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Pixar, l’art et la recette Sur Ratatouille et quelques autres films

Les échos cannois nous promettant un retour en grâce de Pixar pour ce 17 juin, il est temps de se pencher sur cette petite décennie où le consensus critique français, qui mit un certain temps à s’effriter, passa parfois sous silence les problèmes minant les films du studio. Cette période problématique que Vice-versa viendrait clore, quand a-t-elle débuté ? L’Histoire propose une césure toute offerte : le renouvellement en 2006 du contrat avec Disney, certes conclu à l’avantage écrasant de la firme à la lampe, mais qui sembla ensuite l’obliger à multiplier la production de suites. Une double rupture, plus discrète, précède cependant cette transition.

 

Devine qui vient dîner

En 2000, Pixar innove en effet en “invitant” un réalisateur extérieur déjà reconnu (Brad Bird, auréolé du succès d’estime du Géant de fer) et son projet personnel de longue date (Les Indestructibles), introduisant une légère dimension auteuriste dans le tout-collectif ayant jusque là marqué le studio (où les cinéastes émergeaient traditionnellement de l’équipe de production au terme d’un parcours progressif). Puis, en 2005, Lasseter pousse Bird à reprendre la production d’un film en cours (dont le cinéaste a été remercié), tel l’homme de confiance qu’on envoie gérer les situations catastrophes : ce projet, c’est Ratatouille (2007).

Ce double-mouvement (affirmer l’auteur / faire rentrer un projet dans le rang) pose à lui seul la question de la norme chez Pixar – ou, pour le dire plus aimablement, de la particularité d’un studio dont les films ont tous un statut hybride : l’identité de chaque cinéaste y négocie avec celle de la firme. Si aller voir “le dernier Universal” ou “le dernier Warner” n’a aujourd’hui plus de sens, “le dernier Pixar” évoque immédiatement une série de traits propres : un même mélange de tons (mêler le screwball à des abîmes d’angoisse affective), une façon particulière de s’adresser à son public (commun, et non séparé entre gosses à émerveiller et adultes à qui donner des coups de coude second degré), une identité technique (le travail virtuose des lumières), des motifs scénaristiques (l’évasion, la confrontation de deux personnages principaux radicalement inverses), et quelques obsessions plus profondes (sans cesse remettre en scène l’avènement des CGI dans le monde des images, par la confrontation des héros de synthèse et d’une espèce qui les domine, qui les précède, ou qui leur donne raison de vivre).

Derrière cette identité commune se cache une manière de travailler : le groupe y a un poids. Pour exemple ces fameuses séances collectives de révision du scénario (dont l’élaboration douloureuse prend deux à trois ans), où sont passées en revue toutes les carences réelles ou supposées du script (d’un point de vue « objectif » qui pose déjà question en soi). Mais ces séances visent aussi, dans une logique d’optimisation, à collecter les meilleures idées : chaque scène va être améliorée, maximisée, densifiée. D’où ce plaisir de l’exécution qui marque même les films les plus ratés du studio, bien au-delà du scénario : timbre harmonieux d’une voix excellemment castée, gags s’entraînant les uns les autres dans une progression exponentielle, caractérisation fine et savante de chaque petit personnage… Le travail de groupe et son émulsion si particulière ont favorisé cette excellence du détail, et un plaisir de la profusion : à chaque réalisateur, ensuite, de composer avec ce plaisir premier, de trouver la juste place pour dialoguer avec cette abondance. Et c’est ici que Brad Bird (d’ailleurs connu pour endosser le rôle du méchant flic lors de ces réunions) est un cinéaste-clé.

 

De l’art de laisser les buffles en paix

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Bird et Lasseter à l’une des réunions de travail sur le scénario de Ratatouille.

La mise en scène de Bird n’a pas le recul un peu abstrait, ému et amusé (le monde comme une scène de théâtre) qu’on peut trouver chez Pete Docter ; elle n’a pas non plus le lyrisme vibrant d’Andrew Stanton, dont l’énergie primale et obsessive (“retrouver mon fils”, “suivre Eve”) canalise le foisonnement du détail.

