Annette Leos Carax / 2021

Henry, comédien de stand-up à l’humour féroce, et Ann, cantatrice de renommée internationale, forment un couple épanoui sous le feu des projecteurs…

Quelques spoilers.
 

Devant Holy Motors, notre camarade Léo du forum FDC avait mis le doigt sur ce qui me semble être le problème fondamental du film, en un parfait résumé : « des “fulgurances”, c’est-à-dire des choses sublimes qui ne durent que quelques secondes, dans une nuit d’impuissance qui dure deux heures ». Cette impression générale d’incapacité du film à nous mener et à nous emporter, distribuant çà et là ses éclats au milieu d’un ensemble qui ne prend jamais, m’avait à l’époque (c’était mon premier Carax) laissé particulièrement dubitatif.

Devant Annette, on pourrait croire le problème réglé : véritable “blockbuster d’auteur”, il témoigne d’une débauche de moyens et d’une densité d’idées (littéralement une par plan) qui semblent un temps se proposer comme une solution à ces carences. À pure perte : on est davantage divertis, on n’est pas plus transportés. Le film au fond est à l’image de la photographie de Caroline Champetier, dégorgeant d’idées et de tentatives originales (ici toute une série de jeux sur les couleurs froides et la nuit), mais fondamentalement pingre dans sa manière même, terne et peine-à-jouir, peu flatteuse pour les acteurs au visage si peu sculpté, peu enveloppante par ces nuits fades et grisâtres, laide et plate dans ces transparences numériques à la précision stupide (encore une fois, je m’étonne de créateurs qui ne semblent pas avoir compris que leur film est tourné et projeté en numérique, et que les particularités de ce format, il faut les prendre en charge – ici, malgré tout le fric et toutes ces tentatives, tout paraît fake et toc, on sent constamment les acteurs se débattre dans le vide sans être soutenus par rien).

Évidemment, le faux est souligné, assumé, célébré. Mais l’artificialité assumée des effets (la mer en transparence, par exemple) n’est pas un pass magique pour donner à l’œuvre une âme : cela marche, au cinéma, et n’est beau, au cinéma, que quand le film est traversé d’une croyance qui transcende justement ce carton-pâte – c’est la condition pour qu’il émerge de ces imperfections une poésie qui leur soit propre. Car pour le reste, quel que soit l’habit qu’on lui confectionne, un corps vide restera un corps vide. De même, quelque soit l’énergie que déchaîne l’opéra-rock, il ne pourra rien faire contre la faiblesse des voix de ses acteurs quand ils chantent sans doublures – voix impuissantes, là encore.

Carax a ainsi beau mettre en scène le chiqué de ses archétypes, et jeter un regard méta sur la narration de son histoire dans une belle intro qui joue le chœur grec tout prêt à épater son public, la folie romanesque sur laquelle il veut poser la plus-value de son regard n’existe pas. Les personnages n’ont rien d’autre à se chanter que “We Love Each Other Very Much” (vaine ironie), lui les filme entrain de baiser comme il filmerait des insectes. Des représentations se débattent dans des plans sans pouvoir de suggestion, sans flou ou vide ambigu que notre croyance pourrait investir. Ce sont plutôt une série de performances sur-conscientes et malaisantes (à l’image de ces longs numéros de Driver sur scène), guirlandées d’idées de mises en scène à la poésie glaciale. Et quand arrive dans le film ce pantin articulé, figure véritablement flippante que les personnages se mettent à dorloter, on se dit que Carax n’est quand même pas totalement aveugle de la nature profondément mortifère de son cinéma, où personne, au fond, n’est bien plus aimé et incarné que ce pantin de bois. Encore plus effrayant sans doute est le constat qu’en grandissant, la poupée paraît plus humaine que bien des personnages alentours – justement, sans doute, parce qu’il y a chez elle, dans ses postures suggestives et son intériorité laissée mystérieuse, quelque chose à compléter, une place pour nos émotions. C’est ainsi, seulement sur le tard (et notamment dans sa scène finale), que le film parvient à nous impliquer.

