Notes sur les films vus #28 # 28

Parce que la fin du monde, en me forçant à retourner dans les salles pour profiter de leur climatisation, va finir par sauver ma cinéphilie à ce rythme…

 

Il Buco

Michelangelo Frammartino / 2022

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Dans les années 1960, un groupe de jeunes spéléologues décide d’explorer la grotte la plus profonde d’Italie…

Quelques spoilers. C’est un jeu d’espaces vertigineux que propose Il Buco (comme l’annonce d’ailleurs très tôt cette scène des casques à lanterne courant à travers le village : transformant et redessinant déjà le décor en temps réel, tout en l’utilisant littéralement comme un terrain de jeu). Les lieux du film sont en effet sans cesse reconfigurés et réinventés par la lumière, par le son, par le choix des angles, qui à chaque plan re-déplient et interrogent l’espace de façon nouvelle, tout en organisant le face-à-face entre deux mondes (les profondeurs verticales qu’explorent les spéléologues modernes, contre l’immensité horizontale des prairies du monde ancien). À ce petit match, la ligne formelle du berger en surface paraît vite la plus faible des deux, vite épuisée passés quelques vastes tableaux d’immensité aux humains lilliputiens (visions bien aidées par l’ultra-précision du numérique, pour une fois intelligemment exploité). Le dialogue entre ces deux mondes, qui se joue sur le registre d’un humour un peu Tatiesque (le ballon, l’homme dormant aux côtés d’une statue de Jésus…) finit par trouver une articulation forte, quoiqu’un peu tard (et par un raccord trop explicite) via cette belle idée de la grotte explorée comme on arpenterait l’intériorité du vieil homme mourant, les scientifiques devenant de curieux médecins (façon Le Voyage fantastique) venus examiner le corps des âges passés, en même temps que leur science en tue à petit feu le mystère. Un requiem joué dans les profondeurs, en somme, pour ce monde d’avant dont il ne restera au final plus qu’un écho ou un souvenir, persistant à l’oreille du monde scientifique comme une intuition inquiète. Cette belle métaphore manque un peu d’ancrage dans le film pour réellement émouvoir le spectateur, souvent laissé à une position purement contemplative et fascinée, voire un peu flottante (et ce malgré le peu d’abus dans la longueur des plans, ou dans leur répétitivité : chaque image amène une nouvelle idée). On diverge plusieurs fois, on lâche parfois le film sans culpabilité, on le récupère avec plaisir, conscient de déguster là un grand morceau de cinéma.

 
 

Coupez !

Michel Hazanavicius / 2022

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Un tournage de film de zombies fauché dans un bâtiment désaffecté ne se passe pas tout à fait comme prévu…

Quelques spoilers. Ayant sans cesse reporté le visionnage du film japonais d’origine (Ne coupez pas !), je me suis retrouvé piégé devant celui d’Hazanavicius avec cette petite gêne : l’impression que toutes les belles idées que j’y voyais n’étaient que repompées d’un film original qu’il aurait mieux fallu découvrir directement. La gêne, plus généralement, fait partie intégrante de l’expérience du film : si la première partie témoigne comme toujours chez Hazanavicius d’un amour pour la reconstitution formelle précise (ici la série Z et le film amateur), elle met aussi le spectateur dans une position profondément inconfortable. D’abord parce que celui-ci n’est pas tout à fait au clair sur l’objet qu’il est entrain de regarder (ce mauvais jeu d’acteur est-il volontaire ?), puis ensuite parce qu’il hésite sur les raisons de ce carnage (sans le contrechamp ultérieur du tournage, cette ouverture ressemble à une satire maladroite et platounette des séries Z, à une parodie sans panache). La deuxième moitié du film sauve l’ensemble, en un jeu d’allers-retours et de contrechamps extrêmement ludiques (le tournage est aussi dense en péripéties que le film initial est mou et vide), et opère un retournement intelligent : celui de nous faire voir ce film initial raté et embarrassant (sur lequel le regard d’Hazanavicius pouvait sembler méprisant) comme un tour de force ingénieux, infiniment respectable, comme un petit miracle. Le retournement est d’autant plus malin qu’il libère, d’un même geste, le spectateur de la tension et du malaise palpable de la première partie, créant une sorte de soulagement euphorique, emportant le morceau par son tourbillon hilarant et sa générosité colorée. Cette célébration festive du cinéma et de la création artisanale de groupe est efficace, et elle le sait (un peu trop de temps passé à appuyer sur l’image de ce beau final), mais la réussite du film reste entachée de ne pas être une création originale : sans ça, Coupez ! s’inscrirait impérialement comme un sommet dans l’histoire sinistrée de la comédie française.

