Notes sur les films vus #29 # 29

Parce que si les salles du quartier latin ont sauvé ma cinéphilie cet été, elles m’ont aussi rendu très plan-plan dans mes choix de films…

 

Nous nous sommes tant aimés

Ettore Scola / 1974

En 1945, trois amis qui ont pris part à la Résistance italienne célèbrent la chute du fascisme et la fin de la guerre. La République remplace la monarchie et tous trois poursuivent leur chemin séparément… (C’eravamo tanto amati en VO)

Légers spoilers. Pour moi qui ai beaucoup de mal avec la période, et avec la comédie italienne en particulier, c’est une vraie surprise – tant le genre semble ici à son crépuscule, comme adouci d’une compassion fatiguée, parant progressivement son humour de discrets accents tragiques. Le film qui en résulte est un portrait tendre et féroce de la déliquescence de la gauche face à la modernité, à travers ses trois destins-types (trahir, subir, ou se réfugier dans la position confortable de l’intellectuel). La manière sauvage et “crayonnée” typique du cinéma italien populaire d’alors peut pourtant donner, en surface, l’impression d’un film faisant simplement des tentatives comiques tous azimuts (à la manière d’un feu d’artifice faisant feu de tout bois). Mais cette explosion dissimule une science humoristique dense et rigoureuse, profondément cinématographique, d’ailleurs souvent visuelle (malgré ce que le flot de dialogues pourrait laisser penser). C’est plus généralement une virtuosité narrative qui caractérise le film, par ces échanges constants entre les évènements et leur propre narration (souvent au sein du même plan), dans une fluidité presque musicale, faite de passages de relais, d’ellipses et de coupes brusques, de jeux de rimes ou d’échos – comme du jazz. Slalomant entre les registres, passant en une scène de l’humour réaliste (un personnage se perdant dans ses palabres) à un humour cartoon (l’oxygène à l’hôpital, le défilé des voitures), alternant le tableau politique sérieux à l’onirique pur et simple, le film est épatant. Tout juste l’ensemble a un peu vieilli dans sa peinture du personnages féminin (ses hilarités en gros plans post-synchronisés qui en font un simple perso à faire rire), rare trace de la vulgarité attestant des quelques travers du cinéma populaire de l’époque.

 

Plein soleil

René Clément / 1960

Tom Ripley est chargé par un milliardaire américain, M. Greenleaf, de ramener à San Francisco son fils Philippe qui passe de trop longues vacances en Italie auprès de sa maîtresse Marge. Tom entre dans l’intimité du couple et devient l’homme à tout faire de Philippe…

Quelques spoilers. J’ai toujours beaucoup aimé l’adaptation de Minghella (Le Talentueux Mr. Ripley, 1999), qui en explicitant les principaux ressorts psychologiques du roman de Patricia Highsmith (à commencer par l’homosexualité de son personnage) s’ouvrait de nouvelles portes romanesques. J’avais alors imaginé que l’adaptation de René Clément (cinéaste dont je n’avais jusqu’ici rien vu) était une version contrainte et limitée par ce que les convenances et censures de l’époque imposaient. C’est tout l’inverse : sous le règne de l’implicite et de la suggestion, la première partie du film est d’une densité à faire peur. René Clément étonne par la manière dont il débute in media res (Tom Ripley déjà intégré à la bande), et ne fera que surprendre ensuite, par des scènes explorant très librement le drame en cours (les mensonges de Ripley sont devinés et démasqués d’emblée, la future victime discute tranquillement de son meurtre avec son futur assassin). Apogée de toute cette première partie, la longue séquence en mer au moment du meurtre est un petit miracle : alors qu’on sait combien les tournages en mer peuvent entraver un metteur en scène, elle s’avère d’une maestria épatante et d’une force expressive de tous les instants (mer en furie, Ripley en panique, le visage du mort qui se révèle…), donnant à ce rapt d’identité un côté sacrilège et profanateur, qui ferait hurler le monde alentours. La seconde partie du film, plus longue, se fait un peu moins passionnante : davantage accroché aux méthodes par lesquelles Ripley usurpe l’identité de Philippe (scènes à la minutie séduisante, mais moins habitées), René Clément ne retouche au vertige et à la sensation de fuite en avant de son personnage que lors des scènes (brillantes) liées au second meurtre. Mais au 14è retournement, l’ennui pointe, et cette façon de conclure sur une note ironique donne la mesure de combien les ambitions du film se sont petit à petit rétrécies. Reste qu’au-delà du reptilien Alain Delon (qui me paraît enfin passionnant à l’écran, pour la première fois), ou de cette forte atmosphère au soleil italien calmement écrasant, le film m’impressionne assez pour me donner envie de découvrir tout René Clément.

