Emilia Pérez Jacques Audiard / 2024

Surqualifiée et surexploitée, Rita use de ses talents d’avocate au service d’un gros cabinet plus enclin à blanchir les criminels qu’à servir la justice. Une porte de sortie s’ouvre à elle quand le chef de cartel Manitas prend contact avec elle…

Spoilers.
 

Le shitstorm américain dans lequel est actuellement pris le film, mélange de lynchage moutonnier et de narcissisme moral dont l’époque et les réseaux sociaux ont le secret, a quelque chose d’à la fois pathétique et déprimant, quoiqu’on pense de la qualité du film… Essayons de laisser ces stupidités de côté, et de parler un peu de cinéma.

Emilia Pérez me laisse avant tout une impression de compétence : virtuosité des jeux formels et colorés parcourant le film, aisance avec laquelle le chant émerge de la continuité pour ensuite y replonger, habileté paradoxale à filmer ce sujet improbable avec naturel, tout en usant d’outils au factice assumé (retournements scénaristiques outrés, tournage en studio)… Une habitude chez Audiard, toujours doué pour “naturaliser” ce qu’il filme (on n’a jamais l’impression ici de voir un film “sur” la transidentité), quand bien-même il exploite les ressorts les plus artificiels du cinéma de genre.

La question est plutôt de savoir ce que cette virtuosité produit. L’introduction, prometteuse, semble faire émerger les chants et la musique des souffrances pragmatiques et quotidiennes des femmes de Mexico, comme une extension des plaintes de la ville. Mais le projet n’aura jamais cette profondeur : malgré la science des transitions invisibles entre parlé et chanté, les segments musicaux se déposent toujours sur les situations comme une afféterie ou comme une performance, plus qu’ils ne les servent.

Une sensation de vide régulier ronge ainsi le film, tout divertissant qu’il soit. Une chanson sur deux semble inutile, cherchant seulement à faire des variations savantes sur ce qu’on a déjà compris. Et plus il avance, plus le projet témoigne d’une certaine errance scénaristique, ouvrant un nouveau sujet toutes les vingt minutes (devoir cohabiter incognito avec son ancienne épouse, essayer de se racheter de sa culpabilité, tomber amoureuse sur le tard…), thèmes empilés comme autant de moyens de combler le flottement narratif qui frappe le film une fois l’enjeu de la transition de genre passé. Quand l’explosion du climax emporte l’héroïne comme son ancienne femme, on a par exemple bien du mal à y sentir la résolution d’un quelconque enjeu central au film (l’héroïne courait après ses enfants, pas après son ex)…

Comme toujours chez Audiard, cette errance narrative est savamment justifiée (ici par l’héritage des formes du soap et de l’opéra, ingrédients phares du syncrétisme qu’opère ce projet-Frankenstein). Le flottement du récit, et les ambivalences que créent ces hésitations, aident aussi à la singularité du film sur le plan moral, nous mettant toujours du côté d’un personnage qui fait parfois les pires choix, qui se rachète une vertu en usant de ses propres atrocités passées, capitalisant même dessus pour faire marcher sa boîte (le final, sur la sanctification des idoles fabriquées, est en ce sens assez grinçant)…

C’est peu de dire qu’Audiard profite de ces ambiguïtés qui apportent un peu de profondeur à son film, toujours à la lisière d’être dangereusement creux et boursouflé. Mais aussi artificiel soit-il, Emilia Pérez divertit et épate assez sur le moment pour donner le sentiment d’un petit exploit, d’un pari fou réussi, entre autres grâce à ses deux merveilleuses actrices principales (Zoe Saldana, en particulier, est époustouflante) – et à la cohérence un peu tragique d’une héroïne qui, dans le rêve illusoire de changer de personnalité en changeant de genre, finit par les armes comme elle a commencé.

 

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