Amère république Le Dernier maître de l'air / La Légende de Korra (2005-2014)

Avatar est une série animée américaine, qui fut diffusée en deux volets produits à quelques années d’intervalle. Le Dernier maître de l’air (premier volet, 2005-2008), est l’une des plus belles choses qu’ait produite la télévision : un chef-d’œuvre de narration patiente, de mise en scène aiguisée (celle des combats notamment) et de personnages émouvants. La Légende de Korra (second volet, 2012-2014), bien que ne manquant ni d’ambition ni de prises de risque, s’avère plus problématique – narration condensée, omniprésence de l’action, héroïne un peu bête. Les deux séries, néanmoins, savent dessiner ensemble un étrange trajet d’épique et de désenchantement, qui vient chuchoter aux premières intuitions politiques du jeune spectateur… Attention, spoilers mastodontes !

 

L’Asie pour les nuls

Le Dernier maître de l’air (trois saisons de 20 épisodes) nous introduit à un univers fictif (un monde au sortir de l’ère médiévale) où certains humains sont capables de maîtriser l’un des éléments antiques : l’eau, le feu, la terre, ou l’air (la série appelle ces humains des benders, terme que nous utiliserons pour la suite de cet article). Mais seul l’un d’eux, l’Avatar, est capable de maîtriser les quatre éléments : il est traditionnellement chargé, de réincarnation en réincarnation, de maintenir l’équilibre entre les quatre nations s’étant façonnées autour d’eux. Dans Le Dernier maître de l’air, l’Avatar est un petit garçon fugitif, Aang, dont nous suivons le voyage à travers un monde en guerre.

Dès le monologue du premier épisode de cette série pour enfants (La Légende de Korra, la suite, ciblera plutôt les jeunes adolescents), une précision inattendue se loge dans la description qu’une petite fille, en voix-off, fait de ces quatre peuples : « les tribus de l’eau, le royaume de la terre, la nation du feu et les nomades de l’air » (« the Water Tribes, the Earth Kingdom, the Fire Nation, and the Air Nomads »). Ce souci de sommairement différencier les types de civilisation va de pair avec une répartition géographique intentionnelle : chaque peuple, on le remarque vite, s’inspire d’un pays d’Asie (ce que confirme la carte de ce monde, si on prend la peine de la retourner).

La carte du monde d’Avatar, présentée en ouverture de chaque épisode, évoque une carte de l’Asie orientale en miroir (Japon à l’ouest, Chine à l’est).

La Nation du feu, dirigée par un empereur, est une nation féodale pétrie d’une culture martiale raffinée, d’un sens de l’honneur ancien et rigide, tout en étant paradoxalement en avance sur le plan technologique. Elle est également la nation colonisatrice : c’est le Japon.

Le Royaume de la Terre est la Chine : un immense territoire en partie désertique et au peuple innombrable, principale cible des assauts de son voisin belliqueux. Peuple d’artisans et de paysans, il est tout entier centralisé autour d’une cité-état que protège une immense muraille de pierre. Mais cette capitale imprenable est aussi fermée sur elle-même, scindée entre une population très pauvre et une “cité interdite” isolée du monde, orchestrant une propagande féroce et un lavage de cerveau des éléments dissidents. La série emprunte ici autant à l’imagerie de l’Empire millénaire, qu’à celle du pays totalitaire sous l’ère communiste.

Les nomades de l’Air représentent le Tibet. Ses habitants sont des moines pacifiques au crâne rasé et aux toges orangées, pratiquant la méditation et vivant dans les montagnes. Ils sont aussi le premier peuple envahi, persécuté, et exterminé. On pourrait aussi noter (ce qui est assez révélateur des automatismes du regard que porte l’occident sur la région) que c’est le seul peuple résumé à ses benders (et donc ici, en l’occurrence, à son clergé).

