Notes sur les films vus #27 # 27

Parce que je suis trop occupé ailleurs pour tenir correctement ce blog à jour, mais qu’il serait dommage de se priver du quota trimestriel de bile cinéphile !

 

Le Grand Silence

Sergio Corbucci / 1968

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Hiver 1898, dans les montagnes de l’Utah, des paysans et bûcherons sont devenus hors-la-loi pour survivre. Des chasseurs de primes, dirigés par le cruel Tigrero, sont payés pour les abattre… (Il grande silenzio en VO)

Légers spoilers. Il y a décidemment quelque chose de singulier dans la façon dont le cinéma de Corbucci use d’une forme torchée, presque désinvolte (qui dans ses meilleurs moments a l’énergie du trait crayonné, mais qui se montre aussi à l’occasion molle, ou brouillonne – voir le flash-back d’enfance, passablement fainéant) ; et malgré cela c’est un cinéma à la littéralité brutale et sans tremblements, avec une totale absence de chichis dans ce qu’il montre, une crudité précise du regard et du propos. Les pulsions exposées au grand air, le commerce littéral des cadavres trimballés en plein jour, la portée politique immédiate de ce grand tableau d’une Amérique capitaliste marquée par la faim, où l’on bouffe les chevaux… Tout cela donne au film une profondeur réelle, qui confère aux images les plus outrées, grossières ou naïves (cette faux qui annonce les bandits) une puissance authentique, de par le caractère frontal et l’absence d’hypocrisie qui les porte. Plus il avance cependant, plus le film perd de cette force originelle, diluant le ciselé de son regard et de sa violence politique dans des motivations plus directement liées aux personnages (c’est notamment visible chez Kinski, qui de pure force amorale du capital devient une sorte de machiavel plus convenu). Le film s’affaiblit également par la façon dont il se contente docilement d’une montagne d’archétypes (le couple si artificiel que c’en est risible, le héros muet moins comme principe à explorer que comme excuse pour pousser à fond la lapalissade du cowboy viril et mutique…). Il faut attendre le final, au ton crépusculaire et à l’issue surprenante, pour que le film retrouve toute sa singularité – notamment parce que cette fusillade, sous l’œil d’un officier blond et racé, rattache plus explicitement que jamais la violence du cinéma bis à ce besoin de digérer l’horreur de la seconde guerre mondiale.

 
 

Himala

Ishmael Bernal / 1982

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Elsa provoque des heurts dans son village quand elle dit avoir vu une apparition de la Vierge Marie. Bientôt, son annonce prends des proportions incontrôlables… (Les Miracles en VF)

Quelques spoilers. Himala se présente comme un film simple, populaire et accessible, quand bien même on le sent à la fois innervé par le néoréalisme 70s de Lino Brocka (tableau social sans complaisance, pauvreté sordide), et peut-être aussi plus discrètement par le cinéma de genre (des traces de sexualité pulsionnelle peut-être issues du bomba, ou ce final dont l’outrance semble sortie d’un film d’horreur bis). La meilleure idée d’Himala est de ne pas trop exploiter la veine satirique de son sujet : les quelques fois où le film s’y essaie trop directement, il est soit lourdingue (le chaos final et ses inserts surlignés), soit laborieusement réflexif (toutes les considérations prétentieuses liées au personnages du jeune cinéaste), soit bien trop sage (le prêtre et la foi traditionnelle resteront des référents de sagesse et d’ancrage non remis en question). Mais la plupart du temps, Bernal est plutôt occupé à filmer l’évènement (le miracle et ses suites) comme un phénomène progressif et organique, qui grossit d’un plan à l’autre, puis d’une scène à l’autre, au rythme des mouvements de foule, sans que l’on ne s’en rende vraiment compte. Il filme la pente d’une ferveur religieuse qui croît, qui euphorise, puis qui pourrit et se désagrège, pour relaisser place au silence – exactement comme on rendrait compte d’un phénomène météo. Apparemment d’abord connu comme cinéaste de mélodrames, Bernal se repaît aussi d’un visage : celui de Nora Aunor, passionnant, à l’expression opaque et difficile à déchiffrer. Le soupçon du charlatanisme est vite désamorcé : les personnages sceptiques font partie intégrante du film, en discutent directement avec l’intéressée, qui elle-même apparaît vite toute aussi perdue que ses contempteurs. C’est ce visage féminin intense, comme paralysé par le doute, par une sorte de crainte et de résolution tout à la fois, où se mêlent une véritable foi, des restes d’orgueil, une culpabilité à tromper et des hésitations sur quoi faire, qui est le premier spectacle du film.