Brad Bird aborde plutôt ce matériau en boulimique, d’une manière qu’on a peut-être un peu trop vite prise pour un simple héritage caféiné du burlesque. On sait que l’une des devises affichées aux bureaux de Pixar durant la production des Indestructibles commandait d’ “utiliser chaque partie du Buffle” – référence aux indiens d’Amérique qui, devant l’animal mort, trouvaient fonction et utilité à chacun de ses restes, même le plus anodin. Devant une scène, devant la moindre situation, Brad Bird se transforme ainsi en ogre étourdissant, avide de bouffer tout ce que l’idée peut proposer de bon, prenant le mets par tous les bouts jusqu’à le vider de la moindre goûte de jus. Ainsi en était-il des Indestructibles et de son sur-découpage totalement ivre, malade à l’idée de rater la moindre émotion, grimace, ou recoin de la scène. Une certaine force baroque, de celles qui ont peur du vide et de la mort, émanait de cette farandole de gags à la vitalité d’emblée essoufflée. Mais l’approche, exténuante, montrait déjà ses limites.

Dans Ratatouille, le montage galopant a laissé place à de multiples plans-séquences aux spectaculaires arabesques, mais l’approche n’a pas changé : tout attraper au passage, ne rien laisser filer, la priorité reste la même. La mise en scène de Bird a les mêmes qualités et défauts que celle d’un prestidigitateur, faisant sans cesse glisser notre regard, restant maître d’une énergie prometteuse qu’il ne pourra jamais installer. Prenez cette relation fragile et touchante entre le garçon gauche et l’animal savant, entre deux inadaptés qui trouvent en leur moitié un absurde moyen de grandir : il suffirait de quelques moments, ne serait-ce que d’une pause, pour apprécier le potentiel de cette complicité émue. Mais Bird veut tout phagocyter, hachant les étapes de cette relation dans les rouages d’une mécanique monstrueusement efficace, suçant la sève de chacune de leurs scènes d’échanges pour y insérer tant d’éléments dramaturgiques, esthétiques, comiques ; pour, très vulgairement, optimiser le temps disponible. En voulant exploiter tous les charmes et saveurs possibles de chaque scène, en refusant de faire des choix, le réalisateur rabote méticuleusement l’âme de son film : tout devra servir, mais le tout ne servira de ce fait à rien.

Le but ici n’est pas de rejeter sur Bird les tares de toute une firme, ni de lui dénier la richesse de son goût pour la vitesse et le corps-cartoon, auxquels ses films en prise de vue réelle donnèrent d’ailleurs suite de manière convaincante. L’idée est plutôt de voir comment, à ce moment précis de l’histoire du studio, le cinéma de Bird a su cristalliser la dégénérescence du style Pixar – sa profusion, son goût pour l’efficacité, sa confiance inébranlable dans le scénario. Et de comprendre pourquoi c’est ce style qui a été vécu comme une norme rassurante, la sécurité sur laquelle se rabattre dans la panique qui était alors celle du studio. Ratatouille fut en effet un projet-clé, attendu au tournant, et notamment par les actionnaires : c’était le premier film à être conçu hors de la tutelle de Disney, avant qu’un renouvellement de contrat ne vienne changer la donne. Son succès commercial, hautement symbolique, était nécessaire. Il est d’ailleurs à remarquer qu’au même moment, Cars (2006) était travaillé par la même obsession d’efficacité sur un mode inverse, dans un saut de foi qui fantasmait l’inébranlable scénario au point de n’en rendre plus visible que le squelette. On peut juger avec le recul que ce projet de mise à plat (vide de la plaine, ralentissement de la communauté, épure des péripéties réduites à l’os) avait plus d’étrangetés que l’agitation sécurisante du cinéma de Bird. Mais ces deux projets en forme d’impasse ne sont que les deux faces d’une même pièce : ralentissement ou accélération, essentialisation du récit ou mille moyens de broder autour – dans les deux cas, un savoir-faire perdait son innocence pour subir ses premières remises en question.