Costumes inuits et visages peints rattachent les tribus de l’eau aux Amérindiens, mais d’autres éléments (navires, armes) les renvoient aux Polynésiens ou aux Aborigènes d’Australie – bref, aux sociétés tribales périphériques à l’Asie. (Le Dernier maître de l’air, épisode 119)

Les tribus de l’eau, enfin, évoquent assez clairement (quoique plus superficiellement) les peuples inuit, puisqu’il faut aller chercher les racines de l’Asie jusque là (les premiers Amérindiens étant vraisemblablement arrivés de Sibérie via le détroit de Béring). Les éléments plus ou moins clichés qu’on y rattache s’y retrouvent pêle-mêle : banquise et igloos, pêche au harpon, petits groupes isolés (au début, tout du moins, la série inventant ensuite à l’autre bout de son monde une cité de glace ne trouvant pas d’équivalent dans notre réalité).

Cette mythologie inventée pour l’Asie (comme on a pu dire de Tolkien qu’il avait inventé, avec Le Seigneur des anneaux, une mythologie pour l’Angleterre) repose sur des éléments plus complexes que ceux cités ici (accessoires, décors, coutumes, spiritualités, types de combat…), rendant le décalque de ces cultures réelles moins hermétique qu’il n’y paraît. En effet, ce chapelet de références ne cherche pas à discourir sur l’Asie (cela tournerait vite court : le Tibet n’est pas composé de nomades, la Chine n’était pas un royaume…). Ce regard romancé posé sur le continent est simplement un moyen, un détour, visant à mettre en scène la collision entre différents modèles de société, et entre les cultures qui en sont l’extension naturelle.

 

L’ONU a des tatouages

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Le Dernier maître de l’air repose sur une dramaturgie évitant au spectateur de faire un choix entre ces régimes, pourtant longuement expliqués et décomposés devant nous. Il y a une guerre colonisatrice à arrêter, des peuples à libérer, un génocide à éviter, et un unique personnage ayant la capacité de renverser l’ordre des choses : les enjeux n’ont ainsi jamais à être questionnés, et la dynamique épique reste simple, immaculée du moindre doute. Les jeunes héros, des enfants s’opposant à un monde d’adultes plus ou moins coupables, traversent le récit sur le mode de la traque et de la fuite, dépourvus de responsabilités officielles et n’ayant de compte à rendre qu’à eux-mêmes – c’est-à-dire à leur propre sens moral.

L’objet de la série est alors de confronter ce petit groupe d’enfants à différentes cultures (un nouveau village à chaque épisode) pour relativiser le manichéisme premier : la gentille cité de l’eau est régie par d’archaïques traditions patriarcales, le royaume de la terre ne résiste que parce qu’il est totalitaire, et le pacifisme des nomades de l’air ne permit que leur génocide. On découvre par ailleurs qu’il n’existe pas de différence fondamentale entre les habitants de la Nation du feu (visités dans la troisième saison) et ceux des innombrables villages traversés plus tôt : au-delà de la guerre se jouant au niveau des États, mêmes problèmes étrangers aux enjeux nationaux, même perméabilité à la propagande, mêmes rencontres bienveillantes et érudits alliés.

Adoptant les parures et coutumes de la Nation du feu pour en traverser le territoire ennemi, les jeunes héros découvrent des villageois somme toute très semblables à ceux qu’ils ont pu croiser ailleurs. (Le Dernier maître de l’air, épisode 303).

Sans explicitement commenter ces différents régimes politiques (par ailleurs assez vagues), la série ressasse donc l’idée qu’aucun d’entre eux n’est a priori la cause des tourments du monde, ni la solution miracle à ses problèmes : s’isoler (tribus, nomades) est le prix à payer pour une précaire tranquillité ; un régime politique strict (la nation martiale, le royaume totalitaire) est le prix de la sécurité. Le Dernier maître de l’air oppose ces quatre modes de société comme il oppose ses quatre éléments : moins pour promouvoir l’un contre les autres, que pour mettre à jour les alternatives qu’ils représentent, et peindre l’équilibre historique de leur tumultueuse coexistence. Il sublime ainsi le conflit idéologique en un conflit mythologique : à chaque système politique son élément totem, qui en poétise la force et les faiblesses.

