An Elephant Sitting Still Hu Bo / 2018

Un matin, une simple altercation entre deux adolescents dans un lycée dégénère, et va souder les destins de quatre individus brisés par la violence sociale. Une obsession commune les unit : fuir vers la ville de Manzhouli avant la nuit.

Légers spoilers.
 

Évidemment, il a fallu que l’un des seuls cinéastes motivants à être apparus dans ce champ de ruines que sont les années 2010 soit aussi celui à s’être donné la mort après son premier film…

An Elephant Sitting Still tient toutes ses promesses et plus encore. Ce qui n’en fait évidemment pas un film sans défauts, les maladresse d’un premier long parasitant ça-et-là : engueulades parfois artificielles et systématisme dans la gestion des confrontations, musique insistante, jeux de mise en scène un peu forcés (le hors-champ du chien, notamment, est trop théorique pour permettre notre croyance), symbolisme maousse et plan final qui en dit long… On peut également trouver paradoxal qu’un tel concentré de cinéma doive tant à l’héritage des séries télévisées, dont il reprend le chassé-croisé de personnages et de lignes narratives, ainsi que la forme glissante et le goût de la fluidité (ce qui fait d’ailleurs que les 4h passent comme un charme).

Mais le talent de Hu Bo est justement d’en faire autre chose. Ses longs plan-séquences invisibles, loin de toute démonstration de force, s’accrochent toujours à un personnage et restent fermement à ses côtés, plongeant le reste du monde dans un aquarium de flou1, comme si chacun s’était renfermé en lui-même en serrant les dents, pour se rendre absent à ce monde qui dégoûte et épuise. C’est un film de pénombre aussi, où l’on désire la lumière, mais où celle-ci éblouit dès qu’elle pénètre le cadre, poussant le spectateur et la caméra à se reconfiner, dans un mouvement en boucle. La structure du film fonctionne au diapason : c’est une véritable ville-monde que dessine Hu Bo, une ville réseau et labyrinthique sans limites, et dont il semble pourtant impossible de sortir, à la façon d’un piège sournois. L’histoire semble ainsi parfois se dérouler dans les limbes, que les personnages, en déni, ne voudraient pas voir pour ce qu’elles sont (« toute la vie est ainsi », répète-t-on souvent aux jeunes gens qui veulent espérer autre chose pour l’avenir que le quotidien amer qui est le leur).

Cet enfer sur Terre, il ne nous est pas inconnu : c’est toujours cette Chine contemporaine que la sixième génération s’entête à peindre comme un désastre, comme un terrain vague sociétal, un monde d’après la catastrophe. La nouveauté de ce film, c’est que cet enfer, qui n’a pourtant jamais été aussi noir à l’écran, se retrouve ici confronté à des personnages qui sont autre chose que des fantômes ou des mélancolies ambulantes et iconiques : ils ont encore en eux une sorte d’élan vital, ils sont intelligents, ont besoin d’échapper à ce statu quo, et ils espèrent rêver à un futur incertain, même au milieu de la nuit noire. En cela, ce film tragique semble siffler la fin de la récré avec une certaine autorité, et mettre un terme au marasme un peu complaisant qu’est devenu le cinéma d’auteur chinois depuis le début des années 2000 : il est temps d’essayer, semble-t-on nous dire. Injonction tragiquement paradoxale (celle d’une œuvre tournée vers l’avenir démentie par le suicide de son créateur), mais qui en un sens transforme d’autant plus le film en une sorte d’ordre impérieux, comme une promesse que le cinéma chinois entier aurait fait à son lit de mort, et qu’il va désormais falloir tenir.

Dà xiàng xídì’érzuò en VO.

 
 

Notes

1 • Dans ce flou, on peut aussi d’ailleurs voir un regard tourné vers un autre Elephant, celui de Gus Van Sant, qui suivait de la même façon ses personnages dans un labyrinthe : ce film de Hu Bo pourrait bien être le premier enfant majeur, à 15 ans d’intervalle, de la palme d’or de 2003.
 

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