Deux hectares de terre Bimal Roy / 1953

Shambhu, un petit fermier, est menacé par le seigneur local de se voir confisquer ses deux hectares de terre. Pour réunir l’argent nécessaire au remboursement de sa dette, il se rend à Calcutta…

Quelques spoilers.

Deux hectares de terre s’ouvre par une mise en perspective qui pourrait tenir le film entier : heureux du retour de la pluie, les paysans y parlent au ciel, comme en relation directe avec leur Dieu. Tous les ressorts du drame à venir (les différents systèmes d’exploitation, l’argent devenu mesure de toute chose) sembleront alors être une série d’obstacles à cette relation première – à ce rapport fusionnel des hommes à leur lopin de terre. Malgré le réalisme du réquisitoire social, le héros parait souvent combattre un ennemi abstrait, qui serait moins l’un des visages concrets de cette exploitation (le créancier, par exemple, déserte le film dès qu’il en a posé les enjeux), que l’idée de l’argent elle-même : l’image récurrente de Shambhu courant seul dans son plan évoque bien plus celle, existentielle, du hamster dans sa roue, que le drame concret des porteurs de voitures à bras.

Le film n’est cependant pas à la hauteur de ces promesses. Uniquement vouée au pathétique, la première partie est grossière à force de se vouloir édifiante, altérant ce qui fait précisément la beauté du cinéma de Roy : la sobriété de son lyrisme, sa juste distance. Il faut un certain temps (celui pour compulser toutes les images du Voleur de Bicyclette, semble-t-il) avant que le cinéaste ne retrouve de son doigté. Dans la communauté du bidonville, décor paradoxalement crédible par son économie de personnages, le drame respire enfin : par l’humanité des échanges, par d’étranges échappées (la superbe scène du bébé, à la simplicité payante), mais surtout en offrant aux humains de ne pas tomber dans les multiples pièges que le récit leur tend (l’argent gardé dans une cache trop visible, l’indécente proposition du comptable, le premier vol de rue qui pourrait mal tourner, le travail aux champs au risque de la fausse couche…). À ces traquenards, qui relèvent tous d’un fatalisme social, le film préférera toujours de grandioses acmés de tragédie.

Cette cohabitation entre une réalité tangible (on va jusqu’à discuter, dans la pauvreté des rues, de la sortie toute récente d’Awaara) et l’ampleur généreuse d’une logique d’opéra, est assez puissante pour emporter le morceau. Mais pas assez pour sauver le film de son écrasante mission justicière, essentielle on s’en doute dans l’Inde des années 50, mais trop souvent fatale à l’art : le final tout en lamentations indignées, qui refuse aux personnages jusqu’à la dignité qu’ils avaient longtemps revendiquée, achève de faire de ce film un semi-échec.

Également traduit Deux acres de terre, ou Calcutta ville cruelle.
Do Bigha Zamin en VO.

Réactions sur “Deux hectares de terre Bimal Roy / 1953

  1. Le film qui me hante depuis que je l’ai vu, et qui me permet, par recherche Google sur Roy interposée, de retrouver ta trace. C’est trop bien, le cinéma indien.

    Je retrouve bien ton rejet du naturalisme dans ce que tu reproches au film, ta critique ne m’étonne donc pas vraiment. Si je suis d’accord avec toi pour dire que Roy en fait un peu trop dans sa démonstration (trop de péripéties misérabilistes, mais auxquelles il donne tout de même une dimension quasi-religieuse, ce qui fait que ça passe finalement assez bien), il n’empêche que j’aime beaucoup la toute fin, qui, comme tu le dis, vole sa dignité aux personnages. Mais justement, cette scène répond à la somptueuse danse de la pluie et de la terre, en tout début de film : elle raconte qu’en rompant le lien avec la terre, en coupant le paysan de son essence, on lui retire aussi sa dignité, puisque tout ce qu’il peut encore par la suite, c’est faire la course à l’argent. Il me semble que c’était la seule fin possible, justement.

    Donc voilà, le film vieillit vraiment bien chez moi, même s’il manque parfois de subtilité. Mais son énergie vitale et sa force de conviction inébranlable en font un très grand film pour moi, une de mes découvertes majeures de l’année.

  2. Heeey Castorp, content de te croiser ici ! Et bien voilà, Roy aura au moins servi à ça. J’avais bien lu ta critique, qui m’avait poussé à regarder ce film traînant depuis un bail sur mon disque dur…

    Un mois plus tard, je ne sais pas trop à quoi tient exactement ma gêne, je n’ai pas vraiment réussi à élucider ce qui me repoussait. Car édifiants sur des questions d’injustice ou de pauvreté, la plupart des films de la période le sont, finalement, y compris ceux que j’adore.

    Je me demande si ça ne tient pas ici d’un mariage dysfonctionnel avec le néoréalisme, que le film de Roy importe de manière assez explicite, sans pourtant en garder une des propriétés profondes : l’aléatoire du réel, le fait que les choses arrivent ou pas, sans forcément avoir de sens, que les personnages se retrouvent trimbalés dans des événements contraires à tout idée de fatalité (jusque dans “Le Voleur de bicyclette”, que j’aime pourtant peu : c’est un film tout en lamentations, qui met en lumière une misère sociale, mais il ne démontre rien).

    Dans le film de Roy, le côté logique et justicier, marié à cette réalité visuelle concrète de la pauvreté (qui ne pose plus aucune distance, aucune abstraction), charge un peu trop la barque pour moi, ça fait double-effet, insistance, le beurre et l’argent du beurre (la fin est justement typique de la convergence de ces différentes armes, de ces différentes approches : la constatation du déracinement avec la poignée de terre symbolique + l’air de chien battu collé au grillage + un mec qui vient leur dire de se barrer… Rien ne désigne alors plus cette dignité perdue ni ne nous permet d’avoir un recul vis-à-vis d’elle, pour nous comme pour les personnages : je suis gêné pour eux, à ce moment-là).

    C’est du moins comme ça que je comprends mon partiel rejet du film, dont j’attendais de toute façon beaucoup trop après avoir vu “Madhumati” – mais peut-être c’est celui-ci qui, chez toi, ne passera pas !

  3. Après, je me demande dans quelle mesure mon amour pour ce film ne découle pas du choc de la découverte du cinéma indien, de sa proximité viscérale avec son sujet, loin de la dramaturgie souvent distante du cinéma occidental.
    Rien ne dit que je ne le revoie pas à la baisse après en avoir découvert d’autres.

    Madhumati, ça a l’air trop bien.

  4. Bah je l’ai peut-être sur-vendu aussi, du coup. Tu me diras !

    (Je me rends compte en passant que c’est le premier film indien de la période que je vois sans personnage secondaire comique – il me semble. C’est bizarre car d’habitude je les trouve horripilants et pesants, ils ne me font pas rire du tout, mais cette absence de mélange de tons est peut-être aussi, finalement, ce qui me manque ici).

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