 

Le Roman de Mildred Pierce

Michael Curtiz / 1945

Mildred Pierce est interrogée par la police après la mort de son second mari. Elle revient alors sur sa vie, de son premier mariage à ses efforts pour satisfaire les besoins de sa fille… (Mildred Pierce en VO)

Légers spoilers. Le Roman de Mildred Pierce a beau enfin me permettre de m’enthousiasmer pour le cinéma de Curtiz (qui jusqu’ici m’avait laissé aussi dubitatif que celui d’un Cukor, ou d’un Wyler), je ne suis pas sûr qu’il m’en donne pour autant beaucoup de clés. Michael Curtiz se montre ici d’abord un cinéaste efficace, rythmé, enjoué (au prix d’une musique un peu envahissante), témoignant parfois de belles idées de cinéma (comme cet écho du commissariat, qui rend l’endroit inexplicablement froid), mais se présentant surtout comme un réal implacablement humble – presque trop en fait, au point de trahir un certain manque de personnalité (tout juste résumable à quelques tics, comme ces grands jeux d’ombres). Cette absence d’identité, le film tente de la compenser par le punch des dialogues et par un scénario savant (c’est un véritable show, le spectateur n’a pas une seconde à lui), et surtout par une imagerie appuyée de film noir – genre auquel on rattache d’ailleurs souvent le film, malgré la très légère dimension criminelle de son récit. Seuls les deux plans de fin, en osant des images un peu plus énigmatiques (ces femmes de ménage et cette austère immensité de la justice), laisse enfin échapper quelque chose… Le reste du temps, ce savoir-faire Hollywoodien ultime, mais non relevé des saillies d’un regard personnel, donne un peu le même sentiment qu’un plat sans sauce, quand bien même il sort d’un restau quatre étoiles. Notons tout de même que le film a aussi quelques problèmes plus objectifs : malgré son tableau d’indépendance féminine (le premier dialogue pré-divorce, l’entreprise menée par un duo féminin…), il a du mal à se départir de son manichéisme quand il fait face à la fille de l’héroïne – jeune femme vénale totale, presque biblique qu’elle est à se débattre avec cette nature mauvaise à laquelle elle ne peut échapper. La force du sous-texte de violence sociale (on n’ose imaginer ce qu’un Sirk en aurait fait) s’en retrouve quelque peu gâchée. Reste, malgré tout cela, un grand plaisir de spectateur, celui d’être pris en charge par un ouvrage à la maîtrise totale.

 

Panic sur Florida Beach

Joe Dante / 1993

Key West, Floride, 1962. Alors que le monde est au bord de l’aneantissement nucleaire, Lawrence Woosley presente en premiere mondiale son nouveau film d’horreur… (Matinee en VO)

