Spoilers.
Les circonstances font que j’ai découvert La Rue sans joie par petits bouts, en plusieurs soirées, un peu comme une série. Et c’est au fond ce qui m’a frappé : combien le film fonctionne, et fonctionne même très bien, comme une série au sens contemporain. Les croisements de personnages et de lignes narratives multiples, les rebondissements ou annonces à la fin de chaque acte… Cette vigueur narrative, d’autant plus dopée par l’unité de lieu (le principal du récit se déroulant autour d’une petite rue), est la première force qui désamorce la possible pesanteur de ce tableau social sinistre.
Car le risque est là : on sent bien, dans la “Nouvelle objectivité” à laquelle ce film se rattache (tout autant qu’au Kammerspiel), une sorte de mission, de sacerdoce didactique d’artistes se sentant coupables d’avoir joué aux esthètes au début des années 20, alors que la crise frappait la population. Le tableau marxiste édifiant n’est du coup jamais très loin… Mais Pabst parvient, au-delà de romancer ce réquisitoire social, à le colorer et le complexifier de multiples détails (de jeu d’acteur, notamment), de visions sordides hallucinées (la prostitution chez le boucher, commerce de “viande” littéral) : autant de choix qui nuancent moins le didactisme outré du tableau (méchants riches, sournoise lesbienne, cité décadente à brûler) qu’ils ne lui donnent un devenir artistique. On n’est pas si loin, tout compte fait, de l’expressionnisme auquel le film semble a priori s’opposer, le réalisme n’étant au fond ici qu’une parure stylistique au dégoût que Pabst nourrit pour un monde qui, à l’écran, apparaît moins “objectif” que cauchemardesque.
Ce détournement, qui fait la richesse du projet, n’est certes pas sans poser question sur la sincérité de son engagement politique. Le film paraît un peu les fesses entre deux chaises dans sa façon d’annoncer une révolution tout en la rendant laide (saccage d’une Babylon qui tombe), en même temps qu’il épouse partiellement le moralisme de ce monde condamné (filles “perdues” montrées comme grossières ou vulgaires, héros qui a bien raison de mépriser la fille qu’il découvre nue – le problème ne tenait qu’au malentendu). On ne sait pas trop, par ailleurs, comment prendre cette fin, qui donne le sentiment de voir une ville se racheter comme après un déluge (ici l’incendie) tout en orchestrant une vision ogresque et infernale de plus (toutes ces vieilles têtes autour d’un bébé qui crie).
Les mutilations évidentes du film, dont les coupes schématisent ou accélèrent certains rebondissements, n’aident pas à prendre la juste mesure du ton et du dosage opérés par Pabst – notamment la façon exacte dont cette romance trop naïve peut dialoguer avec un tableau social qui se veut réaliste et sans illusions. Disons en tout cas que le film est plus fort quand il cauchemarde éveillé, et qu’il délire la noirceur du monde (le trajet d’Asta Nielsen, le moins social de tous, visage mortifié qu’on regarde progressivement se décomposer), que quand il se pense réaliste.
Die freudlose Gasse en VO.