L’Avatar, figure allégorique, ne fonctionne pas différemment : car s’il doit, nous dit-on comme dans les légendes, “assurer l’équilibre du monde”, on remarque vite que cet équilibre est pragmatiquement diplomatique. Le garçon est réticent à utiliser la force (qui impliquerait, en fait, de se positionner clairement contre l’un ou l’autre) et vit littéralement celle-ci, c’est révélateur, comme une dépossession de conscience (cet « état d’Avatar » puissant et violent, où ce n’est soudain plus lui, mais toute la lignée de ses vies antérieures, qui décide de la destruction de l’autre).

Le glorieux état d’Avatar, dans la première série, est souvent vécu comme une catastrophe. (Le Dernier maître de l’air, fin de l’épisode 211)

L’enfant a de fait le réflexe de se poser au milieu des conflits miniatures des villages où il passe, pour débattre et discuter, cherchant mordicus une voie d’entente, jusqu’à en paraître naïf. En d’autres termes, avant d’assurer par la force la défense du plus faible, il tente de se faire le médiateur impossible entre des conceptions politiques incompatibles : il est une Société des Nations avant l’heure, qu’on fantasme influente et efficace (le pouvoir absolu qu’il est capable de déchaîner fait de lui l’équivalent d’une arme nucléaire dissuasive), et par là-même indissociable d’un conflit éthique (puisque le petit garçon porte sur ses épaules le poids moral de pouvoir influer, par la force et selon son bon vouloir, le destin des peuples).

C’est ce conflit que le premier volet de la série met en scène : est-il sain de rêver la résolution des problèmes géopolitiques par le bon-vouloir d’une figure tutélaire ? Chez le petit garçon que cela travaille, et qui ne se satisfait pas des raisons officielles excusant son pouvoir aux yeux du monde1, cela prend la forme concrète d’une incapacité à s’arroger le droit de tuer, quand bien même ce serait de par sa légitimité diplomatique : un tribunal pénal international ne saurait condamner à mort. L’enfant joue alors autant le rôle de médiateur entre les parties du conflit qu’il doit résoudre, qu’entre la tradition d’ingérence (ce que lui commande sa lignée à travers l’état d’Avatar, c’est-à-dire le meurtre des fautifs) et sa propre réticence à jouir d’un tel pouvoir.

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Un ancien du “Lotus Blanc” suggère à la jeune génération ce qu’elle doit faire. (Le Dernier maître de l’air, épisode 319).

La série en restera là : trouvant in extremis une solution aux tourments de son jeune héros, elle n’aura pas à remettre en question ce fantasme du sauveur. La figure tutélaire peut ainsi tranquillement prospérer… En témoigne cette carte scénaristiques que les créateurs dévoilent en approchant de la résolution, dans un élan de réconciliation magnifiant tout ce qui peut transcender les quatre nations : le récit appelle alors au secours de l’Avatar une confrérie d’anciens (le « Lotus blanc ») se définissant par leur indépendance aux États. Ces lettrés et érudits isolés, croisés au cours des épisodes, se révèlent soudain groupe organisé, semblant avoir tiré les ficelles dans le dos du récit tout au long des trois saisons (comme dans cette scène où l’oncle Iroh configure le trajet idéal qu’est censé prendre l’Histoire à son goût, décidant ni plus ni moins du prochain successeur au trône)2.

Ces anciens dessinent les contours d’une curieuse oligarchie d’aristocrates et de gradés déchus, agissant au nom du monde (c’est-à-dire du peuple, sans que celui-ci ait pourtant voix au chapitre) pour aider à en restaurer l’équilibre (c’est-à-dire l’ordre ancien). Bien que cette confrérie reste très secondaire (elle répond aussi pour beaucoup à un archétype des récits légendaires : celui du mentor, ici polymorphe, aidant la formation du héros), c’est bien cette pensée verticale (décider pour le monde ce qui est bon pour lui) que va interroger plus explicitement le deuxième volet de la série.

