Légers spoilers.
Comment faire un film sur la nourriture qui évite l’écueil du food porn ? Qui sache trouver un autre moyen, pour souligner ce qu’on ressent en bouche, que de gros plans insistants et impuissants sur la bouffe ?
Trần Anh Hùng résout la chose en focalisant sa mise en scène ailleurs : sur le ballet de la cuisine, tout en ellipses et en rondes. Le but n’est pas tant de faire tournoyer la caméra pour faire virevolter les sens (la caméra, somme toutes, est ici relativement calme), que de constamment habiter le processus culinaire d’une respiration, d’un élan vital, qui fait que la cuisine à l’image reste toujours mouvement et circulation, mets conçu pour autrui ou reçu de lui, la préparation et la dégustation devenant les deux faces d’un même échange (la cuisine se confond ici volontiers avec l’amour, avec l’attention, avec la sensorialité de la nature, comme les différentes expressions d’un même plaisir à vivre).
Cette mise en scène fut mal accueillie par une partie de la critique, comme si ce découpage faisait système, indifféremment appliqué sur un matériau qui resterait, par essence, académique. Mais l’absence de dramaturgie (la santé d’Eugénie colorant simplement d’un élan différent les quelques étapes du film, comme les humeurs de différente saisons) fait plutôt de ce mouvement d’ensemble sa propre finalité : une stase, qui n’a besoin de rien d’autre. Au risque parfois de l’ennui, d’un ressassement de visages ravis jouant le plaisir une énième fois ressenti en bouche, ou de dialogues “d’époque” presque gênés de devoir s’ajouter au spectacle.
Concentré sur son bonheur, comme d’autres le sont sur leur névrose, le film de Trần Anh Hùng permet de transcender pas mal d’écueils. Prenez cette assemblée d’hommes qui va deviser au salon pendant que les femmes cuisinent à leur service : voilà un tableau qui semble entrer en conflit avec la petite utopie que le film veut partager. Mais cette image patriarcale et bourgeoise, le film la digère petit à petit à force d’obsession et de ressassement, faisant des quatre notables une sorte de chœur penaud, heureux du bonheur de son couple central, cherchant des solutions comme des enfants préoccupés de refaire sourire papa et maman, s’extasiant en des rituels étranges (l’ortolan) comme on jouerait à des jeux. Bref, le regard singulier du film soumet ce qui pourrait le faire passer pour vieilli – et en cela, malgré l’ennui parfois traînant ou ses rigidités de passage, La Passion de Dodin Bouffant conserve d’un bout à l’autre quelque chose de majestueux.