 
 

Police Python 357

Alain Corneau / 1976

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Meurtrier de sa maîtresse après qu’il ait appris sa liaison avec l’inspecteur Ferrot, le commissaire Ganay confie l’enquête à ce dernier…

Quelques spoilers. Police Python 357, dans sa première partie, ressemble à une sorte d’erzatz du cinéma de Melville, à la différence près qu’il se serait entièrement construit sur du vide. Il y a peu de fascination ici (sinon dans la musique) pour ce monde policier éteint qui aligne mollement les clichés, de son idéal féminin complètement toc (et avec à accent, forcément), jusqu’à ses vieux acteurs défaits et usés, dont le pathétisme redouble tout ce que le film a d’intrinsèquement daté (vieux messieurs courant après les jeunes filles à protéger, crises féminines reloues façon “je ne veux pas qu’on m’aime”) : l’ensemble ne compte longtemps pour seules singularités qu’un certain minimalisme, et l’étrange personnage de Simone Signoret. Le sujet du film cependant est ailleurs, et l’affaire criminelle en dévoile progressivement le potentiel ; au fur et à mesure d’une enquête qui s’aggrave à force de vouloir limiter les dégâts, le récit entier se met à fonctionner sur un principe d’autodestruction assez fascinant – les chefs de la police et leur vieille génération s’entre-bouffent, allant jusqu’à l’automutilation ou au suicide. Quand le jeune flic aperçoit Signoret et Montand dans la voiture, il a ainsi l’air moins choqué par la résolution de l’enquête qu’il découvre alors, que figé devant le spectacle de ce rituel bizarre de l’ancienne génération, en train de se saccager elle-même dans une course au tombeau que la musique sépulcrale et horrifiée de Georges Delerue accompagne de son regard sévère. Reste tout de même de nombreuses maladresses (Montand en superman flic, le braquage qui fonctionne comme une sorte de Deus ex Machina), mais le côté crépusculaire de l’ensemble finit par l’emporter.

 
 

Contes du hasard et autres fantaisies

Ryūsuke Hamaguchi / 2021

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Trois histoire : un triangle amoureux inattendu, une tentative de séduction qui tourne mal, et une rencontre née d’un malentendu. (Gūzen to sōzō en VO)

Le grand déploiement romanesque de Drive My car, un peu loin des territoires habituels d’Hamaguchi, ne m’avait pas tout à fait convaincu. Si ce film-recueil retrouve les principes phares de la manière du cinéaste (et pour cause, il a été réalisé antérieurement), j’ai cette fois face à lui les réserves inverses : le sentiment de voir ce cinéma ronronner légèrement (et ce jusqu’à se répéter, le troisième segment reprenant en partie le principe du jeu de rôle cathartique d’Heaven is still far away)… Le plaisir est toujours là – celui de la parole centrale et des conversations crues à l’honnêteté désarçonnante, des mises à nu frontales, des configurations spatiales fortes et des situations conceptuelles. Mais le film manque sans doute d’une certaine ampleur formelle (malgré une mise en scène comme toujours rigoureuse et consciente) qui permettrait de donner à tout cela une raison d’être, ou du moins une direction. Hamaguchi semble ici seulement la trouver dans de petits jeux de rimes (ces trois zooms à la Hong Sang-soo un peu dégueu), ou dans un prétexte scénaristique (le hasard) qui permet surtout à son scénario d’assumer (et d’explorer) des rebondissements un peu plus fragiles que d’habitude. On aboutit donc à moins de vertiges ou d’abysses intimes (faute de temps laissé à chacun des échanges, sans doute), à moins de risques, et à un ensemble sans destination très claire (la fin est jolie mais on n’est pas très sûrs de ce qu’elle résout, sinon en offrant au quotidien défait une autre issue que la fuite). Le film fait autant plaisir, comme on le dirait de retrouvailles, qu’il semble attester d’une filmographie en attente, se payant là une simple récréation.