Légers spoilers. Matinee, pour le spectateur d’aujourd’hui, est une double madeleine de Proust : d’abord pour le cinéma d’entertainment des années 80-90, et son positivisme solaire ; et ensuite pour toute une production bis typiques des années 50 (monstres en carton pâtes et multiples systèmes machin-rama – c’est ce cinéma qu’on met ici en scène, plus que celui des sixties durant lesquelles se déroule le film). Plus généralement, Matinee déborde de nostalgie pour toute une Amérique d’enfance (celle de Joe Dante, évidemment), en un hommage gorgé d’amour qui suffit à faire du film une agréable expérience, où l’imaginaire et l’état d’esprit de deux époques sœurs (50’s et 80’s) semblent se commenter et se renvoyer la balle : l’univers collégien-lycéen et sa façon de reluquer les filles, le monde militaire omniprésent, le chant des entrepreneurs et des charmantes combines commerciales à succès, jusqu’au plaisir à aller s’asseoir sur une plage en béton… Mais il manque à tout cela une espèce de sel, la touche “sale gosse” de Joe Dante manquant cruellement à l’appel. On dénombre certes quelques petites piques (cette télévision comme un tube continuellement ouvert, ce plan de fin cruel annonçant le Vietnam…), ainsi qu’un contexte nucléaire paranoïaque censé donner au film tout son relief. Mais la peur de l’apocalypse atomique est bien trop vidée de son contenu politique, réduite à une pantalonnade de comédie (d’ailleurs pas le versant le plus réussi du film : voire l’humour un peu lourd touchant au directeur de cinéma)… Au final, seule une courte scène d’exercice à l’école en effleurera la dimension angoissante. On s’interroge, enfin, sur la célébration de ce producteur-faiseur, figure à peine égratignée par un film voulant surtout incarner en lui l’amour du cinéma, et un éloge de l’artisanat. On n’ose imaginer de ce que le film aurait pu faire de cette liesse populaire flippante et de ce balcon mortel si seulement il s’y était vraiment risqué… Bref, un résultat sympathique et bien mené, mais qui donne l’impression de manquer de profondeur.

 

Trois mille ans à t’attendre

George Miller / 2022

Alithea Binnie, une narratologue britannique venue donner une conférence en Turquie, rencontre un génie qui lui propose d’exaucer trois vœux en échange de sa liberté. Mais Alithea est bien trop érudite pour ignorer que, dans les contes, les histoires de vœux se terminent mal… (Three Thousand Years of Longing en VO)

Légers spoilers. Trois mille ans à t’attendre est un divertissement plaisant, d’autant plus sympathique que le projet témoigne d’une visible ambition. Le résultat glisse cependant quelque peu sur l’œil du spectateur, échouant dans ses deux grandes aspirations… La première, manifeste, est d’être un mille-feuilles d’histoires et de récits façon Mille et une nuits (contes emboîtés, personnages eux-mêmes narrateurs, structure qui se re-déplie sans cesse sans laisser deviner quand viendra sa fin) : si l’écriture ne manque pas d’idées, les contes relatés sont trop rapides pour qu’on ait le temps de les investir (et travaillent trop discrètement leurs liens au passé de l’héroïne pour correctement résonner avec). L’échange dans la chambre d’hôtel moderne, satisfaisant et savamment dialogué (le film n’a aucun mal à tenir avec deux acteurs en peignoir dans un décor vide), se ratatine dès lors qu’advient le nœud central du récit, à savoir le premier vœu de Swinton. Un vœu qu’on peine à rattacher à la logique et aux enjeux du récit, qui semble impropre à en résoudre quoique ce soit – sinon en trahissant à rebours son héroïne, dont le célibat assumé et supposément heureux n’aurait en fait été que souffrance (même si l’on pourrait objecter que la romance qui en résulte, délire solitaire se repliant sans cesse sur le foyer, témoigne d’une fantaisie qui n’existe nulle part ailleurs dans la tête de son personnage). L’autre grande aspiration du film, tout aussi visible, est celle d’être un grand imagier. Sur ce point, le résultat laisse dubitatif : si l’on peut partager le goût des transitions et transformations sans fin, ou encore accepter le jeu de cette esthétique baroque loukoum (quand bien même un ensemble plus suggestif, dégueulant moins directement son faste et ses couleurs, aurait plus aisément touché le merveilleux du doigt), il est difficile de suivre plus loin le film dans son orgie de CGI souvent hideux, ou dans l’académisme de son exotisme oriental.

 

Feu Follet

João Pedro Rodrigues / 2022

Sur son lit de mort, Alfredo, roi sans couronne, est ramené à de lointains souvenirs de jeunesse et à l’époque où il rêvait de devenir pompier… (Fogo-fátuo en VO)