 

De l’intérêt relatif des traversées de dirigeables

Qu’est-ce que Brad Bird normalise, en « sauvant » le projet Ratatouille ? À l’origine, c’est un film de Jan Pinkava (Geri’s Game). Ce réalisateur européen, dont le court-métrage a rendu Pixar célèbre, avait imaginé un film autrement plus singulier : personnages secondaires plus nombreux et plus présents, action majoritairement située dans les catacombes, et ambitions gentiment totalisantes, comme l’explique le producteur Brad Lewis : « The story was boiling over with themes dealing with prejudice, family, following your passion, art and criticism. All of these things were pulling it in many different directions, but a story has to have conviction and be one thing ». La peur d’un film « d’atmosphère » pas assez narratif fut aussi plusieurs fois opposée à l’équipe de scénaristes originelle, et poussa Brad Bird à réécrire entièrement le scénario lorsqu’il reprit le projet.

Il serait idiot, avec le peu d’éléments qu’on a en main, de prendre parti pour Pinkava contre Bird : tous les films Pixar ont connu dans leur production un moment de crise profonde, et rien ne dit que le réalisateur déchu ne courait pas à l’échec. Qu’importe : on aurait bien aimé le voir essayer. Car Ratatouille n’est pas le seul cas concerné, et cette pratique courante se fait à présent presque systématique : Rebelle retiré à Brenda Chapman dont c’était pourtant le projet personnel (on vit le résultat) ; Newt, projet du prometteur Gary Rydstrom, réattribué à Pete Docter, puis annulé ; Le Voyage d’Arlo (sortie ce 25 novembre) retiré à Bob Peterson neuf mois avant sa date de sortie initiale, pour être confié non plus à un cinéaste, mais à tout un groupe se partageant les différents segments du film… Plus que les qualités supposées de ces projets originels, qu’on sera toujours tentés de fantasmer, c’est la gestion du risque qui ici interroge : autant de films pour lesquels on a préféré l’efficacité à la singularité.

Ce choix de la sécurité, qui au moindre danger opère la rationalisation du style, fait désormais partie de l’identité du studio. Elle ne s’arrête pas magiquement aux portes des projets avortés, des films changés de main, ou des suites sans ambition (Cars 2, Monstres Academy) : elle se traduit sur l’intégralité de la filmographie en normes, en automatismes, en recettes. L’un de ces standards est la course-poursuite : il est devenu habituel de voir, dans le dernier quart des films Pixar, les personnages courir dans tous les sens pour rien, sinon pour préserver l’intensité du rythme jusqu’au climax, fût-ce de manière stérile. L’agitation n’est alors qu’un protocole de défense, contre la perspective panique d’un film qui ennuierait.

Prenons l’exemple d’un des derniers grands Pixar, Là-haut (2009) : alors que le récit est arrivé à maturité émotionnelle (la redécouverte du livre d’image, la conscience qu’il faut s’extraire de la morgue du deuil), le film embraie sur dix minutes de course-poursuite autour et au travers du dirigeable, faisant patienter entre deux moments symboliques (le déchargement de la maison, et son abandon). Or le hasard fait que l’une des premières images par lesquelles le film s’est fait connaître concernait cette scène :

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Il est frappant de voir à quel point cette ébauche de plan raconte à elle seule plus de choses que la scène toute entière dans le film fini. En une image, par la fermeté d’un cadre et d’un point de vue bien choisis, se racontent milles histoires : l’absurdité du monde extérieur menaçant le foyer de sa violence, le face à face épique entre un petit corps usé et les machines, la maison sombre et encombrée dont la porte ouvre sur la pureté d’un vide immense… Plan légèrement conceptuel qui narre à plein tube (un cadre réduit à ce qui lui est strictement utile, au risque de l’abstraction), dont Pete Docter a d’ailleurs fait sa marque de fabrique.

Or, qu’en fait le film ? Ce que faisait Bird avec son rat : il optimise. C’est-à-dire que, la scène arrivée, il perd contact avec les nécessités profondes du récit (ce qui a poussé, à l’origine, à la mise en place d’une telle scène), n’utilisant plus la situation que comme moyen, simple support à gags et micro-péripéties (une accumulation de ruptures : un danger, sa résolution, un danger, sa résolution…). La mise en scène est alors seulement occupée à dessiner un parcours fonctionnel (comment fait-on, et en combien d’étapes, pour que tous les personnages passent de l’intérieur de la maison au toit d’un dirigeable), et non à narrer, à poser un regard sur ces péripéties de sorte qu’elles racontent quelque chose de ce qui secoue le film (le deuil, la relation à l’enfance, la reconstitution d’une famille – toutes ces choses qu’il est tout à fait possible de mettre en scène à travers une scène d’action). En l’état, les modalités de cette agitation pourraient être complètement différentes, cela ne changerait rien – la scène raconterait la même chose, c’est-à-dire son propre remplissage.

