Les deux fils d’une mère pieuse, l’un mauvais garçon, l’autre sérieux, convoitent la même jeune femme.
Il y a au fond du cinéma de DeMille un fantasme noir, dont il s’agit de s’extraire.
Dès sa première scène, Les Dix commandements vibre d’une dichotomie entre le corps et l’esprit : on y compare une victime israélite à son pharaon bourreau, mais on oppose surtout l’agitation d’un corps de chair (dans l’effort, fouetté, suant, saignant, assoiffé, mêlé de poussière) à la puissance calme d’une figure insensible, visage immobile comme une pure idée. Ce traitement éthéré, généralement plutôt réservé chez DeMille aux personnages chrétiens (Jésus dans Le Roi des rois, la jeune fille refusant la danse ou allant sereinement au sacrifice dans Le Signe de la croix), c’est l’obsession à l’œuvre : se délivrer des nécessités de la chair, échapper au monde des pulsions, n’être plus qu’une âme.
Le premier ennemi chez DeMille sera ainsi la foule, car c’est la tentation du corps : manne humaine déraisonnée, traversée de marées, de violence, d’ivresse et de danses ; la foule est une transe. Mais c’est aussi un cinéma angoissé par le noir, plongée redoutée dans l’intériorité de chacun, tutoiement de l’inconscient qu’on vit comme un risque d’aliénation. Le décor avalé par l’ombre, noyant détails et lisibilité comme un lourd pétrole, augure chez DeMille la disparition progressive de la lucidité, et le rétrécissement du monde au seul feu de ce qui obsède le personnage : c’est l’enfoncement des êtres dans leur propre fantasmagorie (expérience utérine qui est d’ailleurs celle du film lui-même, remontant le temps pour aller observer l’origine du mal, dans la nuit des siècles passés). Ainsi en est-il du palais égyptien éventré de douleur à la mort du fils, déformé par la subjectivité malade du deuil, salles vides et sol jonché de corps abandonnés ; ou encore de cette confrontation finale dans le boudoir, où les ténèbres résument le personnage aux traits d’un visage révulsé : son geste apparaît alors moins comme un accident, que comme l’accomplissement final d’un parcours névrosé, décidé à expérimenter le péché jusqu’au bout. Le noir, c’est enfin dans ce film l’allié de la lèpre, mal invisible que les personnages imaginent sur leurs mains, dans l’obscurité de leurs angoisses coupables.
Ces scènes puritaines fascinées, ou la phobie le dispute au désir, sont parmi les plus fortes du film (même si l’iconicité des passages bibliques menace parfois de tourner à vide, l’hypertrophie spectaculaire menant à quelques excès dispensables). Comment alors faire désirer au spectateur l’abandon de ce monde noir, si c’est au profit du catéchisme ? C’est là tout l’enjeu des Dix commandements, qui refuse le montage parallèle entre passé et présent pour faire du matériau biblique un simple préambule, une grille de lecture pour ce qui va suivre. Non sans échos subtils d’ailleurs, qui dépassent le simple jeu de rimes entre deux époques : pour exemple la visite au chantier, où l’on monte innocemment au septième ciel rejoindre l’homme désiré, sur les toits de l’église (« This is probably the nearest to Heaven I’ll ever get ! ») – avant de se surprendre à expérimenter soi-même, du haut des tours, le regard moral d’un Dieu qui voit tout (en l’occurrence ici, l’adultère).
Le film ne se contente malheureusement pas de la richesse de ces ambiguïtés : le récit, reprenant à son compte le conflit entre athées et croyants qui lui est contemporain, en passe sans cesse par la Bible elle-même, physiquement amenée sur la table au milieu des échanges : le souci ne tient pas à l’élégie chrétienne, ou à sa pénitence (pourquoi pas), mais à un militantisme moins occupé à explorer l’esprit du texte qu’à en faire la publicité.
Cette omniprésence du livre, aussi pénible soit-elle, mérite cependant d’être observée de plus près. Le personnage qui le revendique est une bigote : dans cette guerre entre religieux et incroyants, le personnage bon n’est ainsi pas le dévot, mais le trait d’union, celui qui accepte autant de rire de sa position de saint (le passage à l’auréole) que de reconnaître la réalité de ses désirs. Cela donne quelques magnifiques scènes entre frères, les plus simples et réussies du film, qui brillent d’abord car elles sont de complexes échanges (le trio autour de la porte coupée), et non une opposition didactique (les premières confrontations entre mère et fils) : plutôt que de cogner les personnages à une doctrine, le livre saint est surtout l’occasion pour chacun de négocier avec sa part éthique.
Mais le projet du film dépasse ces péripéties, et le bon frère n’est pas qu’un trait d’union entre personnages : il est aussi le chemin entre deux conceptions du divin. Le segment contemporain sert en effet à opérer une douloureuse mais nécessaire métamorphose du rite, qui permettra seule de s’extraire du monde noir : lorsque le film interrompt son récit biblique, à son premier tiers, c’est sur le massacre d’une punition divine ; lorsqu’il retourne enfin au livre, après toutes ses aventures, c’est pour figurer la miséricorde de Jésus… Lent passage de témoin entre le Dieu de l’ancien testament et celui du nouveau (« I taught you to fear God, instead of to love Him »), entre le judaïsme et le christianisme. Et c’est ici que la transcendance propre au cinéma classique joue à plein : DeMille met un point d’honneur à ce que Dieu reste toujours une hypothèse du monde contemporain, une question ouverte relative à la culpabilité de chacun, seulement inscrite dans l’évidence de la mise en scène. Aucun deux ex-machina ne viendra confirmer sa présence : les catastrophes ne sont que le découlement logique des actions, le personnage se condamne en s’embourbant dans sa propre paranoïa. La redoutable dernière réplique, comme la structure du film entier, renvoient alors la religion aux miracles paradoxaux des grands climaxs du cinéma chrétien, ceux de Stars in my Crown ou d’A Canterbury Tale : dépassant le stade régressif des lectures littérales du Livre pour se faire simple harmonie, épiphanie de l’équilibre du monde, philosophie de vie.
The Ten Commandments en VO.