Le mot « fantaisie », quand il vient s’apposer au cinéma d’auteur, équivaut à un trigger warning. On sait d’emblée qu’il est autant un programme qu’une sorte d’excuse – un film est “fantaisiste” faute d’être réellement drôle, “fantaisiste” faute d’être réellement consistant ou rigoureux, “fantaisiste” faute d’être réellement fort. Et vous le sentez déjà venir, le film d’auteur porno-arty qui se résume à un concept ou un collage (ici : pompiers, fantasmes gay et comédie musicale), aux chorégraphies mollement mises en scène et aux musiques un peu moches, le tout mâtiné de petites diatribes “politiques” supposément audacieuses (montrer la famille royale dire des trucs racistes et anti-républicains – youhou…). Le tableau que j’en fais ici semble dessiner les contours d’un film extrêmement irritant, mais il n’est pas déplaisant en soi : il a le bon goût d’être court (presque trop en fait – le séjour en caserne et son histoire d’amour, censés être le cœur du drame, se résument à quelques scènes à peine…), ce qui le protège d’un autre écueil, celui de diluer ses inventions dans un océan de vide et d’ennui. Feu follet au contraire est plutôt dense, et on s’amuse donc vaguement des trouvailles, on prend la friandise Wes Anderson érotique pour l’objet raisonnablement divertissant qu’il est, tout en imaginant tout ce que le film aurait pu faire s’il avait un peu plus honnêtement investi cette histoire d’amour et sa tension post-coloniale (assez effleurée passée une scène de dialogue en camion), ce qui lui aurait par là-même peut-être évité d’en reproduire les réflexes (on ne pourra s’empêcher de remarquer que l’acteur noir, maté comme une gravure de magazine, est le seul des deux comédiens principaux à finir totalement à poil). Ce petit exercice de style distant et ironique, pas déplaisant mais limité, aura donc surtout réussi à tromper l’ennui des festivaliers cannois entre deux drames gris – raison, sans doute, du délire de la presse.

 

One way

Andrew Baird / 2022

À la suite d’un braquage qui a mal tourné, Freddy s’enfuit avec un sac rempli d’argent et de cocaïne. Gravement blessé, son boss et ses sbires à ses trousses, il monte dans un bus…

Quelques spoilers. Après des années à chroniquer en notules des direct-to-video dont il n’y avait rien d’autre à évaluer que le degré de ridicule, quelle surprise de tomber enfin sur une production fauchée certes limitée, et très normée sur bien des points, mais qui fonctionne néanmoins comme une vraie série B : comme un petit film qui a « quelque chose à proposer », qui file une idée forte, remportant ci-et-là quelques victoires sur le cadre limité qui est le sien. Sorti simultanément en salles et sur le net aux USA, le film garde les stigmates du direct-to-video tel qu’il existe depuis vingt ans : découpage imprécis et sur-montage, effets kitschs, détours hasardeux du scénario. Mais il propose pour le reste une belle idée de huis-clos devant se résoudre dans l’espace et le temps limité d’un trajet de car, alors que s’écoule peu à peu la conscience et les capacités du héros qui perd son sang. Même si la mise en scène est trop imprécise pour correctement l’exploiter, on sent le potentiel de ce qu’aurait pu être, formellement, le délitement progressif et hallucinogène des perceptions du personnage, Andrew Baird parvenant à esquisser une imagerie d’autoroutes sombres aux lampadaires blafards défilant à travers les vitres sales, et d’une Amérique dépressive de débrouille et d’échoués. Les inattendues touches de fragilité (les deux enfants abusés, celui qui l’a été et celle qui va l’être) créent une empathie pour les personnages à laquelle ce genre de productions ne s’essaie habituellement même pas, comme une touche de mélodrame qui vivote au milieu du film de genre cradingue. Il reste de multiples rendez-vous manqués, notamment cette promesse de trouver la bonne combinaison entre tous les passagers du car pour résoudre le récit : en l’état, chauffeur compris, le film les abandonne et ne les reverra jamais. Mais parmi tous ces défauts et maladresses, et malgré les évidentes limites de l’ensemble, il y a là un petit film motivant, comme devrait l’être n’importe quelle production qui a à la fois ce faible budget et la liberté qui va avec.

