Inherent Vice

Des tops, des tops, des tops ! 2015

Parce qu’il faut pas déconner : si l’on s’amuse à aller au cinéma toute l’année, voire à écrire dessus, c’est simplement pour le plaisir régressif (au fondement de toute cinéphilie qui se respecte) d’en déduire un top à la fin. N’ayant pu ouvrir le feu dès novembre (bientôt des tops 10 publiés en août : on encourage les Cahiers, ils peuvent y arriver !), profitons plutôt de ce petit exercice narcissique pour se regarder autrement le nombril – en s’interrogeant, le temps d’un post plus autocentré que les autres, sur l’état d’une cinéphilie qui fête ses quinze ans. Sans sinistrose, mais avec une certaine inquiétude…

 

2015

Inherent Vice

Chaque top de fin d’année est à présent l’occasion d’interroger un dysfonctionnement tout personnel, qui est aussi celui (dans une moindre mesure) de quelques amis de ma génération. Difficile en effet, depuis un peu plus de cinq ans, d’avoir quelque émotion en salle devant les sorties récentes (pour le dire bêtement : de « rentrer dans le film »). Pour ce qui est des causes, la chasse est ouverte. Est-ce la projection numérique, qui donne à n’importe quel film l’allure frigide d’un power point, entretenant la conscience d’une séance en cours ? Coupable idéal, mais un peu facile… Est-ce un défaut de la critique spécialisée, dont les consensus guident la plupart de mes visions, quand il faudrait sans doute se frayer son propre chemin, à l’instinct, parmi les centaines de sortie annuelles ? Elle ne semblait pourtant pas si égarée, la critique, il y a cela moins de dix ans. Est-ce l’âge plus avancé, et la fraicheur perdue des premières années cinéphiles béates ? Quelle coïncidence magique, en effet, que le cinéma subisse une perte de qualité mondiale à l’orée de nos trente ans…

Au milieu de cette insensibilité généralisée, il y a Inherent Vice. Pourquoi lui, et lui seul ? Sans doute parce qu’il fut pour moi le seul à être une bonne surprise : c’est-à-dire une séance en forme de promesse, ré-inventant en direct ce qu’on attendait d’elle, ouvrant progressivement à des espoirs insoupçonnés, imposant sa grandeur sans qu’on nous l’ait annoncée. Le projet, peu ragoûtant, laissait entrevoir une fatigante entreprise d’exploration cynique des années de drogue, de l’euphorie à sa désillusion programmée. Il n’en est rien, et le film de Paul Thomas Anderson est tout le contraire de sa caricature annoncée. Un film camé oui, mais camé à la marijuana : doux et accueillant, d’un humour lunaire plutôt qu’hystérique, d’une liberté vagabonde et jamais usante, où aucun personnage ne fonctionne comme boulet – tous sont intelligents, et déjà lucides sur la fin de l’époque. Le film, bien que clairvoyant sur la laideur du monde, est bienveillant au-delà de toute espérance, sans rien perde de la complexité de ses ambitions.

Je retiens du reste de l’année des films au génie certain (Cemetery of Splendour, Foxcatcher), des films à revoir (Vice-versa, dont l’ami Antoine G. m’a ouvert de beaux axes de compréhension), plusieurs sorties honorables, et quelques films très inaboutis – ou ratés, ou inégaux, ou limités – ayant cependant réussi à éveiller en moi une réelle curiosité, une réelle excitation (Lost River, Jupiter Ascending, Fatima, Kingsman, Le Pont des espions, Dheepan). Affaire de « bonnes surprises », encore et toujours : nul doute que découverts au hasard sans rien en connaître, des films comme Les Mille et une nuits ou It Follows m’auraient procuré un immense enthousiasme. Mais longuement décrits et tartinés d’attente par la sphère cinéphile, ils arrivent à nous comme des projets déjà joués dont il n’y a plus qu’à cocher les cases, comme on les validerait en allant pointer en salle. N’oublions pas, enfin, les nombreux films manqués avec regret – notamment À la folie, de Wang Bing, qui a la bonne habitude de rarement décevoir.

