King Vidor 3 films muets

De King Vidor muet, je n’avais vu jusqu’ici que deux films secondaires et peu mémorables, dans le cadre d’un cycle sur les actrices comiques des années 20. Profitant de la récente rétrospective que lui a consacré à la fondation Pathé-Seydoux, où s’alignaient nombre de raretés et d’introuvables, j’ai brillamment choisi la paresse en n’allant voir que ses gros classiques institutionnalisés (pour ma défense, La Foule n’est à ce jour toujours pas disponible dans une copie vidéo digne de ce nom). En voici donc trois, dans l’ordre où je les ai découverts…

 
 

La Foule

1928

John Sims a toujours cru qu’il deviendrait quelqu’un d’important. Mais son père meurt jeune, obligeant John à intégrer la foule des travailleurs. À 21 ans, c’est un employé anonyme des assurances Atlas à New York. Bert, un de ses collègues, lui fait rencontrer Mary… (The Crowd en VO)

Spoilers. La Foule a tout de l’ampleur des chefs-d’œuvre de la fin du muet, ces “fables cosmiques” (L’Aurore, Le Vent, La Terre…) qui font résonner l’histoire de quelques personnages modestes avec la grandeur mystérieuse du monde : de la même manière, ce film vient relever une situation de mélodrame très simple (chronique du délitement d’un couple) par des images allégoriques et des moments immenses, comme si l’aventure intime se faisait ça et là plus ésotérique et mentale (l’escalier mortuaire, le bureau aux mille employés, l’entrée dans la nurserie). King Vidor s’y attelle d’une façon plus froide et symbolique que ses collègues, plus consciente aussi (on sent l’envie très explicite de faire une “grande œuvre”), se démarquant également par la coloration plus explicitement sexuelle qu’il apporte aux péripéties (on a peu l’habitude de voir le sujet marié à cette forme hollywoodienne sécurisée, sans la parure plus concrète et triviale qui sera celle du précode).

Deux choses altèrent par ailleurs ce programme, comme des grains de sable crissant dans la belle et gracieuse mécanique. L’une, dommageable, c’est la matière très ingrate du film : que ce soit dans l’ascension (drague lourde, niaiserie) ou dans la chute (disputes, guerre d’égos, repli pathétique), le couple et le présent du film ne sont guère aimables, à l’image du jeu crispé et quelque peu cabotin de l’acteur principal (quand la comédienne qui lui fait face, d’une douceur douloureuse, offre une partition remarquable). Pas sûr que cette approche peu idéalisée des péripéties, presque mesquine même par moments, crée autre chose que de la gêne, d’autant plus quand les leviers mélodramatiques jouent si lourdement des contrastes outrés pour créer artificiellement du pathétique (récompense financière mais accident, séparation annoncée mais tickets-surprise, etc.).

L’autre altération de la fable, plus passionnante, tient à l’ambivalence du regard que pose Vidor sur tout ce barnum – jusqu’au dernier plan, terriblement ambigu, qui célèbre à la fois la puissance du spectacle (ce public pourrait être celui de la salle visionnant La Foule), autant qu’il renvoie à son spectateur l’image d’un troupeau d’anonymes venus oublier la violence du monde, dans des lieux prévus à cet effet pour le divertir de sa condition. On ne saura jamais, d’un bout à l’autre du film, si Vidor nous fait le tableau d’un individu défaillant (ne voulant pas assez travailler, fautif de l’échec de son couple) ou s’il fait le procès d’un système dans son entier (comme semblent le suggérer ces multiples intertitres dissertant sur « la foule »). La confrontation finale à l’enfant, qui évoque avant l’heure la marche douloureuse qui fermera Le Voleur de bicyclette, laisse d’autant plus dubitatif face à ce récit qui demande finalement au personnage de baisser les armes – en même temps qu’il lui offre, paradoxalement, un emploi poubelle qui pourrait secrètement mieux lui convenir. Bref, cette piste-ci (celle d’un film d’horreur sur le capitalisme et le mode de vie qu’il ordonne, mais qui semble aussi souvent plus spectateur que condamnateur de ce système) rend La Foule ambigu et stimulant, à défaut d’être toujours très plaisant à suivre.

 
 

La Grande Parade

1925

James, un jeune et riche Américain, s’engage par bravade lors de la Première Guerre mondiale… (The Big Parade en VO)

Quelques spoilers. Si ce film a lui aussi une réputation de mastodonte (grand projet de reconstitution de la guerre, ambition artistique revendiquée, plus grand succès commercial du muet…), La Grande parade a un avantage sur La Foule : ses envies d’épate y sont canalisées par la reconstitution des combats (vues d’avion, grandes batailles et interminables files de camions, figurants par centaines). Ce qui fait que sur le reste, le film n’a pas de gêne ou d’hésitation à être simple : pendant près de ses deux tiers, La Grande parade n’est en effet qu’une succession de scènes humaines étonnamment humbles dans leur fonctionnement, reposant souvent seulement sur une idée ou sur la complicité de quelques acteurs, en adoptant un tempo modestement comique. Le cinéma y fleurit sans ostension, discrètement et patiemment (quelques plans magnifiques et iconiques apparaissent çà et là, mais comme ils émergeraient de la course, du gonflement, de la respiration du film plus qu’ils ne s’y imposent). Cette manière parcimonieuse ira même se loger dans les scènes de guerre, qui reposent souvent sur une idée simple patiemment explorée : la scène de bataille en forêt par exemple, magistrale (qu’on ne voit même pas commencer, avant de se rendre compte que les figurants tombent petit à petit en arrière-plan) ; ou encore le climax lui-même, qui ne consiste finalement qu’à regarder trois personnages échanger au fond d’un trou.