 

Kompromat

Jérôme Salle / 2022

Russie, 2017. Mathieu Roussel est arrêté et incarcéré. Expatrié français, il est victime d’un “kompromat”, de faux documents compromettants utilisés par les services secrets russes pour nuire à un ennemi de l’Etat…

Quelques spoilers. Kompromat est un film embarrassant. Ce n’est pas tant par son exécution, somme toutes passable (même Lellouche, en dehors de ses traditionnels coups de gueules sanguins, livre ici une partition plutôt sobre et mesurée), mais pour son principe même. Nul doute que tout ce qui est décrit ici (faux dossiers, corruption généralisée, justice fantoche, prisons atroces…) existe à des degrés divers en Russie. Mais quand bien même la caution de l’histoire vraie, il est impossible de regarder ce film sans se demander quel sens cela a eu, pour des français, d’aller faire un film sur combien “la Russie c’est horrible” : l’enfer là-bas, ça ne peut être, rhétoriquement, qu’une manière de chanter combien c’est mieux ici (il suffit de voir le ciel littéralement s’éclaircir à la frontière européenne). Comment le projet, alors (qui du fait de l’anecdote suit de plus un directeur de l’alliance française, défendant les valeurs françaises), peut-il sonner autrement que comme une entreprise de propagande, fut-elle involontaire ? Il suffit d’un exemple : le calvaire dont souffre le héros en prison dès que ses collègues de cellule apprennent qu’il est incarcéré pour prédocriminalité. Comme si cela, cette chasse vomitive aux “pointeurs”, n’était pas une spécialité toute aussi réelle des prisons françaises, dans lesquelles on promet au héros une détention plus confortable… Bref, le film se place constamment dans ce genre de position intenable, même si Jérôme Salle essaie de donner le change, en sauvant un maximum de personnages russes du tableau noir qu’il dresse du pays (eux aussi subissent, semble nous dire le film), ou encore en peignant une diplomatie française à la froide logique reptilienne (Louis-Do de Lencquesaing n’est pas casté pour rien). Mais ce n’est pas assez pour gommer l’absurdité du projet : quelle logique à un film tout entier conçu pour condamner et peindre en enfer un pays qui n’est pas le nôtre ? Les cinéastes russes, avec courage, s’occupent déjà de peindre l’oppression de leur régime inqualifiable, et pour d’autres raisons que de divertir le grand public français.

 
 

Notules

Un peu d’actualité pour commencer, avec un deuxième semestre cinéma sans grand film, mais avec pas mal de bons !
Flee (Jonas Poher Rasmussen, 2021), qui retrace la fuite d’Afghanistan d’un jeune homosexuel, confirme après Valse avec Bachir combien l’animation sied idéalement au documentaire : tour à tour, le dessin permet une forme de pudeur, mais aussi de sortir la crise des réfugiés de ses diverses imageries clichées, en nous immergeant plus facilement dans l’intimité de cette famille (lorsque les quelques images de JT apparaissent par bribes, il est d’ailleurs frappant de voir combien elles ré-ancrent violemment le pays et ses habitants dans un monde « étranger »). L’animation permet également, à l’occasion, d’exprimer davantage (les souvenirs traumatiques traduits en images mentales plus abstraites et monochromes), les variations du dessin permettant de glisser imperceptiblement d’un régime à l’autre… Par son dispositif particulier (accouchement d’une histoire tue, pacte documentaire fait presque dans le dos du conjoint), le film sait traverser les diverses couches historiques ou politiques de son sujet pour toucher à l’intime, et se rendre émouvant. Certes, rien ici n’est exactement surprenant, ni révolutionnaire (seules quelques rares idées sortent du lot : l’origine exacte des visions d’ouverture, le suspense final avec le grand frère…), mais le dispositif est parfait, et le film sans faute aucune.
La Nuit du 12 (2022), histoire d’un féminicide et grand retour de Dominik Moll sur le devant de la scène, s’est peut-être vu tresser des lauriers un peu trop grands pour lui. Dès le début (la scène de départ à la retraite) tout sonne un peu toc, sans qu’on sache trop si cela tient au montage, à la direction d’acteur, ou encore aux dialogues… Le film s’en sort ensuite par une certaine rigueur, et un fonctionnement épuré, logique et mathématique, qui fait qu’on ne va plus vraiment le chercher sur le terrain du réalisme. Efficace et patient, il laisse aussi de la place à certains comédiens de briller (à commencer par Bastien Bouillon, grande révélation du film). Mais l’ensemble échoue je trouve à incarner le traumatisme et la hantise de ces policiers, qui reste très théorique. Il embarrasse aussi par ses ambitions féministes sur-explicites, aux coutures bien trop visibles (sans parler de certaines images maladroites, comme ce meurtre lyrique et kitsch), sans pour autant se départir des lourdeurs du genre (policiers qui se sentent investis de devoir faire la morale à tout le monde, sans que l’incompréhension intergénérationnelle que le film met en scène suffise à le justifier).