 

Le courant alternatif, ce tue-l’amour

La Légende de Korra (quatre saisons de 12 à 14 épisodes), sorti quatre ans après le succès de la première série, prend place 70 ans après les évènements décrits dans Le Dernier maître de l’air. On y suit Korra, nouvelle incarnation de l’Avatar, une jeune fille fougueuse des tribus de l’eau au caractère affirmé. Entre temps, le monde a évolué : pour sceller la paix, l’ancien Avatar (Aang) a fondé une ville cosmopolite, Republic City, qui est vite devenue une grouillante métropole, et que l’évolution technologique a transformé en capitale des années 20 (électricité, métros, radio…).

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Republic City, inspirée du Shangai des années folles. (La légende de Korra, épisode 101)

Les créateurs de la série ne se sont pas fait une fleur en transposant leur univers légendaire dans ce monde républicain, urbain, mécanisé et électrifié. Ce n’est plus le Far West qu’un petit groupe de personnages traqués traverse avec élan, mais une accumulation de protocoles, de responsabilités, d’exposition médiatique et de communication politique. Dans ce décor qui ressemble si fort à notre monde, la maîtrise des éléments, soudain, semble moins nécessaire : leur pratique s’est trivialisée, que ce soit sous la forme du sport (les matchs pro-bending) ou de l’utilitarisme le plus gris (les maîtres du feu gagnant leur croûte en alimentant les centrales électriques). Quant à la civilisation de l’air, dont on perpétue les coutumes fidèlement, elle a l’allure d’un folklore : son premier légataire avouera ainsi être incapable d’accéder au monde des esprits par la méditation, ayant seulement tout lu dans les livres…

La série a l’intelligence de faire de ce désenchantement son enjeu central. Venue à la ville étudier la maîtrise de l’air, Korra se retrouve coincée à une centaine de mètres des côtes de la métropole, sur une petite île diégétiquement aberrante : un morceau de passé médiéval, fait de végétation et de temples, directement cerné par la baie moderne, tel un sas de transition entre les deux séries et deux époques. De la même façon, la maîtrise des éléments ne pourra plus s’épanouir que dans le périmètre clos et étanche d’un stade où Korra, en cachette, ira jouer un sport qui ressuscite les combats anciens.

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Korra face à la ville moderne, image leitmotiv de la première saison. (La légende de Korra, épisode 102).

L’image canonique de la série, celle de Korra observant pensive la métropole qui lui fait face, depuis la fenêtre de sa petite île médiévale, est en cela parlante : ce que La Légende de Korra met en scène, c’est un divorce entre deux mondes qui ne parlent plus la même langue. Quand Korra pourchasse des malfrats en pleine rue, et qu’elle les met hors d’état de nuire à la force de ses pouvoirs, la police l’arrête au motif qu’elle a fait plus de dégâts qu’eux, et qu’elle s’est substituée à la justice. Quand elle sauve le monde d’une menace cosmique et spirituelle, les journalistes pestent contre l’invasion de plantes magiques qui en résulte en ville, et lui signifient sa baisse de popularité dans les sondages… On aurait tort de simplement voir dans ces exemples l’agacement habituel des films américains pour la bureaucratie, et leur préférence pour les héros providentiels3 : ce que montrent ces scènes, c’est surtout qu’un personnage légendaire comme l’Avatar est devenu incohérent avec ce monde démocratique, égalitaire et légiféré.

La république menacerait-elle de désenchanter le monde ? L’inégalité, l’archaïsme, et l’ignorance de la technologie seraient-elles les nécessaires conditions du légendaire ? Le face à face des deux séries semble le suggérer : à une vision d’enfants (partis comme “à l’aventure” avec leurs pouvoirs magiques, déflorant un monde inconnu) succède une vision d’adolescents (lâchés dans un monde non plus à découvrir mais à maîtriser, et confrontés à des archétypes narratifs semblant sortir d’une toute autre série : problèmes d’argent, usine et sponsoring, réactions de la presse, risque de retomber dans les bras de la mafia…).