 
 

Soleil rouge

Terence Young / 1971

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En 1871, un ambassadeur de l’Empereur japonais et ses deux gardes du corps, Kuroda et Namuro, traversent l’Ouest américain à bord d’un train qui les mènera à la rencontre du Président des Etats-Unis… (Red Sun en VO)

Légers spoilers. S’il a toutes les apparences d’un cynique projet de producteur (faire se rencontrer Charles Bronson, alors très populaire au Japon, et Toshirō Mifune, seul acteur japonais connu en occident), Soleil Rouge se retrouve être un film qui, bien malgré lui, doit organiser une rencontre esthétique assez passionnante. Dès la première scène à la gare, il y a quelque chose d’assez frappant à voir le western italien (puisque tout ici, malgré le réalisateur anglais et la coprod européenne, en est clairement hérité) recevoir en visite, arrivée par le train, sa principale influence (c’est-à-dire le chambara de Kurosawa, via cette figure flanquée de deux samouraïs, qui semblent s’être trompés de genre et de décor) : Bronson et Mifune, monstres iconiques trimballant malgré eux l’imagerie de leurs genres respectifs, actent alors de la facilité avec laquelle ceux-ci se mélangent à l’écran. Si Young a clairement des idées (de décors à fort potentiel, de scènes au pitch singulier), il mène tout cela de manière assez désinvolte et brouillonne, voire confuse dans l’action, et sommaire dans les échanges. Le western italien apparaît ici sous une forme affadie et dégradée, comme amputée de son tranchant, à l’image de ses stars déjà un peu vieillies (Jarre à la musique, qui fait du sous-Morricone, achève ce tableau général de contrefaçon au rabais). À part de mini-éclats gores (sang très rouge) ou érotiques (quelques poitrines), Soleil rouge se tient à relative distance du cinéma de quartier, dont il ne reprend au fond que l’iconographie. L’échec du film cependant, c’est surtout son manque d’ambition dans la rencontre USA/Japon, réduite à quelques gags fainéants façon buddy-movie (alors que l’argument du scénario avait de quoi réfléchir en profondeur sur les notions d’honneur). La vision des indiens comme des femmes, terriblement automatique, témoigne également d’un manque d’identité face aux clichés… Le final relève un peu l’ensemble (par son décor singulier, en poussant à outrance la logique d’ennemis devant se battre ensemble, ou encore par cette image cinématographiquement improbable d’un samouraï affrontant un indien). Mais le résultat est décevant au regard de son immense potentiel.

 
 

Barbaque

Fabrice Éboué / 2021

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Vincent et Sophie sont bouchers. Leur commerce, tout comme leur couple, est en crise. Un jour, Vincent tue accidentellement un vegan militant qui a saccagé leur boutique…

Avec ce film et la récente série de Blanche Gardin (La meilleure version de moi-même), il semble se dessiner dans l’humour français un petit retour de bâton que certains qualifieront volontiers de réactionnaire, et qui est plus prosaïquement la réponse satirique d’une génération de quarantenaires aux normes du jeune monde contemporain – ici, le véganisme. Comme dans Case départ, Éboué se retire d’emblée du jeu en adoptant une position peu politique, envoyant les écueils de deux extrémismes dos à dos. Mais il faut sans doute moins voir là une lâcheté qu’une sorte d’impensé de la forme, qui littéralise absolument tout (jusqu’à cette image des lions qui baisent, gag qui se suffirait à lui-même, mais qui doit s’accompagner de son inutile pendant humain avec les deux acteurs au lit). Cette application aveugle et brutale d’un programme sans manières mène à un résultat curieux : alors que tout dans les dialogues et les mots satirise les vegans, l’image crue du film au contraire, cette image qui montre tout, qui démembre les corps en plein jour, cultive le dégoût de la viande, et assimile carnivorisme et cannibalisme. Le scénario repart du couple typique de bien des comédies françaises (ingrat et désenchanté, obsédé par les biens matériels et la réussite – le film est tout entier acariâtre, à l’image du jeu savant de Marina Foïs) pour lui faire vivre une sorte d’aventure gore, quand bien même Éboué soulage parfois son spectateur du malaise en lorgnant vers la farce irréaliste (toute la séance de chasse). Bref, l’absence d’une mise en scène assez précise pour produire un point de vue cohérent aboutit paradoxalement à plus de cinéma que ne l’aurait fait un savoir-faire plus adroit, qui n’aurait probablement fait qu’opérer un jeu de massacre ludique et savant. Ces accidents hasardeux permettent au film de se démarquer assez nettement de la plupart des autres comédies françaises mainstream – quand bien même son côté acâriatre, abattu, déprimé, qu’il semble prendre plaisir à cultiver, ne le rend guère drôle.