• L’âne d’EO (Jerzy Skolimowski, 2022) surprend à moins être un martyr qu’un témoin : le monde, par le truchement de son regard animal, apparaît surtout étrange, comme constamment renvoyé à son absurdité. Si le travail sonore parvient à nous immerger dans l’expérience sensorielle du baudet (et que le montage sait très bien interroger ses émotions), l’animal est donc d’abord le prétexte à un enchaînement de visions conceptuelles, comme un regard alien posé sur notre monde, en un alignement de plans splendides et bizarres, quoiqu’assez impatients (qui témoignent, avec cette musique insistante et trop forte, d’un relatif manque de confiance de Skolimowski dans son projet). Ces images, dont l’ultra-netteté et la fibre visuelle Malick flirtent parfois avec l’imagerie publicitaire, disent aussi le risque de vacuité d’un projet qui doit trouver le juste équilibre entre des vues disjointes et fragmentées (qui doivent exister pour elles-mêmes, dans tout leur mystère), et la nécessité tout de même de les unifier d’une façon qui évite le catalogue de trouvailles, afin que le geste artistique ne soit pas vécu comme arbitraire (la fin, pourtant forte, souffre par exemple d’arriver dans le film sans montée en puissance préalable, ni sentiment d’évidence). On s’amusera sinon, petit détail, de voir Huppert transformer en trois minutes tout le film en Isabelle-Huppert-movie (grande bourgeoisie décadente, dialogue froid entrecoupé d’éclairs de violence, soupçon de l’inceste – tout y est). Une sorte de superpouvoir, sans doute.
La Conspiration du Caire (Walad min al Janna litt, 2022), par lequel je découvre Tarik Saleh, semble ne faire qu’assurer le service minimum (certes déjà honorable) de l’internationale des auteurs cannois : réalisme de la forme, jeu d’acteur au cordeau, récit signifiant aux implications fortes. La mise en scène, pour le reste, laisse tout de même un léger sentiment de survol (dur de trouver une scène qui ne se résume pas à trois plans et quelques dizaines de secondes), donnant la désagréable impression que le film feuillette son récit plus qu’il ne l’incarne en profondeur (heureusement que la musique, aussi simple et attendue soit-elle, aide un peu à nous ancrer émotionnellement dans ce drame). Sans l’imagerie séduisante des lieux pour donner le change (ces costumes semblables et ce décor sublime, quoique bizarrement peu exploité au-delà de sa dimension carcérale), le film serait dangereusement flottant. Il est sauvé par un timide filet mélodramatique : celui d’un héros apeuré, fragile, malmené, pris au milieu d’un double nid de crabes.

Et un peu de patrimoine (tout américain, car je deviens une grosse feignasse) :
Prisoners (2013), sur l’enlèvement de deux enfants, est le premier film américain de Villeneuve qui ne me semble pas opter pour la pseudo-personnalité de ce style frigide et glacé qui caractérise aujourd’hui sa carrière. C’est plutôt la rigueur et la solidité du cinéaste canadien qui prédominent ici, notamment celles de sa direction d’acteurs (grande surprise de découvrir Hugh Jackman livrer une prestation viriliste-angoissée passionnante, face auquel Gyllenhaal paraît presque falot). Patient, très efficace à tenir son spectateur, le film prend le temps de déployer une épaisseur humaine qui manque habituellement au cinéma de Villeneuve, permettant de pardonner tous les sauts de foi que demande ce scénario bourré d’invraisemblances (et qu’excusent en partie la très courte durée de l’enquête, tout comme le ludisme du jeu de pistes). Au final, Villeneuve signe tout simplement ici son meilleur film, sublimé par la discrète et toujours géniale photo de Roger Deakins – la course de voiture pour la survie de l’enfant à travers la nuit, comme si tout le film se réveillait halluciné, soudain démuni et paniqué face à l’espoir qui renaît, s’impose comme le sommet de sa filmographie.
Hurlements (The Howling, 1981), relecture contemporaine du film de loup-garou, me laisse à peu près la même impression que Matinee : un charme de double madeleine (années 80 qui rejouent les années 50) auquel il manque un brin de piquant. L’amour pour l’horreur artisanale et les films d’épouvante passés (voire l’interminable scène de transformation, où l’héroïne se fait pure spectatrice) en reproduit aussi l’ennui latent, ainsi que les personnages féminins fades – on a le sentiment que le style est bon, mais qu’il manque le film qui va avec. C’est à se demander si la carrière de Joe Dante, cette tentative de marier le divertissement familial et le goût de la série B, n’est pas condamnée à toujours échouer en un compromis un peu plat… Hormis la fin gentiment grinçante, la seule épice de ce sage exercice d’hommage est paradoxalement sa longue ouverture, pour le coup bien éloignée des fifties, plongée dans l’urbanité louche du Nouvel Hollywood, qui oppose au mythe du loup-garou sa propre lecture des pulsions. Difficile alors, quand le film retourne se loger en forêt, dans ce décor d’imagerie traditionnelle, de ne pas avoir l’impression d’un cinéma qui part fissa retrouver ses chaussons.