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Entre chaque conflit, les enfants de la première série s’isolaient des tourments du monde, seuls, tranquilles, et en sécurité haut dans le ciel, sur leur bison volant… (Le Dernier maître de l’air, épisode 102)
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… quand Korra, après ses batailles, rend des comptes aux journalistes en conférence de presse. (La légende de Korra, épisode 101)

Cette question du désenchantement s’incarne plus précisément dans le personnage qui tient lieu de premier méchant à La Légende de Korra : Amon, un auto-proclamé “égalitariste” qui souhaite faire disparaître la maîtrise des éléments pour faire des citoyens du monde de véritables égaux. En cela, il se propose d’achever la mue en cours de la série vers une normalisation généralisée, et d’en faire disparaître les dernières traces de magie. Il n’est par exemple pas étonnant que les lieutenants d’Amon, aux mouvements arachnéens et munis d’armes électriques neutralisant leurs adversaires, soient moins menaçants que clairement phobiques. Porté par la ville, Amon est le prolongement de sa modernité et de sa technologie4 : ainsi en atteste la séquence maligne (épisode 104) où Korra apeurée, écoutant l’annonce pirate qu’Amon fait sur les ondes, se retrouve mise en scène dans un face à face terrifié avec… un poste de radio.

Les quatre saisons de La Légende de Korra vont certes chacune, à leur manière, chercher à réveiller l’enchantement au défibrillateur. Tel un retour du refoulé, les esprits en colère réinvestissent le monde des vivants dans la deuxième saison, jusqu’à envahir la métropole technologique de plantes et de racines, lui donnant des allures post-apocalyptiques. La troisième saison voit Korra s’énerver et quitter la ville rationaliste que tous (personnages, créateurs, spectateurs) semblent ne plus pouvoir supporter, pour se replier sur des décors isolés aux configurations fantastiques (temples en hauteurs, cité toute de métal se refermant la nuit, prisons-dédales). La dernière saison, enfin, force les choses avec un excès presque comique, en ouvrant de force un portail avec le monde des esprits en plein centre de la métropole moderne, au prix d’un énorme cratère défigurant la cité, comme on enfoncerait un clou décidemment récalcitrant… Mais malgré tous ces efforts, un fossé s’est creusé.

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Le risque d’une césure avec le passé : lorsque la série l’évoque, c’est dans un style en estampe qui fige les évènements dans une représentation légendaire ambiguë, comme on hésiterait désormais à y voir autre chose qu’un mythe. (La légende de Korra, épisode 208)

Korra, à son corps défendant, restera ce personnage risquant sans cesse de casser le fil tendu entre la mythologie passée et notre présent : au cours de la série, elle perdra définitivement le lien avec plusieurs millénaires de vies antérieures (fin de saison 2) et manquera même de faire disparaître définitivement la figure de l’Avatar (fin de saison 3). Elle n’est pas seule à décevoir le passé : les figures extrêmement positives de l’ancienne série, dont les évocations savamment dosées jouent de la nostalgie des fans, se révèlent avoir été de mauvais parents (Ang, Toph), ou les initiateurs d’utopies ayant mal tourné (Ang et Zucko). De l’un à l’autre monde, quelque chose s’est brisé.

 

La paix des oligarques

On l’a dit, Le Dernier maître de l’air (le premier volet de la série) évite au spectateur de faire un choix : les mondes qu’on y traverse (royaumes archaïques, territoires sans loi, nations guerrières) sont à la fois le cadre idéal au légendaire, et le monde injuste auquel les enfants doivent mettre fin – à la fois condamné et nécessaire, l’ennemi est bien pratique. Mais derrière l’apothéose du happy-end, une fois la paix obtenue, une fois l’égalité décrétée, comment être heureux ? Que reste-t-il à conquérir ?