 

Pas 2015…

Et il y a tous ces autres films, hors sorties 2015, vus entre le 1er janvier et le 31 décembre de l’année écoulée. Fenêtre de tir au résultat aléatoire d’une personne à l’autre, dont on pourrait évidemment questionner la pertinence, mais où au moins résonne encore le pouls d’une cinéphilie palpitante, et beaucoup d’enthousiasme. Par amour complaisant du vieux ? Plutôt pour le plaisir de voir les films hors du cirque critique qui précède et entoure chaque sortie récente ; pour ce bonheur de les faire siens, de construire un lien cent fois plus personnel avec eux ; pour le soulagement à les découvrir autrement que sur l’écran terne et clinique d’une salle numérique, fut-ce pour y préférer la lumière crue d’un ordinateur ; et surtout, pour cette infinie diversité de formes et de manières, cette hétérogénéité folle qui jamais ne lasse, ces sauts gigantesques entre cinq continents et 120 années de cinéma, qui mènent le regard de découverte en découverte, de surprise en surprise. En voici justement une de taille : me retrouver subjugué par un film du pré-code – cette période tellement irritante, artistiquement si pauvre, surévaluée par tant d’idéologues. Un préjugé de plus à envoyer valser : rien de plus délectable qu’un film qui vous désarme de vos certitudes, et fait reculer les limites d’une Histoire du cinéma semblant chaque année plus vaste que la précédente.

Note : certains articles de ce blog, marqués du sigle (F), concernent des films découverts avant 2015. D’où l’absence dans ce top de Madhumati, des Mains d’Orlac, et de quelques autres chefs-d’œuvre !

 

Safe in Hell

1. Safe in Hell
William A. Wellman / 1931

Il y a le pré-code, ses ambiguités, ses problèmes, ses richesses, les débats qu’il suscite… Et puis il y a Wellman lui-même, brillant quelque soit la période, cinéaste insaisissable (bonne chance pour l’auteurisation) qui signe ici son chef-d’œuvre.

 

La Fille des marais

2. La Fille des marais
Douglas Sirk / 1935

Et si l’amour était d’abord une forme de fantastique ? La magie noire du sentiment et du désir, pris dans les rapports de servitude et de domination, dessine un mélo étrange et ravissant : le génie du jeune Detlef Sierck n’a pas attendu l’Amérique.

 

L'Inde fantôme

3. L’Inde fantôme
Louis Malle / 1969

Inégale, imparfaite, la fresque de Louis Malle domine pourtant la production documentaire française : dans le giron froid et cérébral des enfants du cinéma direct, un être humain et ses émois semblent enfin nous tendre la main.

 

top2015singes2

4. Les Singes qui veulent attraper la lune
Zhou Keqin / 1981

Petit film métisse (musique occidentale, ton à la fois comique et mystérieux) qui réveille toutes les puissances du merveilleux : on a rarement si bien distillé la magie fabulesque des jungles nocturnes, foisonnement de lueurs, de couleurs, et d’illusions.

 

Diane Wellington

5. Diane Wellington
Arnaud des Pallières / 2010

Ce que Poussières d’Amériques échouait en 1h40, Diane Wellington le réussit en 15 minutes : l’horreur tapie dans l’inconscient d’un pays, le murmure des rêves secrets de sa jeunesse… Des Pallières n’est jamais aussi bon qu’en se faisant conteur.

 

Rambo

6. Rambo
Ted Kotcheff / 1982

Révérons le cinéma US des années 80, dont les mystérieuses configurations écrasent l’ambiguïté auto-proclamée du Nouvel Hollywood. Ou pourquoi Rambo, en somme, raconte mieux le Vietnam que tous les Apocalypse Now du monde.

 

Les Dix Commandements

7. Les Dix Commandements
Cecil B. DeMille / 1923

Que reste-t-il de De Mille, une fois passées ses somptueuses et décadentes visions ? Esquivant la fresque biblique toute offerte, pour trois personnages et quelques simples décors, le regard n’a rien perdu de sa majesté.

 

The Hole

8. The Hole
Tsai Ming-Liang / 1997

Le cinéma de Tsai Ming-Liang, aujourd’hui enfermé dans la distance de ses petits calculs, fut donc un jour aimable : doux et attentionné, lunaire plutôt que crispé sur l’héritage Tatiesque – triste et apaisant comme une berceuse de fin du monde.

 

The Great Circus Catastrophe

9 ex. The Great Circus Catastrophe
Eduard Schnedler-Sørensen / 1912

La déraison du muet danois à son meilleur, dans un mélo où les numéros de cirque invisibles se réincarnent dans la réalité d’un incendie. Un film alternant le médiocre et l’exceptionnel, au rythme d’improbables rebondissements.

 

Whisky Galore!

9 ex. Whisky Galore!
Alexander Mackendrick / 1949

L’insaisissable Mackendrick (nous y reviendrons) signe un formidable scénario de comédie carrée, élégie assumée du peuple écossais, que la folie douce de Joan Greenwood vient transcender à l’écran.

