Homeland : Irak année zéro Abbas Fahdel / 2015

La vie d’une famille irakienne au moment de la guerre de 2003, racontée en deux parties : l’une sur l’année précédant les combats ; l’autre sur l’année qui les a suivi…

 
 

Avant la chute

Partie 1

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Cette longue chronique du quotidien d’une famille de Bagdad laisse un peu songeur : au fond, tout ce qui y fascine vient de ce que notre regard extérieur (rompu aux différentes imageries portées sur l’Irak avec les années : dictature féroce, pays victime…) découvre soudain à travers ces images, qui fonctionnent comme on briserait un charme. Ce qui s’impose à nous alors, à travers ce home movie fait film-fleuve, c’est la terrassante banalité du quotidien – y compris dans les manières, si familières, de réagir à la guerre qui s’annonce (excitation des enfants qui ne prennent pas la mesure de ce qu’est un conflit, accumulation de provisions et préparatifs pragmatiques, discussions dubitatives avec les cousins, voisins, ou habitants au marché du coin). Pour le dire autrement, la principale qualité de ce film n’est pas intrinsèquement (ou du moins pas purement) cinématographique, au sens où il n’aurait guère d’intérêt pour un spectateur local.

Quelque chose, cela dit, empêche le film de ressembler à un simple exposé de la vie quotidienne : c’est le geste même d’un cinéaste revenu au pays, qui sait qu’il filme un monde condamné, et qui le regarde de fait avec un immense amour, avec une précoce mélancolie. Les habitants eux-mêmes, à travers leurs rituels (les repas faits pour tout le quartier), leurs escapades (la sortie à la campagne), ou leurs jeux sur les toits, semblent soudain observer leur propre vie comme une après-midi apaisée qu’il va falloir quitter (jusqu’à ce passage au musée mettant très littéralement en scène le peuple se retournant avec amour sur son propre passé). Le film en profite volontiers, jusqu’à aller un peu loin dans la lapalissade ou la tautologie du jardin d’Eden (images de voisins rieurs, suivis de dialogues expliquant qu’on est tous frères ici ; images d’un coin de nature, suivis de dialogues expliquant combien le paysage est magnifique ; et ainsi de suite).

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Passé ce tiraillement, celui d’un film fait comme une lettre au spectateur étranger, mais qui par l’intensité tendre qui l’anime en devient paradoxalement très personnel (et qui évite donc à la missive d’être une simple carte postale), l’intérêt est surtout de donner à voir les traces de la guerre qui s’annonce à travers ce quotidien. C’est le plus fascinant : la manière dont la télévision et ses clips pro-Saddam contaminent petit à petit le foyer, la manière dont le souvenir de la guerre de 1991 est sans cesse convoqué (jusque dans sa dimension la plus concrète : les fenêtres qui portent toujours le scotch qu’on y a posé à l’époque, par exemple), la façon dont l’embargo conditionne encore la vie de tous les jours ; mais aussi dans les coupes d’électricité de plus en plus fréquentes (bien que leur avènement soit assez gauchement simulé par le montage), et dans les préparatifs qui apparaissent tragiquement dérisoires.

Bref, le film est pris dans une configuration assez particulière pour ne pas ennuyer, ou du moins rarement – un seul passage, assez sinistre, celui du mariage, nous rappelle ce que serait ce documentaire si son cinéaste n’avait pas une profonde nécessité de filmer, s’il n’était pas parvenu à trouver sa place (et pour cause : il filme ici quelque chose qui échappe à l’intimité de son foyer). Le reste du temps, il y a chez Abbas Fahdel un savoir-faire à capter des “moments”, des instants qui font scène (comme toutes ces disputes du gamin autour de la pompe à eau). Mais rien, non plus, qui ne vienne réellement sublimer le projet, ce qui fait que le résultat laisse un sentiment mitigé.

Reste une ligne de fuite : les moments qui intriguent le plus, dans cette première partie, sont ceux de Saddam à la télévision. Parce qu’on se rend compte, au fond, qu’on a aucune idée de la position (adhésion ? distance critique ? dégoût ?) qu’a cette famille devant cet écran – un écran qui dégueule certes du clip propagandiste toute la journée, mais aussi des discours du dictateur sur les raisons poussant les USA à faire la guerre, dont l’exposé est difficilement contestable. À rebours, ce silence s’explique évidemment par le souci de préserver la sécurité de la famille. Mais il y a sur le moment cette surprise de ne pas savoir exactement ce qu’on voit, et cela nous pose pour la première fois un peu à distance du sujet, nous mettant dans des chaussons un peu plus compliqués que ceux du tonton plein d’empathie. C’est peut-être de la rareté de ces moments (de passages jouant sur les aléas de notre distance aux évènements, sur l’ambiguïté) dont souffre un peu le film.