Les utopies, en fait, ont simplement changé de camp. À y regarder de plus près, les méchants de La Légende de Korra (un par saison) sont bien différents du seigneur conquérant qui, dans la première série, voulait annexer les autres nations pour établir son empire : face à ce boucher, la série pouvait se contenter de questionnements éthiques (que faire de l’ennemi une fois capturé). Dans La Légende de Korra au contraire, chaque antagoniste a des raisons valables, voire tout à fait défendables, de mener son combat : ils résolvent, chacun à leur manière, un défaut de la société qui les entoure. Amon (saison 1) prône l’égalité de tous, et l’obtient dans les faits ; Unataq (saison 2) reconnecte la société désenchantée à sa spiritualité ; Zaheer (saison 3) veut libérer les peuples des puissants fantoches qui les dominent (reine absolutiste, président impuissant) ; et Kuvira (saison 4) apporte sécurité et stabilité à un pays en ruines, que tout le monde a abandonné.

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Les opposants convoquent diverses imageries : maoïsme et procès révolutionnaires, fascisme et défilés soviétiques. (La légende de Korra, épisode 103 et 405).

L’utopie égalitaire évoque tant l’imagerie maoiste que celle des procès révolutionnaires. (La légende de Korra, épisode 103).

Chacun de ces ennemis, en fait, oppose un régime politique (communisme, théocratie, anarchisme, fascisme) à la république molle ayant échoué à rendre ses citoyens heureux (et le spectateur avec eux). Ces modèles alternatifs, la série ne sait trop comment les regarder. La révolte égalitariste d’Amon mêle certes imagerie maoïste et Terreur révolutionnaire, mais la République libérale5 qu’on lui préfère n’est pas moins méprisée par la série (conseil faible, journalistes inutiles, pègre omniprésente, ingérence étrangère). De même, si le chaos déclenché par les anarchistes n’est jamais montré comme possiblement fécond (ville en feu, peuple réduit à l’état de pillards, pays transformé en Far West…), la royauté qu’on lui oppose est minable : la reine destituée était un tyran ridicule, et le pantin qui doit lui succéder un crétin incapable – au point que le régime fasciste qui prend leur place semble à certains plus désirable.

De fait, le combat de l’héroïne est paralysé par ces hésitations, comme teinté de couleurs ambigües. C’est particulièrement parlant dans la première saison où, cherchant à étouffer dans l’œuf la révolte populaire qui les menace, les benders apparaissent être exactement ce dont on les accuse : une oligarchie qui se transmet le savoir en interne, contrant tout élan révolutionnaire. Certains combats, qui devraient être héroïques, en deviennent dérangeants : par exemple l’attaque nocturne (épisode 104) où Korra et d’autres benders fondent sur une salle d’entraînement de l’ennemi. Les voir ainsi tomber sur le local dérisoire où des hommes du peuple apprennent à se défendre, en les écrasant de la maîtrise dont ils ont le privilège (ils les inondent, littéralement), donne à la scène un goût étrange : l’ambivalence politique, ici, qu’elle soit volontaire ou non, empêche toute exaltation épique.

L’attaque nocturne ambigue des benders. (La légende de Korra, épisode 104).

La série, un peu perdue, est moins aveugle à ces ambigüités que réticente à se positionner concrètement, comme bloquée sur le pas de la porte. Un dialogue maladroit6, dans la dernière saison, reconnaît qu’il y a à apprendre de chacun de ces ennemis, tout en déclamant que leur problème est « qu’ils manquaient d’équilibre, si bien qu’ils ont poussé leur idéologie trop loin » : une conclusion imprécise et vaseuse, qui évoque la réaction de Korra (« arrête ton baratin philosophique ») quand un ennemi l’engage à regarder en face les implications de ses propres positions politiques7.

Au fond, la série, comme son personnage principal avide d’action, adhèrent seulement à la République parce que cela va de soi, par principe, par paresse – mais sans perdre une occasion d’en souligner les limites (aucune décision importante ne s’y prend, l’opinion y est facilement manipulée). Pas étonnant que Republic City, d’abord présentée comme une ville-monde à explorer (labyrinthique, pleine de bas-fonds et de secrets, grouillante de personnages divers) devienne très vite un décor vide et inerte, qui n’oppose aucune résistance topographique ou dramatique à l’avancée des héros. Lorsqu’en fin de saison 4 le président en fait évacuer les habitants, on est frappés de ne voir au fond aucune différence devant ces rues vides : cela fait longtemps que le peuple n’existe plus à l’image, pour la bonne raison que le mettre en scène obligerait la série à se positionner.