 

Et après ?

Quel est l’impact concret, chez Pixar, de cette crispation ? Il y a fort à parier que les films de Stanton et de Docter, grands cinéastes dont le style affirmé n’a jamais réveillé les craintes du studio, n’auront pas à en souffrir au-delà de quelques scènes isolées – le succès critique du dernier film de Pete Docter, qui sort ce mercredi dans nos salles, semble le confirmer. Mais Pixar s’est-il pour autant extrait de sa période problématique ?

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Artwork pour Le Voyage d’Arlo, film aux cinq réalisateurs.

De l’autre côté du Pacifique, un autre studio à forte personnalité, Ghibli, sembla longtemps indestructible parce qu’il hébergeait deux des meilleurs cinéastes au monde. Les jeunes réalisateurs de Ghibli, dont les films furent parasités par la génération précédente (Miyazaki scénarisa et/ou surveilla chacun des nouveaux projets), n’eurent jamais la possibilité de s’affirmer totalement, ni d’ouvrir de nouveaux horizons aux codes du studio. Ceux-ci, religieusement perpétués par le collectif (l’armada d’animateurs, de directeurs artistiques), finirent par se figer en académisme : lorsque les deux vieux cinéastes partirent en retraite, Ghibli n’avait plus rien pour se projeter dans le futur, et dut fermer ses portes.

La comparaison s’arrête là : le studio californien, qui prône une création de groupe, n’a pas ce fonctionnement auteuriste (le public connaît le nom de Miyazaki, pas celui de Stanton). Mais là réside aussi le danger : à l’image du naturalisme rural pépère qui noya toute innovation au studio japonais, le talent narratif de Pixar, laissé entre les seules mains du collectif, court le risque de se calcifier dans ses certitudes. Un coup d’œil aux prochaines productions de la firme semble confirmer cette asphixie : on y trouve le terrain déjà balisé de quatre suites (Le Monde de Dory, Les indestructibles 2, Cars 3, Toy Story 4), réalisées par les cinéastes ayant initié ces franchises ; et deux projets originaux, l’un retiré à son réalisateur au profit du groupe (Le Voyage d’Arlo), l’autre confié à Lee Unrick, qui n’est pas exactement un petit nouveau…

On pourrait objecter que la force de Pixar, et du classicisme souverain qu’il imposa à la face d’un cinéma hollywoodien égaré, tient justement au fait d’avoir ré-inventé une émulsion créative de studio – et que chercher à auteuriser ses réalisateurs revient à trahir ce qui fait justement sa singularité dans le paysage du cinéma contemporain. Ce serait pourtant oublier que l’un ne va pas sans l’autre, et que l’auteur n’est pas une fin en soi. Dans l’un de ses textes (Après tout), Daney faisait état de ce paradoxe : « Dans un art aussi impur que le cinéma, fait par beaucoup de gens et fait de beaucoup de choses hétérogènes, soumis à la ratification du public, n’est-il pas raisonnable de penser qu’il n’y d’auteur – c’est-à-dire de singularité – que par rapport à un système, c’est à dire une norme ? L’auteur ne serait pas celui qui trouve la force de s’exprimer envers et contre tous mais celui qui, en s’exprimant, trouve la bonne distance pour dire la vérité du système auquel il s’arrache… L’auteur serait, à la limite, la ligne de fuite par laquelle le système n’est pas clos, respire, a une histoire ».

La couveuse des courts-métrages Pixar pullule de jeunes réalisateurs prêts à émerger, qui pourraient sans doute proposer au glorieux savoir-faire une faille, une résistance, une petite remise en question. Pas pour le détruire, pas pour le dénaturer, pas pour s’affirmer seul contre le studio ; simplement pour lui laisser une chance d’avoir un avenir.

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