Sombre Philippe Grandrieux / 1998

Jean tue. Il rencontre Claire, qui est vierge. À travers les gestes de celui-ci, sa maladresse et sa brutalite, elle reconnait ce qui obscurement la retient elle aussi hors du monde…

Légers spoilers.
 

Sombre, dès ses premiers plans de feutre et de ténèbres, repose sur une belle idée : celle de faire de l’obscurité une sorte de maison, le cocon d’un personnage qui jusqu’au bout s’y lovera en sécurité. Un film tout entier dédié à la sous-exposition, enfantant un réel qui semble moins se voir que se “percevoir”, se décrypter à travers les nuances de noir, et dont mêmes les pleins jours ressemblent à des ténèbres nordiques. Comme si notre monde était vu depuis son propre univers parallèle, dans lequel cet autre qu’est le tueur déambulerait comme chez lui, arpentant une autre réalité jumelle – parmi nous certes, habitant les mêmes décors, mais pas vraiment sur la même longueur d’onde.

Ce beau projet, qui permet de partager l’intériorité d’un personnage interdit (ses sensations, ses désirs, ses raisons), Grandrieux doit le faire tenir sur la longueur, et pour ça il semble constamment se battre avec deux potentiels écueils. L’un, minime, est le risque de verser dans la stérilité d’un objet expérimental coquet (plans tremblants, glissades abstraites) qui serait sa propre fin ; l’autre, plus envahissant, c’est le cinéma naturaliste de la période, dont les normes affleurent partout : cette complaisance pour de longues scènes vagues et molles, semi-improvisées tant au jeu qu’au cadre, où le récit se débat avec des situations pas toujours très précises (la soirée ivre, le moment de la première fois…) au gré d’ellipses fragiles. Le film dans ces moments paraît assez daté, y compris dans sa vision latente de femmes servant à excuser et consoler leur tyran : pour quelques passages si précis et subliment inspirés (« plus loin ! encore ! »), combien de moments flottants et brouillons où le film risque de virer au porridge.

L’ensemble sait cependant tenir malgré ces vagues, entre autres parce que sa balade spectrale a aussi à cœur d’exprimer une singulière idée centrale (que souligne plus explicitement le récit de cette conductrice, dans le final) : cette idée d’un couple dont les amants, contre toute raison décente ou acceptable, trouvent via cette histoire tordue et douloureuse quelque chose qui leur est authentique.
 

Réactions sur “Sombre Philippe Grandrieux / 1998

  1. Quelle surprise de lire un commentaire récent sur ce film. J’ai vu ce film au cinéma à une époque où j’éprouvais un peu ma cinéphilie naissante. J’avais plutôt adhéré à l’ambiance et globalement j’ais eu envie d’aimer le film à cette époque (je crois avoir vu à peu près en même temps Kissed, film indé sur une employée de morgue nécrophile, cette précision pour cerner un peu le mood fin de siècle dans lequel j’étais). Je ne sais pas ce que j’en penserai aujourd’hui, mais content de lire sous ta plume qu’il tienne la route.

  2. Hello Benjamin ! Oui j’ai profité d’une rare projection pellicule, le film pour le coup en jouant beaucoup… Tu as raison sur l’ambiance à la fin des années 90 dans le cinéma européen (très lié à ce naturalisme dépressif qui était alors omniprésent sur les écrans), avec le recul on commence vraiment à en revoir les obsessions comme un moment spécifique, et non pas comme une caractéristique du cinéma d’auteur allant de soi. Le rejet du film à la Fémis, dont on a tant parlé, en est d’ailleurs un symptôme…

  3. ce n’est pas propre au cinéma. L’image du serial killer a fortement evoluée dans la société entre 1990 et 2020, même et surtout dans la fiction (elle est par ailleurs beaucoup moins présente aujourd’hui au cinéma qu’alors).
    A l’entame des années 1990 il y avait un reste de vision marxiste qui voyait dans le tueur un sujet lui-même aliéné par les structures sociales, et dans sa traque policière un révelateur des préjugés et normes politiques. Le tueur était une altérité rejetée et blessée, a reconnaître. Cela remonte au moins à M. de Lang, mais Le Juge et l’Assassin de Tavernier valorise aussi Galabru par rapport a Noiret. Cette idée revient aussi dans un film aussi catholique que l’Argent de Bresson, où la grâce et le pardon rivalisent avec l’explication sociologique, ont la même fonction de reconnaissance.
    Puis le climat moral s’est inversé, l’individualité de la victime est valorisée, et celle du criminel perçue à l’aune du risque de récidive qu’il faut empêcher, et la sexualité renforce ces poids symetriques. Il ‘e s’agit plus d’une violence qu’il faudrait idéalement reintegré et surmonter, ce type de dialectique est devenue politiquement et mêdiatiquement impopulaire.
    Le cinéma a accompagne cette évolution : Roberto Succo de Cédric Khan deconstruit la pièce de Koltes et insiste sur la psychose du tueur et la naïveté de sa compagne. Funny Games tend à diluer ces questions dans l’idee qu’une captation intégrale de la violence est possible, rejouée pour tout le monde en permanence (la question de la récidive est esquivée derrière celle de la reproduction par l’image, sans être complètement absente). Même la scène de Moretti sur Henry Portrait of a Serial Killer est révélatrice de cette inversion de point de vue