Reste donc une série d’idées épatantes, inspirantes, motivantes, comme autant de claques au milieu de cette frigide clinique qu’est devenue la salle de cinéma – et la musique, aussi, bien sûr, seul flux vital traversant le film, seul sang traversant ces veines virtuoses et desséchées.

 
 

• Quelques mots sur ce blog, qui a connu plusieurs mois sans activité pour la première fois de son existence. La première cause en est une série de soucis personnels, qui m’ont ôté depuis janvier l’envie de visionner le moindre film (ça fait un moment qu’en lancer la vision relevait de toute façon chaque soir un peu plus du sacerdoce qu’autre chose), coupant brusquement le robinet à articles. Restent les films que je vois au travail, ou les quelques sorties obligatoires que je vais vérifier en salle : de quoi nourrir encore ce blog pour les mois à venir, mais bien moins intensément. La seconde raison est une série de projets dont je ne sais encore s’ils verront le jour, mais qui me motivent bien davantage que l’exercice critique, assez ingrat dans sa solitude, souvent laborieux dans le processus d’écriture et de relecture, et dont l’aigreur régulière du résultat me préoccupe (impression de radoter, une fois ici encore, la même insensibilité face à la plupart des films vus). Voilà pour quelques nouvelles, en espérant que cette situation bouge un peu dans un proche avenir ! En attendant, quelques textes devraient tout de même venir parsemer ce blog durant les prochains mois.
 

Réactions sur “Annette Leos Carax / 2021

  1. OK, bon courage et bravo de voir les chose en face : plus le cinéma devient inactuel plus le devenir-aigre-vieux-con confit dans une nostalgie aussi arrogante qu’incommunicable du cinéphile prend le statut de probable problème. L’enjeu est alors de ne pas foutre tout à la poubelle, ce qui est plutôt une tâche de museographe que de critique, et de ne pas condamner ceux qui y croient (ce qui rappelle l’activité d’un abbé). L’abandon du cinéma, l’autorité-suffisance pré-esthétique de l’image, lui confèrent un caractère de moins en moins mystique mais de plus en plus religieux.

  2. Merci ! Il y a de toute façon aussi le fait que le plaisir change de place : j’en arrive à un stade où j’ai bien plus de plaisir à parler d’un film, à le partager / le faire découvrir à d’autres ou à l’étudier, que de plaisir à le voir à proprement parler. C’est peut-être un effet naturel d’une cinéphilie qui vieillit, et qu’il faut accueillir et accepter comme tel, mais qui semble tout de même un peu contre-nature…

  3. Bonjour Tom,
    Je te comprends très bien mais ai été content de te lire à nouveau: sans avoir vu le film (depuis longtemps, j’ai dépassé le stade “vérifier en salles les sorties obligatoires”) , je suis convaincu que tu as raison sur Annette.
    J’espère que tes projets se concrétiseront.

  4. Je comprends très bien ce que tu reproches au film, dans sa texture aussi bien que dans son fond. Mais faut croire que les idées épatantes et inspirantes ont suffi chez moi à me faire aimer tout un film. Et quid de la musique ? C’est le premier souffle du film et sans connaître les Sparks, ce groupe préféré de mes groupes préférés, elle a bien aidé à mon emballement.

    Bon, faut pas s’arrêter là avec Carax. Si tu n’as pas vu les premiers, faut dégoter Les amants du Pont Neuf ou Mauvais sang.

  5. Hello ! Je ne connaissais rien des Sparks en fait (même pas le nom), et ce fut plutôt une bonne chose, car ça m’a permis de recevoir leur musique de manière très simple (et bienvenue – le seul élément qui m’a atteint directement), et non en y voyant un référent distant de plus (sur l’ironie de leur style, sur l’époque qu’ils convoquent, etc.).

    Pour Carax, oui, je compte jeter un œil aux premiers malgré ma déception ici ; par le lyrisme/romantisme que j’y entrevois (par les images ou extraits), je me dis qu’on a quand même des chances d’avoir un résultat au goût moins mortifère, ou du moins traversé d’une énergie différente !

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