 
 

Compartiment n°6

Juho Kuosmanen / 2021

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À bord du train Moscou-Mourmansk, Laura, étudiante finlandaise, doit partager une voiture-couchette avec Ljoha, un Russe, alors qu’elle souhaite voir les pétroglyphes de Mourmansk… (Hytti Nro 6 en VO)

Quelques spoilers. C’est un récit classique et ultra-balisé que se risque à investir Juho Kuosmanen avec Compartiment n°6, et pourtant il parvient à en sortir quelque chose d’assez neuf et de singulier, qu’il est difficile de cerner et d’expliquer. La plongée dans une Russie contemporaine comme coincée dans un passé proche (la caméra à cassettes, les cabines téléphoniques et l’absence de smartphone, le look général d’un pays tout juste sorti des années soviétiques…), tout comme l’approche naturaliste atypique pour une comédie romantique (tout passe ici par les scories et aspérités du jeu d’acteurs), ou encore la différence de classe douloureuse entre les deux personnages… Tout cela habille ce canevas romantique balisé d’une texture assez rustre, presque ingrate, comme une carapace austère que le rapprochement des deux jeunes gens aura plus de difficultés à percer (en témoignent ces larmes subreptices, magnifiques, d’un jeune homme qui semble en avoir pris plein la gueule). Cela dit, même si le film est original, dans sa dernière partie, par la façon dont il tente de réitérer et de recoudre son premier rapprochement avorté (comme pour réparer un moment douloureux), je ne suis pas sûr qu’il se dise grand-chose d’autre, une fois sorti du train, qui n’ait déjà été dit avec cette belle embrassade restée à la lisière du désir. Peut-être que la fascination cesse aussi alors parce que le grand talent du film aura été, jusqu’ici, de ne tenter aucun geste qui fasse mine d’être plus complexe ou intelligent que son programme (celui du « film-train »), et qu’il y avait quelque chose de fascinant à le voir réussir ce parcours sur-balisé avec une telle sobriété.

 
 

Tampopo

Jūzō Itami / 1985

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Tampopo, restauratrice japonaise, tente de trouver la recette de la soupe de nouilles ultime, aidée par un mystérieux routier… (Tanpopo en VO)

Légers spoilers. C’est une période charnière, et décidemment passionnante, que le cinéma japonais des années 80 : il s’y mêle les derniers restes crus du ciné d’exploitation à l’heure de l’écroulement des studios, les premières manifestations d’un cinéma d’auteur “raffiné” encore en gestation… Enfant OVNI typique de cette période, Tampopo a le caractère très divertissant d’un film à tiroirs (milles histoires et genres en un film, sorties de routes constantes explorant toutes les déclinaisons – joueuses, maniaques, sociales, érotiques – de la bouffe) ; mais cette curiosité fureteuse fait qu’il se retrouve souvent titillé d’extrêmes (macabres, névrotiques, sexués : des saillies crues, quoiqu’il arrive) qui mettent mal à l’aise le projet de joyeux film familial et bon enfant sur la cuisine nationale. Il y a un côté grossier et indigeste dans cette absence d’identité stable qui fait à la fois toute l’originalité du film, et qui en même temps trahit régulièrement le manque d’un ton, d’une vision, d’un regard qui unifierait et préciserait un peu le film et son concept (en l’état, il est ouvert à tous les vents de la culture d’alors – en témoigne par exemple la place plus que discutable des femmes dans ce film, où la docile Tampopo a besoin de cinq super-héros pour s’accoucher cuisinière). Bref, le plat est plus bizarre et généreux qu’il n’a un goût exquis, mais il se présente sans conteste, par son côté bigarré et son défilé de sensations inédites (quoique pas toujours ragoutantes), comme l’un des films les plus passionnants de la période.