Écrit sur du vent (Written on the Wind, 1956), s’il témoigne d’une période où la science cinématographique de Sirk était à son firmament, me semble pour la première fois manquer un peu d’âme. Peut-être parce que les personnages sont pour la plupart ici assez peu sympathiques (l’univers ultra-aisé où ils évoluent ne doit pas aider) ; la figure de la petite sœur montre même Sirk, fait inédit, être caricatural vis-à-vis d’un de ses personnages – lui refusant l’estime, les nuances, ou les attentions qu’il offre habituellement à tous (et les rares fois où il s’y essaie, c’est grossièrement, comme lors de cette scène à la rivière). Le film prend aussi peu de risques : les saillies grinçantes restent rares, et le film flirte peu avec les extrêmes émotionnels se défiant du ridicule (seule l’ouverture avec les noms des acteurs façon soap s’y essaie, semble-t-il involontairement – et de fait, que ce soit par le milieu décrit, par ses rebondissements, ou encore par son amour du dialogue, le film se présente comme une sorte de Dallas avant l’heure). L’élément le plus intéressant du film, c’est encore Lauren Bacall, qui semble opposer au modèle Sirkien un comportement inhabituel pour son cinéma, comme fermé ou en résistance au mélodrame, possiblement intéressée sans oser se l’avouer. Cette relative nouveauté, comme le goût immodéré du film pour la parole (presque trop parfois), en font un opus Sirkien singulier et intéressant, à défaut d’être très habité.
• Le cinéma de Polanski a la réputation d’être un cinéma fielleux, un cinéma du trouble, lieu de perversité et de malaise, flirtant avec la folie – bref, d’être une plongée dans la psyché humaine. Il me reste encore certains de ses films peut-être plus adaptés à découvrir (Le Locataire notamment), mais Chinatown (1974), qui est a priori l’un de ses chefs-d’œuvre, me met une fois de plus devant le même constat : Polanski est d’abord et avant tout un « bon artisan ». Impeccablement scénarisé, joué et rythmé, le film enfonce en effet le clou d’un cinéaste de la parfaite exécution, et par là-même d’un parfait classicisme (c’est le film noir tout entier qui semble ici ressuscité, intact, sans distance référentielle). Mais de personnalité, de quelque chose qui dépasse, il n’est jamais question ici : la révélation finale et son apogée horrifique ne font que saupoudrer de sordide les rouages du genre, les pervertissant moins qu’elles ne soulignent une note qui y traînait déjà, latente. Pour le reste, le film parle indéniablement le langage du cinéma (cette double utilisation du klaxon, ces phares bicolores…), offrant le plaisir d’un film documenté (la guerre de l’eau) et ingénieux, à l’élégance feutrée. Mais toujours point d’artiste génial à l’horizon.
 

Enfin, puisqu’on parlait des cinémas du centre parisien, je profite de ces notes pour vous inviter à signer, au cas où vous ne l’ayez pas encore croisée, la pétition en soutien au Luminor, menacé d’expulsion par une holding immobilière.

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