 

Et ils vécurent heureux ?

C’est avec un certain épuisement que La Légende de Korra finit par acter de son incapacité à retrouver l’enchantement dans ce décor prosaïque et républicain, et par en faire le deuil. Le final, qui met en scène Korra et son amie Asami, est sur ce point parlant… Il se trouve qu’internet a beaucoup glosé cette dernière scène, listant les ressemblances nombreuses entre ce final et celui de la première série : dans les deux cas, deux personnages s’isolent du groupe et des festivités pour contempler l’horizon, échangent un regard de profil face à la lumière, amorcent un premier geste amical, et concluent finalement en un face à face romantique, à la manière d’une cérémonie de mariage. Le but était alors pour la communauté de fans de démontrer que le baiser, qui dans la première série vient mettre un point final à cette petite chorégraphie, était la terminaison implicite du final de La Légende de Korra : on voyait là, à raison, une manière d’acter de l’existence d’une romance homosexuelle8 que Nickelodeon (la chaîne de télévision pour enfants diffusant la série) refusait d’expliciter.

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Un cratère dans la nuit : le curieux décor romantique clôturant la série. (La Légende de Korra, épisode 412)

Mais, tout occupés à ce jeu de comparaison, on a peu noté ce que ces deux scènes finales n’avaient pas en commun. Car si la première série se termine dans la douceur d’une fin d’après-midi apaisante, en costumes élégants face à une cité pacifiée, le final de la seconde série se déroule dans la nuit noire. Le décor est digne d’un Tchernobyl (immeubles éteints envahis de végétation, cratère d’explosion nucléaire), et aucun autre humain n’est présent à l’image (alors que nous sommes en plein cœur de la cité). Les esprits rassemblés en cercle font office d’animaux Blanche-Neigiens à la romance de leurs deux princesses, et le jaune-verdâtre du portail ouvert dans la nuit tient le rôle de soleil couchant : des ersatz, en somme, qui imposent à cette conclusion une tonalité étrange, abîmée et douce-amère.

Ce happy-end, qui ne pourra avoir lieu que dans le monde des esprits (tournant le dos à la république, à son réalisme, à ses contraintes et à ses obligations), a des accents utérins : aux sons timides et régressifs d’une boîte à musique, les héroïnes vont se réfugier dans l’imaginaire, seule solution proposée à la longue gueule de bois politique qu’a proposé la série. Et on ne peut s’empêcher de penser que les deux jeunes femmes, en cela, ne sont pas si différentes du spectateur occidental, ce fier républicain qui cherche sans cesse à fuir la réalité désenchantée de son quotidien. En s’enfilant les sept saisons d’une série animée pour enfants, par exemple.

Avatar: The Last Airbender et Avatar: The legend of Korra en VO.
Série créee par Michael Dante DiMartino et Bryan Konietzko.

 
 

Notes

1 • Aang : « Je ne peux pas juste éliminer comme ça les gens que je n’aime pas ! » / Sokka : « Bien sûr que tu peux ! Tu es l’Avatar. Si c’est au nom de préserver l’équilibre, je suis sûr que l’univers te pardonnera. » (Aang : « I can’t just go around wiping out people I don’t like ! » / Sokka : « Sure you can ! You’re the Avatar. If it’s in the name of keeping balance I’m pretty sure the universe will forgive you. »Le Dernier maîter de l’air, épisode 318)

2Le Dernier maître de l’air, épisode 319.

3 • L’épisode 211, par exemple, nous donne clairement à mesurer les raisons de l’autre : on demande au président de la République Unie d’envoyer son armée pour aider à empêcher un cataclysme d’ordre cosmique ; il répond, très pragmatiquement, que si la menace qu’on lui décrit a lieu, son armée ne bougera pas, ayant pour première mission de défendre sa propre population. Si le personnage du président est souvent méprisé par la série, il est alors évident que sa position est tout à fait audible – mais qu’elle prend sens dans un cadre prosaïque étranger au schéma légendaire.