 
 

The Docks of New York

Josef von Sternberg / 1928

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Une prostituée tente de se suicider en se jetant à l’eau, mais est sauvée par un soutier, qui doit repartir en mer le lendemain… (Les Damnés de l’océan en VO)

Légers spoilers. Pendant un long moment, je me suis surpris à ne pas accrocher du tout à ce Docks of New York, qui a pourtant tout pour lui : la maestria visuelle de Sternberg, qui trouve dans ce proche passé prolétaire un nouvel exotisme (monde crasse, fumées infernales, brumes dépressives et eaux troubles), ou encore cette science narrative du muet arrivée à son apogée (gestion de l’espace dans ce bar surpeuplé et compliqué, efficacité des gags visuels, beaux travellings noyant progressivement les personnages dans la foule). Mais c’est un peu le problème du film de n’être intéressé que par ça : Sternberg semble surtout pressé d’installer une atmosphère et un mood maudit un peu vide, fait de poses et de conventions, plus que de le déduire d’une réelle fibre tragique. Privé du magnétisme de la future Dietrich (qui ordonnait les films autour d’une même fascination), Sternberg compose avec des acteurs certes corrects (voire très bons, comme Olga Baclanova dans un beau second rôle) mais qui n’ont pas grand-chose pour nourrir leurs personnages réduits à des types (lui déclinaison tarte à la crème d’un virilisme satisfait, elle désillusionnée typique), et qui se montrent peu aptes à intéresser notre émotion : devant ce qui ressemble au pire rencard du monde, on a du mal à s’impliquer. Et puis soudain il y a une scène – la scène géniale, saisissante, de ce mariage improvisé au milieu du chaos de ce bar qui déborde de corps en effusion. Il se joue alors tellement de choses à la seconde (les espoirs déçus qui n’osent y croire, le face-à-face entre le pasteur et le milieu interlope, la vengeance de la tenancière sur sa propre vie, l’espace qui sans cesse se reconfigure…) que le film en gagne une densité sidérante – on tient là, tout simplement, l’une des meilleures scènes de la filmographie de Sternberg. La dernière partie à base d’allers-retours et revirements se fait moins passionnante, mais le film à ce stade a déjà gagné la partie et son spectateur.

 
 

La Chute d’un corps

Michel Polac / 1973

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Marthe et son amant d’une nuit sont les témoins de la chute d’une jeune fille sur la terrasse de leur appartement. L’homme qui occupe le logement de l’étage supérieur, à la tête d’une secte, manipule Marthe afin d’obtenir son silence sur cet incident…

Légers spoilers. Il faut vraiment faire un effort pour ne pas d’abord violemment rejeter un film qui semble à ce point crouler sous les modes de son époque : de la musique électro tartinée indifféremment jusqu’aux effets datés du générique, du tableau paranoïaque attendu aux scènes semi-documentaires ou vaguement psychédéliques, de sa fin meta qui ne veut rien dire à ce filmage informe et torché (montage lâche, dialogues pas écrits, mise en scène approximative fondée sur la captation – tout le début, par exemple, est relativement incompréhensible)… Bref, il domine l’impression que Polac a appelé les copains pour faire un tournage, sans avoir le talent nécessaire pour produire autre chose que le film ultra-générique de la période, en ne laissant par ailleurs transparaître qu’une connaissance du monde limitée à son propre milieu (tableaux de riches qui s’emmerdent), ou à des automatismes vieillis (le harceleur qui arrive évidemment à ses fins). Pourtant, il faut bien reconnaître qu’un caractère onirique assez efficace finit par émerger de ce continuum foireux, arythmique et hagard, de ce 16mm glauque – et aussi, il faut bien le dire, de quelques belles intuitions de mise en scène : le quotidien urbain finit par ressembler à une sorte de SF aliénée, à quelque chose de fondamentalement étrange. Il reste qu’il y a toujours une facilité, ou quelque chose d’artificiel, à voir ces films de remise en doute dépressive utiliser le cadre d’une vie bourgeoise inepte, d’emblée malade et rejetable par le spectateur, pour ensuite lui proposer une alternative qui paraîtra forcément séduisante (d’autant que ce film confirme au final, peut-être sans le vouloir, que la secte est surtout pour la bourgeoisie une autre manière chic de s’emmerder).

