Sous la Dynastie Sung, la famille Yang dirige l’armée impériale qui protège le royaume chinois contre les Mongols. Trahi par un subordonné, Yang Yeh et ses sept fils sont vaincus lors d’une sanglante bataille. Deux d’entre eux survivent au massacre…
Quelques spoilers.
Ce film est une trainée de haine. Les combats n’y sont plus ce face à face ritualisé et codé, mais un acharnement, le récit s’ouvrant sur la lâcheté et le chaos d’un traquenard. Tel un tour dangereux échappant à l’apprenti sorcier, ce piège sanglant enfante en retour une violence féroce, insatiable, incontrôlable, dont le film ne parviendra plus à éteindre le feu.
Les Huit diagrammes de Wu-Lang est d’abord le spectacle de cette folie meurtrière. Celle, littérale, du premier frère traumatisé pour qui l’affrontement continue à jamais, pénétrant avec lui l’intérieur du foyer, l’amenant à se battre contre tout et n’importe qui (contre les siens, contre sa mère). Et celle, plus ambiguë, de cet autre frère lucide mais rongé par la violence, comme par un cancer dont la progression détruit tout autour de lui (les mannequins de la salle d’entraînement, l’allié de passage, la cabane qui continue de s’écrouler tout au long de la nuit…), et dont il ne parvient à taire le débordement que par l’amputation (de sa lance, de ses cheveux) ou le domptage (étrange scène aliénée où le jeune homme en vient à se battre contre la surface des eaux).
Ce n’est pas un hasard si les ennemis du film sont affublés d’une arme servant à contraindre les mouvements, neutralisant les héros forcenés comme dans une camisole : même après en avoir bloqué deux bras et une jambe, le pied restant se bat encore, tel le membre fou d’un possédé… Tous les combats du film brodent ainsi sur le motif de l’excroissance (jusqu’à se colorer d’une dimension phobique : voir la scène du vieux moine piégé qui, à chaque fois qu’il s’extraie du traquenard pour demander de l’aide, se crée deux fois plus d’ennemis). Mais cette dégénérescence est plus généralement celle du film : chaque combat, plus rapide et savant que le précédent, mène à un final où leur virtuosité se fait si boursoufflée qu’elle confine à la bouffonnerie.
L’impression que le genre atteint ici ses limites n’est pas sans fondement. Film de 1983, Les Huit diagrammes de Wu Lang ressemble à s’y méprendre à un Shaw des années 60-70 (non sans en redoubler la distance théâtrale, dont la facticité se fait parfois gênante). Un chant du cygne du kung-fu pian vieille école, en somme, auquel la réalité acheva de donner des allures de requiem (mort de l’acteur principal en plein tournage, échec commercial retentissant qui signa l’arrêt de mort de la Shaw Brothers). Difficile alors de ne pas lire dans les mésaventures du récit celles d’un genre qu’on achève : aux survivants du massacre, on offre pour seules issues de devenir fou (céder aux sirènes du kung-fu comedy, alors dominant sur les écrans), ou de devenir moine (se retirer du jeu, ce que fit le studio en fermant son département cinéma deux ans plus tard).
C’est sur cette piste monastique que le film déçoit. Comme souvent, les productions de la Shaw peinent à ménager les nécessités du divertissement et leurs ambitions narratives : le dernier combat y est souvent un tour de force un peu sec impropre à résoudre, par sa forme ou par sa nature, ce qui a pu travailler le film. Si les codes les plus rigides de la Shaw sont ici négociés (l’arrivée d’une musique durant certains affrontements, par exemple, permet d’y dessiner quelques lignes émotionnelles plus sinueuses), et si l’on sent un scénario désireux de synthétiser tous ses enjeux lors du final, le film échoue à se cogner de front au sujet tardif qu’il s’est choisi : les rapports du profane et du sacré. Question qui travaillait d’ailleurs déjà les wu xia pian de King Hu, notamment A Touch of Zen. Or, pour que le film achève sa mue vers le religieux autrement que par les mots, King Hu avait du se résoudre à dépasser le cadre du genre (quitte à flirter dans son final avec l’expérimental), et à littéralement s’exiler de Hong Kong pour pouvoir se le permettre !
Si Liu Chia-Liang se donne les moyens du compromis entre le meurtrier et le moine (l’invention d’un nouveau style de combat sans mise à mort, l’assimilation de l’ennemi à une simple nuisance animale), il ne parvient pas à totalement assumer l’ambivalence d’un tel mariage (chargeant d’ailleurs un personnage, celui du maître boudhiste, de cristalliser cette gêne à l’écran par ses refus répétés d’intégrer au monastère ce “corps étranger” pétri de haine). Le final se trimbale ainsi quelques images d’une ambigüité féroce, comme ce religieux qui, une fois l’ennemi pacifiquement neutralisé au bâton, l’envoie à sa sœur dont la lame vengeresse en arrache le visage… Quelle valeur a le bouddhisme s’il sert de bras armé aux pulsions personnelles ? Malgré tous les éloges qu’il mérite, le film aurait mérité un final réellement travaillé par ce hiatus, fût-ce pour en chanter le malaise, et non seulement occupé à déchaîner sa propre virtuosité.
Wu Lang ba gua gun en VO.
Eight Diagram Pole Fighter à l’international.