Cette simplicité se traduit aussi par un refus de la grande fresque : le récit se contente d’un couple principal et de deux personnages secondaires tout au plus, tous dessinés à traits discrets, et sans enjeux en surnombre (choisir un fils de riche pour héros permet paradoxalement de limiter les implications de son engagement militaire, tout en donnant des avantages ambigus à la guerre qu’il va vivre – la possibilité d’un éveil amical, amoureux, et d’un premier contact trans-classes sociales). Ainsi ménagé de la profusion, le film respire, donnant cette curieuse impression que la guerre est d’abord, pour le réalisateur, une excuse pour rester aux côté de quelques personnages aimés.

Si l’on ferme les yeux sur les rares scories1 ou facilités du film, comme ces seconds rôles très typés dont on voit tout de suite la fonction, ou ces quelques laïus lyriques (de manière générale, le propos politique de Vidor sur la guerre est assez flou), La Grande parade gagne sur tous les plans, s’imposant tout simplement comme l’un des films les plus humains et émouvants du muet.

 
 

La Bohème

1926

Quartier latin à Paris, hiver 1830. De jeunes artistes parviennent difficilement à régler leur loyer. La jeune couturière Mimi, leur voisine, connait les mêmes difficultés financières et doit engager ses biens chez un prêteur sur gages. Mais la somme récoltée est insuffisante…

Quelques spoilers. Au contraire des deux autres films, La Bohème n’exprime pas la volonté manifeste d’être une grande œuvre, ou de révolutionner le cinéma. Dès l’ouverture se décèle au contraire l’envie de foncer bras ouverts dans l’imagerie balisée d’un ancien Paris fantasmé, et de son quartier latin aux joyeux artistes crève-la-dalle – des immenses pièces éventrées sous les combles l’hiver (décor outré au plancher manquant) jusqu’aux fenêtres romantiques qu’on escalade par les toits, en passant par l’imagerie pastorale des déjeuners sur l’herbe, tout y est.

Sur ce plan, sur la reconstitution de cette ambiance, le film est indéniablement séduisant, tout autant qu’il est prévisible : jusqu’à son titre, son but est d’investir une imagerie connue, pas de la questionner – et cela devient peut-être plus problématique quand on en arrive aux personnages eux-mêmes, qui seront eux aussi prévisibles de A à Z, notamment dans l’expression d’un romantisme tour à tour chou et pesamment passéiste (séduction par insistance, jalousies furieuses, etc.).

L’originalité du film alors, dans ce cadre très maîtrisé, c’est peut-être encore Lilian Gish : plus précisément, ce que l’actrice ramène des années 10, et de la forme primale et brutale de leurs mélodrames, au sein du Hollywood doré, romantique et confortable des années 20. En un sens, on peut voir le choix du Paris XIXè siècle comme une excuse pour retrouver ce cadre, ces enjeux et ces bâtisses prolétaires sordides qui étaient le présent et le décor lambda des mélodrames, encore seulement dix ans auparavant. Il en va de même pour l’agonie façon chemin de croix de Lilian Gish, magnifiée par un Vidor en grande forme, dans un final masochiste où l’actrice retrouve son terrain de jeu préféré (violence et pureté, via des méthodes de jeu dangereuses qui ont d’ailleurs traumatisé l’équipe), infusant le film d’images archaïques qui viennent frapper, telles un mauvais fantôme, à la porte du cinéma plus tenu qui lui a succédé…

Cette hybridité entre une brutalité et une outrance encore vivaces, et un cinéma plus rond sommé de l’accueillir, sauve La Bohème de l’exercice de style trop appliqué, l’électrise un peu. Par-delà ces considérations, le film, impeccable et visuellement splendide, est tout de même un témoignage assez flagrant du talent de Vidor et du modèle raffiné que mettait alors en place Thalberg – et, plus simplement, de la qualité du muet Hollywoodien lambda dans ces années-là.

 
 
 

Notes

1 • À noter, à ce titre, un détail amusant : la beauté paradoxale de l’effet visuel (une surimpression par transparence) qui place les hommes sur un champ de bataille bombardé, et dont le trucage finit par se voir. Cela devrait a priori gâcher la scène (gâcher l’effet de preuve du plan et altérer sa crédibilité – c’était d’ailleurs un peu le cas dans la scène de l’accident de La Foule, qui utilisait le même procédé). Et pourtant ici, sans que probablement cela soit volontaire, ce ratage produit une image poétique d’hommes qui avancent comme des fantômes (de leur marche lente, régulière, comme insensibles aux bombes alentours), comme des zombies ou des spectres – déjà promis à la mort.
 

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