Cruella Craig Gillespie / 2021

Petite escroc pleine de talent, qui survit depuis l’enfance à Londres avec deux jeunes comparses, Estella est résolue à se faire un nom dans le monde de la mode. Un jour, ses créations se font remarquer par la baronne von Hellman, une grande et puissante figure du milieu…

Légers spoilers.
 

D’une qualité inhabituelle pour Hollywood ces jours-ci, Cruella nous donne quelques nouvelles de ce qu’est devenu le blockbuster, résumé ces dernières années à des franchises jouant d’abord le plaisir de la déclinaison, ou à l’anonymat kitsch et hypertrophié du modèle Marvel. Or derrière l’évidence de ces changements imposants, les évolutions formelles et narratives du cinéma populaire américain ne sont pas si facilement lisibles, et si ce film ne déroge pas totalement aux modes (c’est là encore une déclinaison, celle d’un film Disney iconique), il permet tout de même d’y voir un peu plus clair.

Cruella ramène le blockbuster à l’essence de l’entertainement – au sens littéral : un film qui entertain, qui “reçoit” et qui prend soin de l’invité, qui s’occupe de lui. Le fric dégueule ainsi à l’écran, de l’étincelante production artistique jusqu’au best-of de tubes iconiques faisant office de bande-originale, et dont on n’ose imaginer le prix des droits. Le scénario est ludique, les costumes magnifiques, les actrices s’amusent – le film est extrêmement investi et abouti sur le plan artisanal, sur ce point Disney ne prend pas son spectateur pour un con. On pourrait s’en enthousiasmer (ce n’est plus si courant) et s’arrêter là.

Mais il est assez symptomatique de voir que, malgré le poids de ce travail, le film n’essaie pas vraiment de nous atteindre, de nous impacter ; plus encore, il n’essaie même pas de nous faire croire qu’il y aspire. Aucun des évènements majeurs de scénario, comme la mort de la mère par exemple (de toute façon désamorcée par une voix-off caustique et par la surcharge de l’imagerie), ne font réellement d’efforts pour nous impliquer ou nous émouvoir. La seule manière dont le film nous parle à présent, c’est par des jeux de reconnaissance culturelle élémentaires (à la scène punk des années 70-80, au dessin animé originel avec lequel il faut relier les points). Même flatterie du spectateur à peu de frais par cette façon de rejouer le Joker de Todd Phillips, c’est-à-dire de prétendre à la psychologisation d’une figure pop (vraie et fausse mère, moi refoulé et moi soumis), tout en la mâtinant d’un vague discours politique (méchants dominants contre punks rebelles). Le vide de sens réel qui pénalisait déjà le film de Todd Phillips (où ce qui pouvait tenir lieu de discours, au fond, était au mieux très confus) se fait ici d’autant plus voyant que ces questions sont plus qu’effleurées : elles ne sont là, en somme, que pour faire la déco.

Car comment un film produit par Disney, calibré pour des milliards de spectateurs, pourrait-il être un “film punk” ? C’est évidemment impossible. Le punk est donc, par conséquent, approché lui aussi par le biais du clin d’œil et de la référence, en l’adaptant simplement à l’heure des dominés (Cruella aura deux amis noirs, un ami gros, et un ami queer) et en réduisant ses enjeux à la profondeur d’un hashtag (« – Si on me trouvait “normal”, ce serait la pire insulte », « – Je suis bien d’accord avec toi ! » : bienvenue au collège).

L’échec du film à réellement raccorder avec la figure négative du dessin animé originel est tout aussi révélatrice. Il se profile un moment, vers les deux tiers du récit, où l’amitié entre Cruella et ses amis s’est transformée en une exploitation humaine que ses deux comparses ont été trop timides pour arrêter à temps, trop hésitants pour protester ; où des chiens ont bien pu être tués pour faire un manteau de fourrure ; et où la course vers la mode pourrait amener l’héroïne à ce monstre narcissique et squelettique que le dessin animé mettait en scène. Mais Disney ne peut assumer un tel glissement, ni jouer le trouble progressif de notre empathie envers un personnage qu’on n’arriverait plus à suivre passés un certain stade ; il n’ose pas non plus suggérer un destin glauque et autodestructeur à ce courant sociétal, c’est-à-dire à peindre le punk comme un mouvement rebelle qui vieillirait mal. Le film doit alors littéralement mettre le feu au personnage négatif et troublant qui est en train d’éclore entre ses mains, pour sagement revenir à la maison. Que fera Cruella, une fois victorieuse ? Quelques bêtises depuis son grand manoir, avec ce sourire malin aux lèvres – mais c’est un sourire fondamentalement docile : un sourire d’enfant qui va faire une bêtise, certes, mais d’enfant tout compte fait.

Il ressort de tout cela un produit très lissé. Et c’est bien normal : si le punk, l’étrange, ou le sordide peuvent habiter un blockbuster, c’est toujours au niveau de son impensé, dans ce qu’il a d’informulé – et non dans ce qui peut lui tenir lieu de discours. Il y aura toujours plus de mystère et de pulsions dans le choc de métal abstrait d’un Terminator que dans n’importe quel propos que Cruella peut prétendre déplier…

Mais ce qui surprend ici le plus, malgré tous ces échecs, c’est notre plaisir : le film reste un très agréable moment, fonctionnant exactement comme une maison hantée à Disneyland – lieu de déploiement de trouvailles visuelles, de ludisme et de couleurs mâtinées d’un gentil macabre, où l’on se laisse tranquillement glisser et traîner sur un tapis roulant… mais qui n’a au fond jamais été réellement conçue pour faire peur. De la même façon, Cruella n’est jamais réellement conçu pour nous remuer, ou nous surprendre : il délivre son show en nous laissant glisser sur une mise en scène habile aux mouvements aussi fluides que dépourvus de sens, se contentant d’habits fonctionnels interchangeables (un vêtement “shakicam authentique” pour le grand moment d’actrice de trois minutes en gros plan, et ainsi de suite). Le film joue à être triste quand l’héroïne apprend la cause du décès de sa mère, on joue à faire comme si avait ressenti cette émotion. Il joue à nous faire croire que ses chiens souvent numériques sont de vrais animaux, on joue à n’y voire que du feu. Il joue à faire comme s’il explorait la psychologie de son héroïne ou le grondement social de la période, on joue à faire comme si on y avait trouvé de la profondeur – tant qu’on y ramasse assez de signes culturels pour flatter nos égos, mesurés et ciblés par on ne sait combien d’études marketing cherchant la juste dose à laquelle le jeune urbain se sentira légitime à aller voir un blockbuster.

Cruella joue à être un vrai film, on joue à être de vrais spectateurs. Les blockbusters, comme le plaisir d’aller les voir en salle, sont devenus des simulacres : plus personne n’y croit, mais le plaisir est désormais ailleurs – la croyance n’est plus le moteur Hollywoodien depuis longtemps. Sinon pourquoi les Marvel auraient besoin de mettre en jeu la survie de l’univers entier un lundi sur deux, pour donner à leur public la vague impression qu’il ressent encore quelque chose ?

 

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