 
 

Kandisha

Julien Maury et Alexandre Bustillo / 2020

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Après qu’un garçon ait tenté d’abuser d’elle, une jeune fille invoque l’esprit de Kandisha, créature vengeresse issue d’une légende marocaine…

Quelques spoilers. Chroniquant souvent dans mes notules des direct-to-video, je suis surpris de devoir y ajouter le travail d’un duo (Julien Maury et Alexandre Bustillo) ayant pourtant déjà sorti des œuvres en salles. De ce film de genre français, on a envie de dire que c’est une “honnête tentative” – comme pour tous les films de genre français, donc. Il y a ici une idée, celle de mêler le décor de la banlieue au cinéma fantastique, et d’en réadapter les codes en fonction (on va voir l’imam comme on allait voir le curé dans les vieux films de fantômes, etc.). De ce collage, il ressort malheureusement le plus mou des deux mondes, entre un film en cité prudent (son trio d’héroïnes qui fleure le volontarisme Benetton, comme le soulignent consciencieusement les dialogues), et un film fantastique très banal. Car ce sont les normes les plus éculées du genre qui sont ici avalisées, sous prétexte de les dépayser d’un changement de décor : personnages impuissants qui ne font rien pour agir, figure puritaine de femme-démon (mi-érotique mi-animale, forcément)… Il reste de belles pistes, à commencer par l’inversion du régime habituel (ce sont ici les hommes les potentielles victimes), mais le film semble l’ignorer (ne serait-ce que parce qu’il ne montre jamais les hommes lucides ou inquiets de l’être à présent, des victimes) : ainsi déconnectées de tout mouvement de fond, les trouvailles n’ont pas beaucoup d’impact. Où est par exemple, une fois passé ce premier ex-petit ami dangereux, l’oppression masculine générale (ou au contraire, son absence manifeste) à laquelle le démon du passé répond ? Quel est le sens de ce fantôme qui tue “trop” ou “pas les bons” ? Sa vengeance doit-elle être comprise comme anachronique ? Ou comme un not all men maladroit ? Ou seulement sous l’angle colonial évoqué – mais alors, où cela résonne-t-il dans le film (qui, c’est l’un de ses bons côtés, montre justement une cité sympathique sortie de l’imagerie hystérique des conflits avec la capitale) ? Faute d’une forme ou d’un récit qui prenne en charge ces multiples vides, l’ensemble paraît bien hasardeux.

 
 

Gentlemen cambrioleurs

James Marsh / 2018

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Célèbre voleur dans sa jeunesse, Brian Reader, veuf âgé de 77 ans, réunit une bande de criminels marginaux sexagénaires pour fomenter un casse sans précédent… (King of Thieves en VO)