 
 

Objectif 500 millions

Pierre Schoendoerffer / 1966

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À sa sortie de prison, un ancien parachutiste se voit proposer un coup : voler un sac postal contenant cinq cents millions et transporté par avion de Paris à Bordeaux…

Légers spoilers. Ce film de Schoendoerffer, qui abandonne un temps la guerre et ses reconstitutions, permet d’expérimenter le style sec et factuel du réalisateur sur de la pure fiction, et face à un genre (le film noir) à l’imagerie visuelle plus marquée. Le pas-de-côté reste tout relatif : la guerre innerve le récit de toutes parts, qu’elle contamine de ses formes spécifiques (ici aussi on monte une opération détaillée, et ici aussi le spectateur n’en comprend pas la moitié…). Passée une scène d’ouverture maniérée et brillante (chaque percée de lumière donnant à voir une alternative possible à ce personnage qui vrille, comme autant de différentes manières de le lire), l’ensemble laisse un sentiment plus mitigé, baignant dans un virilisme pénible avec ces dialogues sentencieux qui consistent à ne jamais répondre aux questions posées par l’interlocuteur, le tout aux côtés d’un héros mi-taiseux mi-sanguin que même l’excellent Bruno Cremer n’arrive pas à rendre intelligent. Ce tableau pathétique et ce mépris qu’inspirent les personnages, est-il volontaire ? Le film fait en tout cas un portrait plus que dépité des tenants de l’Algérie française et de l’OAS, aux membres déconfits, vieillis, tous casés dans le traintrain morne de la société civile, réduits à des réunions nostalgiques un peu glauques. Le plan final, à la fois martyr et dérisoire, laisse planer le doute jusqu’au bout (on ne sait tout à fait non plus comment recevoir ces images traumatiques de la guerre du Vietnam, qui envahissent dans le film les écrans de télévision)… Je retiens pour le reste un mélange de bon (l’acte final qui transforme une paisible bourgade nocturne en rue de far west à l’heure du duel), et de plus mauvais (la figure féminine qui sort toute droit d’un James Bond 60′) : un conglomérat qui se vit davantage comme un gloubi-boulga égaré d’influences et de modes du moment, que comme un cinéma ayant un projet très clair.

 
 

Encanto

Byron Howard, Jared Bush, Charise Castro Smith (Studios Disney) / 2021

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La famille Madrigal vit dans un village des montagnes colombiennes. Chaque membre de la famille possède un pouvoir magique, à l’exception de Mirabel, 15 ans… (Encanto : La Fantastique Famille Madrigal en VF)