4 • Cette idée est littéralement énoncée par l’antagoniste, lors de son discours : « Pendant des siècles, les maîtres ont eu un avantage contre-nature sur les gens ordinaires. Mais grâce à la technologie moderne, nous avons le moyen d’équilibrer le combat. » (épisode 106). Une idée retrouvée dans le discours de la méchante de la saison 4, qui elle aussi lie la technologie à la fin des ordres anciens : « J’ai appris que l’idée d’une famille royale se transmettant un titre de génération en génération était archaïque, et qu’une nation devrait progresser par la technologie et l’innovation. » (episode 403)

5 • L’ultralibéralisme et la modernité de la capitale s’incarnent à travers la frénésie d’un personnage, l’homme d’affaires Varrick, qui ne peut s’empêcher de rejouer cette dualité : survolté, moderne, séduisant, mais aussi manipulateur, cynique, et prêt à déclencher une guerre pour faire monter son chiffre d’affaires…

6« What did Amon want ? Equality for all. Unalaq, he brought back the spirits. And Zaheer believed in freedom. The problem was those guys were totally out of balance, and they took their ideologies too far. »La Légende de Korra, épisode 404.

7« Enough with your philosophical mumbo-jumbo ! »La Légende de Korra, épisode 309.

8 • Les créateurs de la série l’ont confirmé eux-mêmes quelques jours plus tard après ce dernier épisode, dans deux textes d’ailleurs assez intéressants dans ce qu’ils révèlent du processus d’écriture de la série. Voici la réponse de DiMartino, et celle de Konietzko (davantage axée sur les questions scénaristiques).

Réactions sur “Amère république Le Dernier maître de l'air / La Légende de Korra (2005-2014)

  1. J’aime vraiment Aang et Korra. J’ai regardé tous les épisodes et j’étais vraiment triste quand j’avais fini, car je m’étais attachée aux personnages. Mon préféré dans « Avatar, le dernier maître de l’air » était Toph et j’étais contente de la revoir dans « La Légende de Korra ».

  2. Bonjour Alissa.
    Oui, le point fort de la première série est incontestablement ses personnages… Mais je trouve que ça montre bien la faiblesse de la seconde (La Légende de Korra) de faire de l’apparition des anciens persos (Toth, notamment) ses moments les plus marquants. Comme s’ils n’avaient pas réussi à inventer mieux… Korra, bien que sympathique, reste à mon goût un personnage trop buté, trop facilement manipulable, trop limité, pour vraiment faire le poids face à aux héros de la première série.

  3. Bonjour Tom.
    Je comprends pourquoi tu penses cela; c’est vrai que Korra n’était pas aussi bien représentée que Aang dans la série.

  4. Shyamalan (période pire film) m’avait vacciné contre Le dernier maître de l’air. ton article qui met en avant toute une dimension géopolitique si je comprends bien aurait tendance à éveiller à nouveau ma curiosité… De là à reprendre le Shyamalan pour une seconde lecture…

  5. Je ne veux pas la survendre, elle reste discrète cette dimension politique (et tient plus à ce qui attire/ennuie la série, ou ce à quoi elle se rend aveugle). Mais c’est une dimension complètement absente du film de Shy oui… Au-delà du fait qu’il était alors complètement égaré artistiquement, son approche était typique du réal venu de l’extérieur sans aucun amour pour le matériau adapté, et qui donc n’y comprends rien, et qui en pensant “l’améliorer” de ses apports extérieurs l’appauvrit (c’est exactement la même chose avec Yates face à Harry Potter).

    Si tu démarres la série, tu seras sans doute choqué par le côté très commun et gentillet d’une bonne partie de la première saison, qui reste très soumise aux canons de la série animée pour enfants, mais ça vaut clairement le coup.

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