Légers spoilers. Ça débute de la manière anodine que l’on pouvait attendre, c’est-à-dire comme une comédie de braquage à base de sonotones et de fuites urinaires. Puis vient la surprise relative de voir le film décrire des personnages mauvais, mesquins, violents, médiocres, se bouffant entre eux comme des requins. Ce n’est même pas l’effet d’un retournement scénaristique (un récit qui, explicitement, tournerait mal) mais plutôt un long glissement dégoûté qui refuse que la vieillesse, et l’image du bon papy (dopée par la sympathie attachée aux visages de ces acteurs célèbres), ne viennent idéaliser ce que sont réellement ces “nobles” vieux messieurs : de petites frappes. Le film a donc pour lui cette originalité, et c’est bien dommage qu’il n’en fasse rien. La forme, indifférente, enchaîne les situations comme on feuillette un magazine, et c’est le film entier qui finit par ressembler à ces séquences compilatoires au montage typique (de celles qui résument, par exemple, toute une semaine de préparatifs de braquage, en un zapping de situations sur musique). C’est aussi un film de plus posant sérieusement la question de cette série de productions StudioCanal tournées outre-Manche, qui semblent avoir fait de cet académisme (grands acteurs dans des rôles ternes ou mesquins, prétentions de complexité, mise en scène survolante ou sans ton) leur principale identité. Les acteurs ne sortent en tout cas pas grandis de cette entreprise, qui s’apparente à une salissure… Le jeune homme de ce casting de stars en apparaît paradoxalement comme le meilleur personnage, échappant à ce double-régime grisâtre, en dessinant une étrange ligne de fuite : celle d’un nouveau monde qui, sous ses airs renfermés et autistes, enterre l’ancienne génération dont on aura surtout peint le dégoût.

 
 

Notules

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On ouvre avec un rattrapage en vrac des sorties (déjà plus très) récentes.
The Card Counter (Paul Schrader, 2021), film de poker sur fond de traumatisme Irakien, fut une très belle surprise de fin d’année (du moins pour moi qui n’avait pas vu First Reformed, dont il est semble-t-il le jumeau). Ce film très convaincant marque surtout par sa manière : celle d’un cinéaste des années 70, qui en ramène sur nos écrans le goût particulier (frontalité politique qui ne se contente pas de petites allusions, geste sobre et patient, ambiance défaite et sépulcrale, confiance en la concentration du spectateur), tout en bénéficiant de l’apaisement qui est à présent le sien, celui d’un cinéaste âgé à la maîtrise souveraine. Cette approche, en se confrontant aux spécificités du cinéma des années 2010 (ses jeunes nouveaux acteurs, son numérique clinique, ses musiques électro, son monde clinquant), crée un mélange assez revigorant, qui évoque les percées récentes de Friedkin au cinéma. Le film dialogue également étonnamment bien avec l’époque par la manière dont il semble, sans le vouloir, inventer une origin story à tous ces personnes de spécialistes et de génies autistes, humainement éteints, qui ont peuplé le cinéma et les séries des deux dernières décennies.
• Film bien troussé et plutôt bien joué, mais témoignant d’un manque flagrant d’ambition, Adieu Monsieur Haffmann (Fred Cavayé, 2020), histoire d’une cohabitation sournoise en temps d’occupation nazie, souffre surtout d’être un trajet tout tracé (dont on peut deviner les évolutions et développements dès le pitch), pataugeant dans un marais humain détestable (Lellouche, comme d’habitude, joue un homme médiocre autour duquel tout le film se construit). Le tout résulte en une expérience plutôt grise et pénible pour le spectateur. L’intérêt du pitch, c’est de faire dialoguer ensemble une violence antisémite (la rafle des juifs) et une violence sociale (les rapports de force du patron et de l’employé). Le film, cependant, ne trouve de solution à son double-récit qu’en laissant finalement le second conflit irrésolu, comme échouant à regarder son sujet en face et jusqu’au bout. L’ensemble ne parvient à se faire saillant, au final, que par quelques montées de dégoût bien gérées qui parviennent çà et là à saisir quelque chose de la violence de la collaboration.

