Chronique des années de braise Mohammed Lakhdar-Hamina / 1975

Chronique de l’histoire de l’Algérie de 1939 à 1954, date du déclenchement de la lutte armée.

Quelques spoilers.
 

Derrière ce film phare de l’histoire du cinéma algérien, c’est d’abord la grande fresque académique qui menace : budget de blockbuster, projet national officiel (une commande d’État pour les vingt ans de l’insurrection, le film arrivant au terme de dix ans de cinéma moudjahid), durée mastodonte, listing édifiant des injustices et des horreurs du colonialisme…

Le film, sur ce point, est plutôt une bonne surprise : la mise en scène a autre chose à nous raconter qu’un simple souci de reconstitution. Dans un cinémascope patient, à la fois ample et économe en signes, Mohammed Lakhdar-Hamina conçoit ses différents chapitres comme autant d’univers visuels et humains différents (infinité rurale, labyrinthe urbain, langueur épidémique…), chacun avec son énergie propre et sa manière spécifique d’habiter l’espace – cet enjeu central de la colonisation. C’est particulièrement frappant au début du film, qui reprend une rhétorique de péplum (larges panoramas et figurants par centaines), mais sans les événements spectaculaires ou les décors qui vont avec : des groupes humains se retrouvent ainsi posés au milieu de la scène abstraite d’un désert vide aux accents beckettiens, comme devant décider de leur avenir (très littéralement à l’image, décider où aller).

L’académisme pourtant persiste, et il vient d’ailleurs : du manque de profondeur émotionnelle de l’ensemble. Les plans lents et sous-pesés du cinéaste ont beau envoyer des signaux auteuristes, ils sont le plus souvent au service de démonstrations schématiques, qui se contentent d’affects plats (une scène entière de famille heureuse s’envoyant des sourires comme dans une pub ; le gamin qui pleure plein cadre à chaque fois qu’on doit trouver la situation terrible ; l’évolution inexistante de la plupart des personnages réduits à des types, comme ce vendu à l’ennemi très méchant qui se résume à un rictus félon…), le tout aplati par une musique sans nuances.

Le film, en somme, convainc davantage par la manière dont il déplie le genre et les conventions du cinéma historique (avec ingéniosité et élégance, par jolies percées symboliques) que par sa capacité à poser un regard un peu fin sur ces situations à la durée complaisante, Lakhdar-Hamina s’échinant à surexploiter chaque idée jusqu’à la moelle – par exemple ce fou s’adressant aux morts du cimetière, une scène bien trouvée… puis répétée six fois à travers le film. Ce personnage de Miloud résume à ce titre assez bien les limites et potentialités du projet : c’est une trouvaille fleurant l’auteurisme mégalo (insert shakespearien d’une figure de “fou prophète”, seul clairvoyant parmi les égarés que le cinéaste s’empresse de jouer lui-même), et qui à force d’insistance épuise le film plus qu’il ne le sert (jusqu’à cet interminable discours final qui en rajoute trois couches). Mais c’est aussi, malgré tout, une figure qui crée du cinéma en ouvrant des pistes, comme la possibilité de poser un point de vue externe sur tous ces évènements, ou d’opérer une imperceptible glissade de la figure du fou (à l’époque où la révolte semble absurde) à celle de l’orateur révolutionnaire (quand son discours, pourtant inchangé, rencontre la colère du peuple désormais lucide).

Paradoxalement, c’est en allant vers la révolte (dans sa deuxième partie, après cette césure en forme d’images d’archives de la seconde guerre mondiale) que le film tend à s’enliser. Peut-être parce qu’il n’est alors plus question pour le cinéaste de mettre en scène des moments mythiques, résumés à un état (la famine, la sécheresse, la maladie), que d’évoquer des moments historiques plus précis. Et peut-être, aussi, parce que Lakhdar-Hamina n’a pas les moyens de filmer longuement cette révolte dans l’action… Une scène se démarque, celle dans laquelle le film jette justement toutes ses capacités de production : le massacre sur la place. Le projet retrouve alors soudain une singularité, en empruntant les formes d’un héritage inattendu, celui du western italien. De l’arrivée sur les lieux filmée comme un duel, à ce groupe cerné par des chevaux en cercle, jusqu’à ces éclats de sang rouge-peinture (le tout au milieu d’une place fermée et carrée tout droit sortie de décors mexicains écrasés de soleil), tout y est.

Cet import, au-delà de réveiller le film in extremis, lui redonne surtout une trajectoire : le genre du western amène avec lui ses enjeux intrinsèques, celui de la fondation du pays notamment, ou de l’injustice et de la loi corrompue ; et l’outrance du cinéma B qui pointe alors justifie et canalise le lyrisme un peu schématique dans lequel le film tend à verser… Dans la foulée, Lakhdar-Hamina fait aussi appel aux décors naturels de l’Algérie pour réinventer celle-ci en paysage mythique, en ce qu’il est immense (microscopiques silhouettes parcourant d’infinis panoramas vides), ce qui là encore n’est pas sans rappeler les infinies et indomptables étendues du western, pays offert à qui le reprendra.

Au-delà de ces aléas qui font sans cesse voguer le film entre admiration et ennui, il reste une valeur singulière à ce projet : celle de montrer ce morceau d’Histoire, quand bien même on le sait déjà horrible, par les yeux et du point de vue des Algériens eux-mêmes. Comment exactement se trahit cette différence ? Peut-être avant tout par cette surprenante nostalgie rurale (qui n’est pas forcément la première image qu’on se fait de l’indépendance algérienne), le dégoût du colon étant d’emblée associé à celui de la ville qu’il occupe : le héros paysan, qui semble venir du désert comme on sort du passé, s’y cogne à un monde qu’on ne peut que vivre, visuellement, comme une absurde et mauvaise greffe qui a décidément fait son temps.

Waqâ’i’ sinîn al-jamr en VO.

Laissez un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont marqués *

Vous pouvez utiliser les balises et attributs HTML suivants : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>