 
 

Après la bataille

Partie 2

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Spoilers. Faire le choix d’oblitérer le moment des combats, dans une fresque documentaire dont la guerre en Irak est pourtant le sujet, est un parti-pris qui apparaît a posteriori plutôt bien vu (se focaliser sur le quotidien des habitants, ne pas verser dans le spectaculaire), et qui a un certain nombre de conséquences dont on ne sait si elles sont toutes volontaires.

La première, c’est l’impression de continuité : les deux parties du documentaire ne donnent pas réellement l’impression d’un avant et d’un après, de deux blocs qui se feraient face, mais plutôt d’un continuum du quotidien (que rien, à l’image, n’a interrompu) – un quotidien qui jadis devais composer avec l’embargo, et aujourd’hui avec l’occupation, mais qui doit composer quoiqu’il arrive. La façon dont la caméra documente longuement les combats après-coup donne d’autant plus l’impression d’un conflit indirect : tu savais que ce voisin avait été tué ? Tu vois les traces de balles qu’ils ont fait sur ma voiture ? Plus on l’évoque, plus la guerre semble relever d’un immense hors-champ.

Cette deuxième partie se résume parfois, de fait, à une visite touristique des ruines, là encore sur un mode d’auto-confirmation un peu plat (« avant j’allais ici travailler tous les jours… maintenant tout est détruit », multiplié 50 fois, dans les 50 pièces du bâtiment détruit). Mais le réalisateur a beau nous faire visiter le plus grand nombre possible de ruines, celles-ci n’arrivent pas à imprimer l’œil : ces bâtiments officiels qu’on a pas connus avant l’attaque, éventrés en plein soleil, au milieu de décors désertiques de la même couleur, et de villes aux bâtisses délabrées au milieu desquelles les habitants gambadent tranquillement (semblables aux ruines de Hit où jouaient les enfants avant la guerre), n’arrivent pas à donner l’impression de saisissement qu’on a devant les villes détruites de Syrie ou d’ailleurs. Évidemment, ce qui joue ici c’est d’abord notre œil occidental, qui s’est trop habitué à voir l’Irak en ruines, après les passages des armées américaines, pour ne pas y voir sa seconde nature… Mais pas seulement. Dans cette ville détruite en plein soleil, où les quelques jeunes soldats américains ont l’air aussi paumés que les habitants, une réalisation n’a pas tout à fait eu lieu, et va violemment nous revenir au visage.

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C’est tout l’intérêt de cette seconde partie, qui est traversée d’une sorte de déni, de traumatisme en lame de fond qui met longtemps à prendre forme, à remonter à la surface. On apprend que durant l’attaque, la famille s’est réfugiée à la campagne : pour elle aussi, abstraite, la guerre et son drame terrible n’a pas vraiment eu lieu (une nouvelle escapade rurale, en cours de film, nourrit d’ailleurs le sentiment de continuité en réinvestissant les décors de la première partie). L’après-conflit est surtout marqué par la crainte des pillards, et donc par le besoin de rester enfermé chez soi (notamment pour les filles) : dans la cour végétalisée du foyer familial, derrière les hauts murs du domicile, encore moins de choses semblent avoir changé.

Ces pillards, c’est le fil rouge qui conditionne toutes les situations de cette deuxième partie. L’un des premier choix d’Abbas Fahdel, dans cet Irak post-conflit, est de nous faire suivre exhaustivement le trajet en voiture du père déposant un à un ses enfants et neveux à l’école. Cette très longue séquence, bizarrement pas ennuyeuse du tout, est en fait un moyen concret de nous faire expérimenter la ville nouvelle – ce qu’on en voit à travers les vitres, les soldats et tanks postés un peu partout, la nécessité de conduire tout le monde par sécurité (qui induit donc le danger des malfrats qui déjà rôdent), les embouteillages produits par les innombrables barrages, les premières manifestations qui se mettent en place…

C’est aussi au fil de ces traversées et de leurs rencontres que se donnent à entendre, dans les conversations, les doutes des Irakiens quant aux américains : sans idéaliser un quelconque sauveur, leurs questions dénotent tout de même d’un espoir, terrible a posteriori, d’une prise en considération qui ne viendra jamais (« pourquoi Bush détruit les maisons des civils ? »). Une non-réalisation, encore à ce stade, que ce conflit va s’aggraver et pourrir.