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Le Diable n’existe pas (Mohammad Rasoulof, 2020, spoilers), film-recueil d’histoire cruelles secrètement liées entre elles, est un nouvel exemple solide nous venant de la nouvelle génération de cinéastes iraniens, dont il a tous les traits : impeccablement mené, narrativement malin, se construisant autour d’une tension sourde – quitte à s’appuyer, pour cela, sur des personnages pas toujours dignes d’admiration (le jeune soldat qui veut laisser un autre se salir les mains à sa place, la promise reniant son amant pour quelque chose qu’il n’a pas choisi, le vieil homme mettant mal à l’aise sa jeune invitée…). La façon qu’a le film de s’ouvrir est sa meilleure idée : c’est une fausse piste, autour de ce qu’on croit être un corps caché, qui fait planer une ombre violente et mortifère sur les évènements (qui sinon, en soi, ennuieraient vite), avant de comprendre que cette violence est d’une toute autre nature. C’est autour d’elle, justement, que le cinéaste déploie une série de récits efficaces (quoique lents), tenant tout entiers au suspense de leur révélation (de quoi nous parle ce segment, quel lien avec le sujet commun… Le thème central, à savoir la peine de mort, donne au film une grande cohérence autant qu’un côté « dissertant » assez scolaire). Pas sûr, de fait, que le film ait beaucoup d’intérêt à être revu une deuxième fois.
Les Bodin’s en Thaïlande (Frédéric Forestier, 2021) s’avère être moins pénible à regarder que leur spectacle – quand bien même l’humour est tout à fait nul. Alliant à la fois les académismes les plus tartes (allons sauver une jeune fille des méchants mafieux locaux), et le label rance des « vrais gens du pays comme on les aime » (toute une partie du récit tournera ainsi autour de l’horreur d’avoir failli finir avec un transsexuel), le film témoigne malgré tout d’une tendresse et d’un souci réel de ses propres personnages, même si c’est avec tous les gros sabots du monde, et cela suffit à lui donne un goût un brin différent des comédies françaises mainstream – tout atterrant, paresseux et formaté qu’il soit.

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Détective Pikachu (Rob Letterman, 2019), fidèle à son étonnante réputation, s’avère être un film incroyablement soigné pour l’horizon pourtant très limité qui est le sien (celui du film pour enfants, avec méchants aux motivations de cartoon et péripéties simplifiées). La qualité du jeu d’acteur premier degré, le soin proprement amoureux mis dans la création animée de ce pikachu parlant, la qualité d’une mise en scène (pour une fois) lisible dans le maelstrom du Hollywood contemporain, l’enrobage pellicule inattendu et quelques beaux jeux de lumière… On en vient à se demander pourquoi les blockbusters plus généralistes, et a priori plus ambitieux, ne pourraient bénéficier d’un tel cœur à l’ouvrage. On peut pour le reste regretter le twist final, qui se doit de justifier et de rétrocéder sur le choix (plutôt bon) d’avoir compensé la niaiserie du personnage kro-mignon par une personnalité adulte et caféinée.
• En voyant le scénario du Calendrier (Patrick Ridremont, 2020, quelques spoilers), soit l’histoire d’un calendrier de l’avent qui tue, on se dit que le cinéma d’horreur en est vraiment à faire les fonds de poubelles pour trouver les dernières possibilités de pitch disponibles en stock. Mais pourquoi pas, le principe reste ludique : allant chercher un archaïsme (la sévère Allemagne chrétienne) moyennement exotique, le film se propose comme un voyage plus fantastique qu’horrifique (jouant le miracle et le bâton tour à tour, déviant finalement pas mal du principe à la Saw qu’il avait initialement esquissé). Néanmoins, l’ensemble gêne un peu en ce que le dilemme de son héroïne assez antipathique ne semble pas tenir au risque de sa propre mort (angoisse qu’on pourrait alors partager), mais à la simple envie de pouvoir à nouveau marcher. On a alors bien du mal à la suivre, notamment devant la décontraction ou même la jouissance qu’elle prend face aux nécessaires mises à mort, attitude que le film semble regarder comme allant de soi plutôt que d’en faire le sujet profond et préoccupant de son récit. Le résultat n’est pas honteux mais assez plat, et pas très convaincant dans ses moments horrifiques, tout comme dans son tableau du quotidien (notamment via tous ses personnages secondaires caricaturaux : le patron, la belle-mère…).

