La Cible humaine Henry King / 1950

Jimmy Ringo, un tireur légendaire de l’ouest, souhaite prendre sa retraite. Fuyant les trois frères d’un homme qu’il a tué, il atteint la petite ville de Cayenne.

Spoilers.

Lorsque que le corps fatigué de Gregory Peck s’assoit dans le saloon de Cayenne, la pièce est vide et silencieuse. Mais dehors, le chaos gonfle. Les cris des enfants résonnent, leurs corps s’agglutinent à la fenêtre, la rue bouillonne, un tireur se met en embuscade, et l’horloge au mur, ultime verrou de la narration – le film est presque en temps réel – égrène les minutes qui séparent le personnage de ses tueurs. Un huis-clos démarre, autour duquel le film va peu à peu resserrer son étau.

Contrairement à ce que laisse entendre le titre français, le héros de La Cible humaine n’est pas fondamentalement en danger, sa survie n’est pas l’enjeu : l’ouverture nous le présente comme théoriquement invincible. Par son jeu usé et las, Gregory Peck dessine plutôt un personnage de tragédie, errant et maudit, condamné où qu’il aille à faire pleuvoir les cadavres par sa seule présence. La mise en scène n’est d’ailleurs pas centrée sur lui, mais sur ce qu’il provoque : aux gros plans (les émotions, les ressentis), elle préfère souvent une mise en rapport des corps et de l’architecture (comment se tend l’espace du saloon, comment cartographier le chaos dehors – ce champ de bataille que seule la diplomatie du shérif sait traverser sans difficulté, non sans une certaine grâce). Le cow-boy, lui, en restant simplement assis sans bouger, détruit l’équilibre d’une ville entière, en fractionne l’harmonie sociale, et fait régresser chacun à ses pulsions primaires.

Une image saisissante le résume : celle de l’institutrice, assise seule dans une salle de classe vide que les enfants ont déserté par goût du sang. En un plan, la fragilité de la démocratie américaine, et l’insondable angoisse de son possible échec, se présentent à nous toutes nues. Comme dans La Prisonnière du désert, le film suggère que l’homme violent qui a servi à conquérir l’ouest, à faire avancer la frontière, doit à présent disparaître. Pas d’espoir de pacification, ni d’intégration (on refuse au héros de s’installer, puisque ses rêves de ranch sont réduits en poussière) : pour assainir le pays, il faut détruire son premier virus jusqu’à la dernière souche. D’où cette logique de quarantaine (ne pas sortir du saloon, ne pas y entrer), qui sur la fin prend des proportions quasi-bibliques (au gosse infecté par cet héritage, on ordonne l’exil : va mourir ailleurs). Le film, malgré ses airs de corrida lente, exige moins la mort des pionniers qu’il en constate le crépuscule : la scène de meurtre en ouverture, où le tir est si rapide qu’il reste hors-champ, donne l’impression d’un gamin foudroyé sur place parce qu’il sort son revolver – vision très nette, pathologique, de tueurs qui s’autodétruisent eux-mêmes au moment où l’Amérique devient nation.

C’est en cela (en ce que le film est capable d’évoquer, de faire résonner) que les séquences finales sont un peu décevantes. Déjà parce qu’en explicitant par deux fois son propos (les derniers mots du héros, puis ceux du shérif dans la grange), King réduit la portée de son œuvre à un simple pitch de situation, la résume à un concept. Et ensuite parce que l’enterrement, qui fait du drame personnel de la veuve la finalité de tout un film, ne prend pas réellement en charge l’ambiguïté féroce de ce qu’on montre : la communauté célébrant un meurtrier. Cette façon d’enterrer les corps gênants, pour mieux chanter leur légende et écrire la mythologie du pays pacifié, n’était pourtant pas sans potentiel.

On préférera ainsi à ce grand film une autre fin, sobre et discrète, presque anecdotique tant la scène ne fait “que passer”, et qui est magnifique. Elle a lieu juste avant le meurtre annoncé de son héros : ce court moment, en coulisses, où les quatre grandes figures du western se retrouvent dans la même pièce. Le shérif, la femme au foyer, la prostituée, et le cow-boy : réunis dans l’antichambre de l’Histoire pour décider ensemble, en quelques mots, de l’avenir de l’enfant – ce pays futur qui est là, debout juste à côté d’eux, sans saisir un mot de ce qui se joue devant lui, sans voir ce qui travaille derrière les légendes qui l’abreuveront toute sa vie.

The Gunfighter en VO.

Réactions sur “La Cible humaine Henry King / 1950

  1. Bonjour, j’aime beaucoup la sécheresse et l’unité narrative de ce western de King, qui l’apparente au théâtre. Sacré effort de classement sur votre blog.
    Strum

  2. Bonjour !

    Oui, c’est mon premier Henry King, et ce côté sec, ou sobre, m’a vraiment frappé (quelque chose qui m’évoque l’ultra-précision de Ford, mais sans le lyrisme ou la mélancolie).

    Pour le classement, ça tient moins à l’effort qu’à de la maniaquerie pathologique, mais si ça peut servir à quelque chose et bien tant mieux :-)

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