou ce jeune tortionnaire malade de se voir glorifié à l’écran, réduit à sa caricature aryenne et à son image publique), tout en utilisant le cinéma comme un discret outil de sadisme. Une perspective qui résonne curieusement avec ce que fut la carrière de ce cinéaste mainstream qui sut plaire à tous… Cette capacité inhabituelle pour Spielberg à marcher en terres malaisantes fait tout le prix d’un film qui, pour le reste, à l’image de sa filmographie récente, se résume tout de même à quelques grandes scènes flottant au milieu d’un ensemble plus lisse, quelque peu inapte à mener son ambition à terme (il n’est par exemple pas interdit d’être frustré par ce plan de fin, qui se résume à une citation gag sans implications très profondes).
Hello. Moi j’ai absolument marché à ce film classique et beau. Et quand tu dis que les derniers films de Spielberg sont baroques avec une virtuosité vaine, je ne crois pas que ce soit le cas du Pont des espions ou de Pentagon papers que je trouve tous deux très réussis. En tout cas ces dernières années, c’est là que Spielberg me cueille plutôt que dans Indiana. Ceci dit, je ne jette pas grand chose de la dernière période du réal.
Hello Benjamin ! “Pont des espions” je te rejoins (quoique ce soit en grande partie pour les apports de Mark Rylance et des Coen au scénar, plus que pour Spielberg), par contre comme tu sais “Pentagon Papers” m’avait endormi. Sa dernière période quand même, si je ne jette rien (ça reste Spielberg), je la trouve tout de même faible et fade comparée au reste de la filmographie. J’étais pas forcément fan de la période “politiquement consciente” / dark des années 2000 (qui me semblait un peu trop sur-consciente, justement), mais c’était au moins traversé de tensions fortes.