 

La Nourrice

9 ex. La Nourrice
Marco Bellocchio / 1998

Une fable des rapports de classe, un violent huis-clos social, certes… Mais surtout le retour du Bellocchio envoûteur, abandonnant la sécheresse des années de lutte pour déployer ses sortilèges, mieux aptes à raconter la complexité du monde.

 

Rajoutons-y nombre de bons films (Lifeforce, Vanya 42è rue, Parchhain, Les Patriotes, Dainah la métisse, Les Fleurs de Shanghai, Fragmentos da vida, Les Choses de la vie, Beetlejuice…) plus ou moins arbitrairement écartés de ce top. Pour le reste, c’est reparti pour un an – rendez-vous pour toper à nouveau l’année prochaine, sur ce blog qui aura au moins déjà réussi à survivre six mois !

Réactions sur “Des tops, des tops, des tops ! 2015

  1. La fille des marais de Selma Lagerlöf a également été filmée par Sjöström en 1917 (en Français, ça s’appelle: La fille de la tourbière). C’est plus réaliste que Sirk mais c’est pas mal non plus…

  2. Je dis pas non ! Faut de toute façon que je rattrape du Sjöström suédois (j’ai vu que “La Charette fantôme”), dont je sais pas trop encore quoi penser.

  3. C’est un des plus grands génies du muet. Son chef d’oeuvre, Les proscrits, va être projeté sur grand écran dans le cadre du festival Mémoire du monde, c’est à ne pas rater si tu ne l’as jamais vu.

  4. Oui, c’est prévu au programme si j’arrive à me libérer ! (plein de belles choses d’ailleurs cette année, au festival)

  5. ce qui est honteux c’est que les quelques classiques suédois projetés dans le cadre de leur festival à la con leur servent visiblement d’excuse pour remplacer la rétrospective Mauritz Stiller, annoncée au début de la saison, par une rétro Wes Craven, que la nouvelle direction doit imaginer plus lucrative, voire, ça ne m’étonnerait pas d’un J-F Rauger, plus pertinente…

  6. Faut voir le bon côté des choses : sans le festival tu n’en aurais peut-être pas eu tout court (à la limite j’étais content de découvrir les Raj Kapoor au festival y a deux ans : c’était des miettes, mais j’imaginais mal la cinémathèque lui consacrer un cycle entier…). J’ai de la sympathie pour Craven, mais le côté “foutons un réal de genre dans la prog d’une grande institution” qui peut muer Rauger (au-delà de l’opportunité du décès de Craven, dans ce cas précis), est un réflexe anachronique : je doute qu’il y ait beaucoup de pontes pour s’en outrer (ça fait longtemps que le bis est institutionnalisé), et questions entrées, la direction y trouve son compte… J’ai du mal à piger le chemin que prend la cinémathèque depuis sa nouvelle direction : je vois juste qu’Histoire permanente du cinéma a été réduite à portion congrue, sans trop voir à quoi ces séances nouvellement disponibles ont bénéficié…

  7. l’Histoire permanente du cinéma a purement et simplement disparu. C’est affligeant.
    Pour moi c’est clair: la Cinémathèque a perdu de vue sa vocation de montrer des films invisibles et de faire connaître ses immenses collections.
    Ainsi, les nombreux films muets qu’elle possède, et dont une infime partie passait dans l’Histoire permanente du cinéma, sont désormais (parfois) projetés par la Fondation Pathé…

    C’est scandaleux.

  8. (et personnellement les classiques suédois du Festival Mémoire du monde, je m’en fous: sauf Ingeborg Holm, j’ai déjà tout vu, notamment à Orsay il y a trois ans).

  9. j’attends de la Cinémathèque autre chose que la projection de grands classiques (qui plus est hors ses murs donc soumis à tarification supplémentaire).
    En dehors du Trésor d’Arne, de Erotikon, de Gösta Berling (même pas programmé alors que c’est son peut-être chef d’oeuvre et qu’il passait régulièrement dans l’HPC) et du Vieux manoir, Stiller a réalisé plein de films, certainement pas tous perdus. Je pense notamment à ses comédies, louangées par Ford et Jeanne.

  10. “Histoire permanente du cinéma”, j’aimais bien pour les raretés qu’on y trouvait, mais j’aimais pas qu’on y fourre tout pèle-mêle, sans aucun travail de présentation, ni mise en regard des films. Je me sentais pas vraiment le courage d’y aller au petit bonheur la chance, sans savoir si j’allais tomber sur un truc hasardeux pêché dans leurs collections, ou sur un film qu’ils avaient envie de me montrer.