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• Du côté patrimoine, ouvrons avec Les Perles de la couronne (1937), film délicieux comme un dessert. Plus encore qu’un réservoir aux bons mots de Guitry, cette comédie savante est un ogre d’histoires, course effrénée et d’un appétit débordant pour les récits qui se déduisent en cascade, qui se croisent au rythme d’un montage virevoltant au grand éclat cinématographique (l’influence Christian Jaque ?), et au son d’un trilinguisme qui réécrit une joyeuse histoire de l’Europe. Le film, ultime générosité, repart pour un tour dans une seconde partie inattendue quand on pensait le récit arrivé au bout de ses réserves, comme si les acteurs ne pouvaient se rassasier des multiples personnages qu’ils incarnent. Le film est pourtant fondamentalement assez vain (comme en témoigne sa fin anecdotique), il ne semble pas à avoir grand-chose à dire, mais jamais il n’ennuie ni ne lasse – la narration métamorphe (petits segments, récits plus développés) témoigne elle-même de cette liberté, passant en rimes soudain quand ça lui chante, chantant un certain art de vivre. Le Roman d’un tricheur m’avait beaucoup diverti, et j’en avais tout oublié : espérons que la très belle surprise qu’est cet autre film ne soit pas la même sorte de soufflé, mais il résiste pour l’instant très bien au temps.
À l’approche de l’automne (1960) fait le portrait d’un enfant solitaire dans la grande ville, orphelin de père et séparé d’une mère qui doit travailler. J’ai peu à dire, comme souvent, sur ce film de Mikio Naruse, qui procède toujours du même type de sortilège : celui d’une chronique modeste, presque anecdotique, de ce qu’est la vie quotidienne dans un contexte historique et social chamboulé, et qui se gonfle progressivement d’une profonde amertume. C’est d’autant plus le cas ici en se focalisant sur les enfants : les enjeux plus graves auxquels ils restent longtemps aveugles parcourent le film comme en sourdine, telle une lame de fond remontant progressivement à la surface. Le film sait assez brillamment garder l’équilibre entre le bonheur (disparu) et le pathos (rarement atteint), contrebalançant chaque espoir d’un rappel à l’ordre des réalités grises (l’image romantique d’une mer à aller voir qui tombe sur les récifs industriels et les chantiers ; le cousin complice en possible frère de substitution, mais qui veut vivre sa vie de jeune homme…), et en colorant chaque moment de désespoir de petites surprises du quotidien (le scarabée trouvé dans les pommes).

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• Nouvelle ressortie de la collection DVD de Jean-Baptiste Thoret, Dellamorte Dellamore (Michele Soavi, 1994), comédie horrifique où un croque-mort blasé combat des morts-vivants, apparaît d’abord comme un film joyeusement inventif, singulier dans ses logiques scénaristiques mystérieuses et ses circonvolutions inattendues (et ce jusqu’à sa phrase de fin), ludique surtout par ses multiples virtuosités formelles, et par l’univers absurde qu’il met en scène. Il épuise, aussi : on sent là, dans ce film qui envoie tous azimuts des signes de son retard sur l’époque (la post-synchro grossière, par exemple, semble déjà dépassée pour les années 90), une sorte de stade terminal du maniérisme des années précédentes, que vient redoubler le récit nécrophile, et qui en atteint les extrémités kitsch (dans ce qu’il rencontre de l’érotisme softcore des années 90 et de ses acteurs top-models, ou par sa passion un peu vulgaire pour les effets voyants de caméras). On ne boudera pas son plaisir, certes, mais à un moment, au-delà de tout ce qu’il a de poussivement daté (le second rôle obèse façon clown qui mange évidemment comme un porc, la femme ravie de s’être faite violée…), le film fatigue à ne trouver son intérêt que dans un défilé d’originalités un peu stériles.
• Dans la série “les films que tout le monde a vu à part moi”, j’ai enfin rattrapé Cinema Paradiso (Giuseppe Tornatore, 1988). On craint d’abord de rentrer dans une version italienne des Choristes (l’ouverture convoque d’ailleurs Jacques Perrin dans le même genre de rôle) : idéalisation du passé et du bon vieux temps, de la vie d’avant où tout était plus chaleureux et sépia, etc. Evidemment, Cinema Paradiso est plus que ça : Tornatore a du talent (dans la narration envolée de sa première partie, dans les jeux de rimes, dans la direction de Noiret et de l’enfant tous deux très bons, dans l’amertume pas si rose du passé à abandonner). Le film, néanmoins, est étouffant de nostalgie, ankylosé de cette espèce de peinture satirique-mais-attendrie d’une communauté où tout le monde est bien à sa place (les ados se branlent devant l’écran, les vieux rouspètent, la foule rigole…). Tornatore, en filmant l’enterrement du cinéma italien (sorti en 1990, le film est plus qu’à l’heure), filme surtout la destruction d’un tissu social qu’il n’est pas interdit de trouver oppressant, en ce que chacun ne s’y découvre que comme héritier de traditions éternelles (premier amour, départ obligatoire, etc.). Bref, le film est plutôt ample (quoiqu’assez fade à l’étape adolescente), mais trop renfermé pour ne pas être déplaisant.