Spoilers. Avec Encanto, le studio Disney confirme certaines tendances ayant marqué sa dernière décennie. D’une, on y atteint les limites de cette profusion de chansons qui ne savent plus quoi faire d’elles-mêmes, qui s’insèrent très maladroitement dans la diégèse, et qui explicitent tout sans tact. La chanson de Kristoff avec son renne dans le second volet de La Reine des neige – soit l’équivalent cinématographique d’un oiseau piégé se cognant contre les vitres –, semble être devenue le nouveau mètre étalon de la firme : à chaque fois qu’une mélodie démarre, le montage devient hystérique, remplissant le vide avec 36 idées visuelles inutiles à la seconde, dans une hypertrophie fatigante qui ne sait plus comment démultiplier davantage l’hystérie initiale du modèle Broadway (même la variété de ces "chambres-univers" semble ici trahir la versatilité d’une direction artistique protéiforme qui ne sait plus trop où aller, et qui compense par la profusion). Deuxième tendance : l’influence Pixar toujours aussi manifeste – celle ici de Coco, avec qui le film partage l’arrière-plan folklorique issu d’Amérique latine, et dont il reprend la figure de matriarche coupable, l’aïeul effacé, et la palette multicolore. Enfin, Disney confirme ici le dernier lieu où survit son art : dans la peinture des moments sombres. Le style si sécurisant, si rond, si allusif du studio n’a de légitimité, de raison d’être, qu’en se confrontant à son contraire – au trauma (malheureusement ici rejoué une deuxième fois pour rien), aux angoisses infantiles, aux visions mentales, aux conflits couverts. Le personnage de Bruno, de très loin le plus beau du récit, tient entièrement de cette veine. Mais le film préfère souvent la sécurité d’un humour hystérique à de véritables mises à nu qui lui permettraient de trouver l’émotion (à ce titre, la fin illogique et peu courageuse, qui ne va pas jusqu’au bout de son idée et ne sait pas faire le deuil de la magie, reste assez révélatrice du manque d’audace qui continue de séparer Disney et Pixar).

 
 

Notules

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La rareté de mes visions patrimoine cette année commence doucement à se faire sentir, mais il reste encore assez de visions de films récents pour remplir ces notules !
• Avec Decision to leave (2022), romance entre une suspecte et son enquêteur, Park Chan-wook continue le déploiement de ses talents et de sa virtuosité formelle, flottant quelque part entre les délices d’une réelle inspiration, et une tendance marquée au gadget (faires des transitions entre tout et n’importe quoi, même quand ça ne veut rien dire). Mêmes arabesques côté scénario, qui fournit un polar hautement ludique dans un monde à l’heure du smartphone, mais qui vire souvent au tour de manège fatiguant (les 36 fins et révélations qui s’enchaînent, l’humour passablement lourdingue). Le film perd parfois son spectateur dans une première partie difficile à suivre, et ne laisse souvent pas assez de temps aux personnages, comme aux images, pour respirer assez et nous émouvoir (même la fin ne semble pas savoir choisir entre ses différents plans). L’ensemble épate et divertit autant qu’il s’oublie vite, perdant la profondeur émotionnelle du pourtant problématique Mademoiselle. Reste l’exceptionnelle Tang Wei, immense actrice qui éblouit à chacun des plans où elle apparaît.
As Bestas (2022), premier film que je découvre de Rodrigo Sorogoyen, m’a fait l’effet d’un concentré de talent, et d’un film en tout point impeccable : mise en scène savante et tension au cordeau, excellent duo d’acteurs (Marina Foïs trouve ici le rôle de sa carrière), danse des parti-pris où chacun semble avoir ses raisons légitimes, efficacité du double-fond social et habilité des métaphores bestiales… D’où vient alors que le film n’ait eu sur moi qu’un impact tout relatif ? Difficile de mettre précisément le doigt dessus, mais il manque sans doute là une touche de désordre, de risque ou de folie (cette ouverture en note d’intention clignotante est un bon exemple de ce qui coince), une faille ou une fragilité quelconque qui ferait comme une porte d’entrée pour connecter avec le film. Je ne trouve cela à la limite que dans cette seconde partie plus étrange et fragile, qui a pu ennuyer certains mais qui surprend ce que le film pouvait avoir jusqu’ici de programmatique.