  4. Bonjour ! Merci c’est très intéressant et convaincant, tu as sans doute raison – et cette nouvelle focalisation sur la victime explique sans doute la réception à la Fémis.

    Mais en fait pour le coup (et c’est là où je me demande s’il n’y a pas une étape intermédiaire singulière entre les deux moments dont tu parles), je pensais plus généralement au cinéma naturaliste un peu glauque et défait de ces années, bien au-delà des figures de tueurs, un cinéma de gauche qui s’entendait globalement sur l’existence d’un monde souterrain de pulsions commun à tous, monde qu’il était intelligent/subversif/raisonné de reconnaître comme une vérité des Hommes (opposé à la naïveté consistant à l’ignorer ou le dénier). Avec du coup un amour pour les figures jouant en dehors des règles sociales. J’ai peu d’exemple concrets cela dit, c’est plus une impression générale que je garde de la période, mais c’est vraiment ce qui m’a frappé en voyant ce film pour la première fois cette année, son côté “daté” sur ce plan : le couple interdit et le monde des pulsions ont raisons contre les victimes, contre les contingences, contre le monde “normal” qui semble emmerdant et parasite (au moins là il y a eu “une vraie rencontre”, semble dire le film). Il suffit de voir la répulsion avec laquelle Grandrieux filme ces spectateurs, ce monde français “normal”, sur les bords du tour de France.

    J’ai le souvenir (déformé ?) que dans ces années 90, la psychologie voire la psychanalyse (par encore remise en cause en France) semble toute puissante, et bien plus intéresser les cinéastes indés français, dans l’approche des individus pour expliquer leur intériorité, que les structures sociales (bien que ces films, paradoxalement, soient entourés d’un décor social sinistré naturaliste très marqué). C’est d’ailleurs ce retour de bâton qu’on lit dans le texte de la Fémis : « Le viol n’est pas un motif narratif, il n’est pas un pivot dramaturgique, il n’est pas une pulsion de mort qui existe en chaque être humain. (…) Le viol est une construction sociale largement acceptée, normalisée, esthétisée et érotisée. Il est temps d’en parler comme tel ». En 20 ans, le retournement est total.

  5. Pourquoi un motif narratif devrait être moral ? Même Artistote accorde un place centrale à la catharsis, notion devenue aujourd’hui incompréhensible (car elle juge une situation en n’evaluant pas en même tempsbles subjectivités ). Si “la Femis” tombe un jour sur l’Obsédé en Plein Jour d’Oshima ca va commener a buguer. Ils seront incapables de comprendre s’ils sont ou non d’accord avec le film.

  6. Je suis bien d’accord, c’est bien pour ça que cette réaction (sans vouloir non plus la balayer d’un revers de main) me semble problématique.

    Peut-être que ce qui est ici sous-entendu, par “motif narratif”, c’est l’idée d’un élément qu’on utilise pour procurer de l’implication, du divertissement, bref une certaine forme de jouissance au spectateur (de transformer un fléau social en élément de plaisir narratif/esthétique). Ou alors qu’en faire un motif narratif est un moyen de le couper sciemment de ses racines sociologiques. Ou bien encore, plus probablement, la thèse défendue par ces étudiants est assez floue…

    Je ne sais pas, l’absence d’accès au texte d’origine entier bloque un peu la possibilité d’en débattre (on s’interrogeait ici sur la possibilité de le retrouver).

  7. Elle peut rejoindre une valorisarion corporatiste, plus ou moins consciente, des métiers de cinéaste et de scénaristes. Ces condamnation supposent que le cinéma peut déterminer directement un changement culturel, justifier un passage à l’acte, et le censeur se présente indirectement comme un garde-fou. Sinon Irréversible aussi représentatif de ce renversement (même littéralement dans sa construction).

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