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On finit par l’habituelle corvée de direct-to-video, sans miracle mais avec deux films un peu moins nuls que d’habitude.
Mondocane (Alessandro Celli, 2021) suit deux enfants des rues dans un décor devenu toxique. Dès l’intertitre du début trop volontairement vague (“Dans la ville industrielle…”), ce monde post-apo sonne un peu faux et fabriqué, et ne parviendra jamais, malgré son caractère volontairement allusif, à sortir des conventions qu’on attendrait d’un tel monde (travail aliéné à l’usine, terres empoisonnées, etc.). Au-dessus du panier des direct-to-video (mais pas au niveau de la sortie salle dont il bénéficia en Italie), le film se démarque un brin par la manière de lier les tropes nationaux (films de mafia) avec un univers déviant d’enfants tueurs d’adultes, qui ne sont pas sans rappeler les enfants perdus de Peter Pan ; ou encore par sa manière de marier sa violence à une affection amicale plus qu’appuyée (au point d’en paraître ambiguë, tant elle met un point d’honneur à s’exprimer par les touchers).
Death Valley (Matthew Ninaber, 2020), film de monstre dans une base militaire, est un DTV de plus à lorgner vers le film de zombie (décidemment la grande figure de l’époque), et un de plus à tout faire reposer sur son twist final – twist qui n’est pas forcément une mauvaise idée, d’ailleurs, mais qui est pris dans un scénario bien trop invraisemblable pour fonctionner. Le reste relève de l’emballage standard du tout venant ce genre de productions (filmage aléatoire, lumières épileptiques, montage au hachoir).
Minor Premises (F.A. Eric Schultz, 2020), histoire d’un scientifique égotique qui éclate son identité en plusieurs personnalités qui vont s’alterner par tranches de dix minutes, est un DTV qui a lui aussi les défauts associés au format (mise en scène anodine et sans impact profond, kitsch intermittent), mais qui a néanmoins pour lui un postulat ludique raisonnablement bien exploité (passés les facilités qui s’enchaînent en fanfare), et repose sur un duo d’acteur correct.
• Ayant bénéficié d’une sortie salles au Brésil, Macabro (Marcos Prado, 2019), histoire vraie de deux frères tueurs et nécrophiles, possède quelques ébauches de scènes prometteuses (la rencontre retardée entre les deux frères), mais se repose sur bien trop de conventions sans rien en exiger de plus (jusqu’au héros en soldat Ken tourmenté) pour exister autrement que comme un énième clone de thriller horrifique. Les quelques visions et idées de plans sont noyées dans un montage impatient qui veut tout couvrir sans jamais désigner ce qui lui importe, rendant l’ensemble assez vite oubliable.
 

Un petit mot, enfin, pour vous signaler que l’ami Christophe vient de publier un bouquin sur l’histoire du mac-mahonisme – vue la qualité de son blog, je ne peux que vous recommander d’aller y jeter un œil !

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