• Après des années de docs ayant utilisé les images d’archives pellicule pour leur texture rêveuse et fantomatique, Et j’aime à la fureur (2022) décontenance par sa manière de ne faire d’elles qu’un outil : des images souvent montées très rapidement, ne visant pas à exister pour elles-mêmes, réduites à un besoin utilitaire. Réalisant ici son premier film 30 ans après C’est arrivé près de chez vous (dont il était le co-réalisateur), André Bonzel plonge dans un fouillis d’archives familiales (les siennes, mais surtout celles des autres), d’abord utilisées pour leur contenu heureux, ou à des fins d’illustration de son récit autobiographique moins joyeux, mêlant d’ailleurs sans gêne les images véritables des évènements qu’il relate, et d’autres utilisées comme substitut. Jonglant allègrement entre son propre passé et celui, plus ancien, de sa famille, gagnant le spectateur par une sincérité crue et désarmante, ce documentaire s’avère un récit entraînant, efficace, souvent paradoxalement joyeux, mais qui reste humblement sur le seuil d’un cinéma qui pourrait être plus transcendant (jusqu’à la musique de Biolay, efficace mais peu rêveuse).
• Autre documentaire francophone, Patrick Dewaere, mon héros (Alexandre Moix, 2022) est lui bien plus clairement d’essence télévisuelle (presque un reportage), et se présente comme une promenade douloureuse dans la vie d’un acteur transpirant la souffrance. Le film ne prend malheureusement aucune pincette, que ce soit dans ses effets (utilisation de la musique à des fins d’ultra-efficacité dramatique), ou encore dans son éthique très relative (charger les femmes ayant commis l’affront de quitter Dewaere, ainsi que leurs amants, d’être plus ou moins responsables de sa mort, noircir la réputation de certaines personnes sans offrir de contradiction…). L’impudeur de l’ensemble (le film est une plainte directe de la fille de Dewaere, abandonnée trop tôt) fait à la fois la force du doc et son côté limite.

freeguy

• Côté Hollywood, Free Guy (Shawn Levy, 2021), qui avait bénéficié d’un relatif bon accueil à sa sortie, est une déception. Le film a pour lui l’exploration correcte d’un concept amusant (à quoi ressemble un jeu vidéo du point de vue de ses PNJ), mais rate à peu près tout le reste. Sa peinture satirique du monde niais et sans tâche de son personnage virtuel n’a que peu d’intérêt, tant le monde réel qui lui est opposé (très méchant patron et gentils geeks) semble lui aussi sortir d’un cartoon. Toutes les implications tierces (la violence dans les jeux vidéo, les échanges émotionnels possibles entre I.A. et humains, la révolte d’un monde contre son Dieu en parallèle de celle d’une boîte contre son patron) sont laissées totalement en friche. Et les pauvres quelques références méta (sabre laser et cie.) sont très visiblement intéressées… Reste un film pas trop mal foutu avec quelques gags bien trouvés, mais qui échoue à explorer les potentialités de son script, aboutissant à un produit aussi lisse que le monde qu’il voulait satiriser.
355 (Simon Kinberg, 2022), histoire d’espionnes internationales devant collaborer, est un film d’action ne manquant ni de configurations intéressantes, ni d’images ludiques (Chastain en robe à fleurs primesautière dans le métro cradingue avec flingue à la main), mais celles-ci sont malheureusement souvent gâchées par une mise en scène de l’action trop épileptique. Le principal argument du film, c’est évidemment son pitch féminin, qui détonne dans le genre du film d’espionnage ; mais ce postulat est tellement alourdi de déclarations "féministes" à la subtilité pachyderme qu’il ne reste de ce pitch, et de ses femmes, que le versant ludique et imagier, ce qui n’étant sans doute pas le but recherché…

tendermercies

Du côté de la collection Make my day de Thoret, que je continue d’explorer, encore deux autres sorties.
Tendre Bonheur (Tender Mercies, Bruce Beresford, 1983, légers spoilers) est un film modeste et sobre qui cueille son spectateur comme une fleur. D’un sujet peu ragoûtant, et éculé par tant de biopics (la rédemption d’un artiste après son auto-sabotage, via la violence de couple et diverses addictions), Beresford et Duvall tirent une fiction assez inhabituelle, uniquement consacrée à l’après et la dernière phase, c’est-à-dire à la reconstruction sur les ruines. Là où le film est gagnant, c’est qu’il ne fait preuve d’aucune fascination refoulée pour cette "vie d’avant", qu’on pourrait craindre voir s’inviter dans le film, comme l’ancien pote malfrat perturbateur le fait dans les films noirs. Le récit consiste plutôt en la reconstruction patiente et tâtonnante d’une vie de famille stable, le spectateur attendant constamment un revers ou un retour de bâton qui ne vient pas – et quand il arrive finalement, le personnage s’est assez reconstruit pour pouvoir le gérer, dans la mesure du possible. La tranquillité du film, tout à son rythme country et à son ton d’americana, se fait au prix d’un certain nombre d’ambiguïtés (la religion par exemple, sur laquelle il manque un point de vue très net…), mais l’ensemble en vaut la chandelle.
A Man called Adam (Leo Penn, 1966), histoire d’un trompettiste tourmenté, n’avait rien pour me plaire : un film américain vaguement moderne des années 60 + un scénario construit autour d’un connard autodestructeur + du jazz et la célébration de son univers : sortez la kryptonite. Mes réticences personnelles ont fait que j’ai pris plus de temps à me battre contre le film qu’à le regarder pour ce qu’il a à proposer… Au-delà du très bon jeu de Sammy Davies Jr., j’imagine que ce qui fait ici le prix du film, son originalité, c’est que le mal-être du héros ne semble non pas tant venir d’un problème personnel (cet accident de voiture qu’on nous rabâche), mais plutôt du malaise social lié à la situation ségrégationnelle des USA d’alors (le héros est noir). Face à Louis Amstrong qui figure une sorte de lien apaisé à l’Amérique, le jeune héros semble inconsciemment sentir que non, tout ne va pas bien, que la situation est toujours intolérable, et c’est d’abord cela que son alcoolisme, et ses crises de colères ou de panique, semblent signaler.