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De fait, le seul changement flagrant par rapport à la première partie est celui d’une verbalisation qui a enfin lieu : pour la première fois, les personnages parlent directement de Saddam (plutôt que de le regarder à la télévision), d’une façon qui les montre enfin réticents, mais peut-être pas comme on l’attendrait : là encore, une sorte d’accoutumance (qui est la grande force du film) vient reposer dans nos esprits les enjeux autrement. Alors que les semaines s’enchaînent, on entend des choses comme « les Américains ont remplacé Saddam », « sous Saddam je pouvais sortir à 3h du matin en sécurité » : le processus de ressentiment et la réalisation d’une situation d’occupation se fait jour, on sent au fil des semaines la situation progressivement moisir. D’un point de vue étatiste, Saddam et américains se confondent, comme un mauvais père en remplacerait un autre, alors même que les langues se délient progressivement sur les horreurs et charniers du passé dictatorial. Cette progression en désillusion est une ligne narrative assez cruciale, pour une partie qui n’a plus pour se structurer le chemin des signes avant-coureurs de la guerre (seul un passage de feu d’artifice à la campagne, mimant les combats, rejoue le souvenir du conflit à l’envers).

Car avancer dans ces trois heures n’est pas aisé. Entre témoignages s’adressant à la caméra avec véhémence (voici ma maison détruite, voici le taudis dans lequel je vis depuis Saddam, voici l’histoire de mon cousin tué dans sa voiture), et des vues de la route qu’on dit de plus en plus dangereuse, le mode opératoire de cette deuxième partie est celui de la répétition. Ce ressassement est à la fois symptomatique d’une certaine pauvreté cinématographique, et en même temps d’un étau qui se resserre, par la manière dont cette violence, qui bouillonne sous l’apparence d’une vie tranquille, se rapproche petit à petit des personnages auxquels on s’est attachés. Ce sont par exemple ces coups de feu flippants qui résonnent dans tout le quartier à la mort des fils de Saddam, et qu’on observe comme des feux d’artifice ; ou encore ces gamins arborant fièrement les munitions trouvées au sol, dans une sorte de célébration inquiétante ; ou plus simplement ces tirs et explosions qui résonnent de temps en temps quelques rues plus loin, entendues au détour d’un dialogue, sans que personne ne semble y faire attention. Ce sont enfin ces gens croisés par Fadel, qui parlent tranquillement à la caméra, avant qu’un texte incrusté à l’image nous renseigne soudain sur la date prochaine de leur mort, alors qu’ils continuent à s’adresser à nous…

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Bref, alors que la même vie quotidienne aux échanges tranquilles se ressasse à l’écran sous le jour ensoleillé, la mort se répand progressivement et silencieusement sous la surface du film, comme un cancer, jusqu’à finalement rattraper ce quotidien familial qui en semblait préservé – exactement comme une fatalité qui s’abat (puisque la mort du garçon avait été annoncée dès la première partie, par l’un de ces textes silencieux à l’image ; or le conflit finalement évité par la fuite de la famille à la campagne semblait, dans l’esprit du spectateur en déni, avoir trompé ce destin annoncé).

Le geste le plus radical du film, c’est justement la manière dont la mort de cet enfant fait final, d’une façon si caractéristique de l’ambiance étrange qui a dominé cette seconde partie : le gamin meurt soudainement. On n’a même pas le temps de voir la chose venir, de la craindre, ça prend deux secondes (dans une séquence d’ailleurs peut-être simulée à partir de rushes). La mort fauche le quotidien et arrête net le film, comme si Fadhel en callait la courbe sur l’expérience plutôt insouciante du gamin (et fauchant par là-même le futur du pays qu’il représente : de la suite et de ce qu’on pouvait espérer pour l’Irak, nous ne verrons plus rien).

Il y a quelque chose d’assez frappant dans la manière dont cette conclusion réunit toutes les limites et les forces du film à la fois, du caractère fondamentalement home movie du langage (l’ensemble finit tout de même sur un hommage façon vidéo youtube) à cette façon dont, jusqu’au bout, jusqu’à cette façon concrète d’expérimenter le couperet d’une mort à chaque instant possible, le spectateur aura épousé le point de vue des Irakiens.

Car au final, au-delà des considérations narratives, la qualité la plus flagrante du film aura été cela : nous donner le point de vue des Irakiens sur le monde. C’est la première fois qu’on vit ce pays vu depuis lui-même, et non à travers l’imagerie de l’armée US, qui dans ce film paraît au fond si lointaine (un étau politique qui gronde, quelques soldats çà et là, un peu éteints ou absents, mais rien qui concerne directement la vie du quartier). Ce renouvellement du regard, qui justifie ces nombreuses scènes de vie quotidienne a priori sans rapport avec le “sujet”, conférant au film un côté paradoxalement calme et apaisé, est son meilleur apport : cette impression de regarder de “l’autre côté du décor”, derrière ces murs délabrés ayant tapissé les images de nos JT, aura rarement été si littérale.

 

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