Spoilers.
Le cinéma de Paul Thomas Anderson seconde période (celui qui filme des anti-fresques soustractives à grands coups de 70mm) semble avoir enclenché aux USA une sorte de seconde modernité, une nouvelle lignée de cinéastes indés américains totalement étrangers aux codes du film Sundance.
C’est le cas, typiquement, pour ce Brutalist, dont le style est résumable au même genre de paradoxe que chez PTA : un réalisme brut qui déromantise l’imaginaire américain, mais qu’on va pourtant filmer à coups de pellicule Vistavision, de visions monumentales, ou d’entractes comme à la grande époque. La manière du film est aiguisée et stimulante (notamment par cette façon de cogner la haute société à la misère brute de l’Amérique des rues), s’attaquant par touches singulières et éclatées aux conventions attendues du biopic, et se permettant de mystérieuses ruptures ou sorties de route (la scène où le cousin vient soudainement maudire son invité, après tant de temps à s’en être montré proche, en est un exemple typique).
Mais toutes ces manières pour quoi ? C’est bien ce qu’on se demande devant ce film qui, passée sa façon rafraîchissante de regarder l’Amérique, semble davantage faire spectacle de son style qu’avoir grand-chose à nous transmettre – au mieux a-t-il à disserter (sur les rapports malaisants entre mécènes et artistes, sur la greffe impossible des Européens dans l’Amérique moderne). L’impression persistante est que ces cinéastes indés US adorent singer la modernité européenne, mais qu’ils le font comme à vide ; que leurs ruptures, leurs ellipses, leurs points de vue obliques, sont une finalité en soi (une façon de se “donner un air”), plus que le dommage collatéral d’une recherche de sens. Un peu comme des musiciens qui imiteraient de la musique atonale sans que leur partition ait la moindre cohérence interne.
On serait donc tentés de persifler que The Brutalist se contente d’aligner les ruptures et plans un peu bizarres. La promotion du film suggère que celui-ci raconte le combat qu’a vécu Brady Corbet face à ses financiers, mais on est plutôt tentés de voir le film lui tendre un miroir en ce personnage du mécène, tout aussi avide de validation par l’art européen que le cinéaste l’est lui-même. Collection de moments inconfortables et de malaise faisant geste d’auteur, éclats de cul épars faisant caution de cinéma sérieux, passion de la reconstitution chic (le final aux sons et images 80’s)… Tout y est.
Plus curieux encore est de voir le film, pourtant délivré des obligations du biopic (puisque, dans un curieux geste à la Tár dont la répétition commence à interroger, le film mime le portait d’une personnalité ayant existé alors qu’il n’en est rien), Brady Corbet en conserve inexplicablement les écueils et les lapalissades : portrait de l’artiste en connard égotique, narration fragmentée en différents lieux et moments du fait de l’aléatoire d’une vie, interprétation accumulant les imitations d’accents et autres mimiques fétichistes, fil rouge de la drogue plombant et simplifiant le parcours du personnage – et surtout cet inévitable et terrassant ennui propre au genre, qui revient s’abattre sur le film dès que le style se relâche un peu.
La chose la plus bizarre reste cette scène de viol, qui peut à la fois passer pour une coquetterie de plus singeant la modernité européenne (un acte cru et violent posé sans prévenir au milieu de la continuité morne), mais qui trouve une légitimité symbolique (un résumé des dominations qui courent sous les politesses suaves), un peu comme un mauvais rêve nauséeux qui dirait la vérité des rapports de force entre personnages (entre hôtes américains et émigrés, entre les financeurs et les artistes dont ils cultivent les fruits de la douleur). De ce fait, ramener in fine ce viol comme un élément scénaristique (en faire la raison du caractère impossible du personnage, l’utiliser pour s’offrir une scène à la Festen) paraît assez bizarre, comme s’il fallait mordicus ramener cette image mentale à l’état de péripétie. C’est plus globalement le signe d’un film qui ne va pas au bout des leçons de ses modèles, se sentant obligé d’expliciter par le dialogue en épilogue le spectre de l’holocauste qui hantait déjà clairement ses images, de recoudre ce qui devrait faire mystère.
Évidemment, il n’est pas question de minorer l’ambition cinématographique du projet, si rare dans le cinéma US contemporain (perdu entre blockbusters anonymes et bibelots A24) : les belles idées ne manquent pas. Il y a cette ouverture dont on a beaucoup parlé, qui joue sur la confusion avec l’enfer nocturne d’Auschwitz pour littéralement montrer, en un seul plan de fulgurant résumé, un juif européen échapper à l’horreur des camps pour arriver en Amérique. Il y a aussi ce personnage féminin, qui durant toute la première partie est résumé à sa voix-off, hors-champ si étrange qu’on pourrait la penser imaginée et parlant d’entre les morts, donnant l’impression d’un dialogue avec l’Europe toute entière, plus qu’avec un personnage. On peut encore citer cette façon dont le bâtiment de László sort de son rôle d’élément de biopic pour devenir dans le final un réceptacle malfaisant, comme un piège prévu depuis le début pour l’Amérique et ses nouveaux riches, qui se perdent à l’image dans les profondeurs d’une psyché européenne traumatisée qu’ils sont incapables d’appréhender, et contre laquelle leur civilisation de surface ne peut pas lutter. La drogue, enfin, trouve un rôle inattendu, presque bénéfique, dans cette communication qu’elle permettra au couple par-delà ses douleurs.
Autant d’éléments brillants qui, ajoutés aux qualités évidentes du projet (sa musique singulière, sa superbe photographie, son goût ambigu pour une monumentalité à la fois utopique et oppressante) suffisent à en faire un film notable.