tenor

Un rapide passage en revue, pour finir, des comédies françaises mainstream et anonymes…
• Avec Hanouna à la production et un dénommé "Claude Zidi junior" à la réalisation, Ténor (2022) donnait de légitimes raisons d’avoir peur. Le film est à la fois atrocement générique (pas un rebondissement ou personnage qui ne soit pas prévisible), et en même temps curieusement bien troussé pour une comédie française standard, avec même quelques pics (un plan séquence plutôt ingénieux et utile, en milieu de film), et des acteurs sympathiques. À travers cette vision des rapports entre Paris et sa banlieue, vision déshystérisée mais du coup aussi un peu bisounours, on peut malgré tout s’interroger sur le fait que le cinéma français adore faire dialoguer son ultra-bourgeoisie (celle qui produit ces comédies) et le prolétariat racisé des banlieues, comme ignorant tout le pays qui existe au milieu.
Champagne ! (2022) est un énième avatar de ces comédies françaises bourgeoises-qui-s’ignorent, où des quadra et quinquagénaires friqués se retrouvent ensemble dans une grande maison de vacances, se déchirent sur des histoires d’amitiés et de tromperies, avant de se réconcilier autour de valeurs vagues. Un véritable sous-genre de la comédie nationale (que même le passif singulier de Nicolas Vannier, pourtant habitué aux films d’animaux, ne renouvelle pas ici d’un gramme). Comme d’hab, un parterre de célébrités viennent pointer, entre les désormais habitués du genre (Demaison, De Groot…), et les comédiens autrefois promesse de leur génération (Testud, Elmosnino…) qui ont enterré leur carrière dans ce genre de productions anonymes.
Les folies fermières (Jean-Pierre Améris, 2021), tiré de l’anecdote d’un fermier ayant sauvé sa ferme en y montant un cabaret, est un film modeste (y compris dans ses moyens et dans sa mise en scène parfois à la limite de la captation, ou jusque que dans son final précipité au spectacle peu convaincant). L’ensemble se révèle peu enclin à voir grand ou à bousculer la moindre convention, mais cela reste correctement incarné, humble et pas détestable, ce qui n’est déjà pas si mal. Alban Ivanov, qui ne se contente pas de capitaliser sur son savoir-faire comique, est une bonne surprise.
On sourit pour la photo enfin (François Uzan, 2020), dont le très maigre argument témoigne du peu de pitchs de comédie restants sur le marché, repose sur un ressort que je ne supporte plus, en comédie comme ailleurs : partir d’un personnage idiot et insupportable (ici Jacques Gamblin, en nostalgique obsessionnel) pour, au fur et à mesure du film, faire découvrir au spectateur son meilleur aspect et ce qu’il a de bon, “au fond”. En attendant, il faut se le taper sous sa version crispante durant les deux tiers du film… Les acteurs secondaires sont plutôt bons, le reste n’est pas torché, mais je ne peux juste plus m’infliger ça.
 

Pour rester dans le domaine des livres publiés par des blogueurs amis, je profite de ces notes pour vous signaler la sortie du dernier numéro de Zoom arrière, ouvrage collectif des blogueurs français cette fois consacré à Paul Vecchiali !

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