    Sur les grands classiques je te rejoins, je suis en fait surtout gêné par la manière dont l’ensemble est géré (gros noms en avant + quelques-séances-raretés-pour-ceux-qui-veulent), je trouve que ça respire pas bien.

  11. moi j’adorais ça, c’était conforme au rêve de Langlois: “tout montrer”. Après, c’est au cinéphile/critique de faire son tri (a priori ou, idéalement, a posteriori).

  12. Tiens, sur ton lien, c’est la première fois que je vois cités d’autres cinéastes que le duo pour la période. Il a l’air d’en avoir vu beaucoup d’ailleurs (y a souvent une note critique quand il cite un film), tu sais qui est ce type ?

  13. non…d’après l’ours du site, ce serait une femme d’ailleurs.
    L’occultation contemporaine des Suédois du muet autres que Sjöström et Stiller est justement le genre de “défaut de mémoire” que la Cinémathèque, lorsqu’elle se pique d’organiser une rétro “muet suédois”, devrait combattre.
    On aurait pu découvrir les films de John W. Brunius par exemple, dont Le moulin de feu est très bon.

    Mais il suffit d’ouvrir un bon livre écrit par des cinéphiles “pré-Cahiers jaunes” (exemple: le Sjöstrom de Ford et Jeanne ou l’Histoire du cinéma de Bardèche et Brasillach) pour se rendre compte que ces deux zigs sont des arbres qui cachent la forêt.

  14. Pourquoi pré-Cahiers, à cause d’une auteurisation qui a exclu le reste ? Tu as raison cela dit, à chaque fois que j’ai survolé la période, c’était présenté en gros sur un mode comparatif avec le voisin : “contrairement au muet danois qui est une pépinière, le muet suédois tient tout entier sur deux types”.

  15. je ne sais pas…c’est simplement un constat.
    Sans même parler d’auteurisme, les cinéphiles des Cahiers jaunes ne s’intéressaient guère au muet suédois. Les occurrences “Sjöström” “et Stiller” dans les premiers numéros de la revue se comptent sur les doigts d’une main.
    Volonté de tuer le père peut-être, la génération précédente ayant considéré le muet suédois comme le fin du fin du cinéma, qui plus est en portant au pinacle des oeuvres qui ont très vieilli (La charrette fantôme, qui a fait sensation en son temps mais qui est loin d’être le meilleur film de son auteur).

  16. Très bon top… certainement… dont je n’ai rien vu d’autres que le bien Reaganien Rambo. Et tant d’images déjà fascinantes (the Great circus !). De même, sans vouloir du tout amoindrir la portée de ton texte introductif avec lequel je partage quelques idées et qui d’ailleurs m’amuse bien, je suis aussi subjugué par l’image qui figure en tête de page, est-ce un montage ou un fondu enchaîné du film d’Anderson ? Inherent vice qu’il me faut voir au plus vite et donc absent de mon propre classement, très imparfait en vérité, mais n’est-ce pas là le cas de toutes nos listes…

  17. Bonjour Benjamin !

    Le cinéma Reaganien je le découvre à peine, il m’intrigue pas mal dans ses ambiguïtés (même sensation devant “Total Recall” il y a pas si longtemps) – de manière générale, j’ai longtemps fait l’impasse sur les années 80, je les redécouvre peu à peu. “The Great circus catastrophe”, je l’adore malgré ses imperfections, mais l’image le survend peut-être un peu (le plan semble très “abstrait”, alors qu’il est légitimé par la situation).

    Pour “Inherent Vice”, oui, l’image vient directement du film – je ne saurais plus te dire s’il y a d’autres superposition du genre, mais c’est assez représentatif du flow assez doux qui le caractérise !

    De ton top, dont j’ai peu vu, j’aimerais surtout rattraper “Marguerite et Julien”, que j’ai bêtement délaissé à sa sortie à cause de l’acharnement critique (sales réflexes de spectateur conditionné…), malgré une BA intrigante à qui j’aurais du faire confiance.

  18. Mais oui Donzelli fait des choses très librement et expérimente joliment (légèreté, poésie, audace dans Marguerite et Julien) et pourtant la critique est assassine. Son cinéma grave et fantaisiste à la fois a très largement sa place sur nos écrans mais il semble que ce soit au spectateur de faire l’effort d’aller vers lui , peu de demandes, peu de copies, peu de temps à l’affiche. C’est dommage. Enfin, tu me diras à l’occasion ce que tu en as pensé.

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