Au milieu de la taïga sibérienne, à 700 km du moindre village, se sont installées deux familles, les Braguine et les Kiline.
Qu’il soit le produit direct de références conscientes, ou le fruit d’un chemin d’influences plus floues, il est frappant de voir combien Braguino est l’enfant, le résultat, des trente dernières années de cinéma. Il en synthétise toutes les recherches : les motifs du cinéma d’horreur (enfants entraperçus dans la brume, found footage de la vidéo crade en ouverture) ; mais aussi le fantastique latent et non incarné, la porosité avec l’art contemporain (Lynch, Weerasethakul) ; les images perdues dans un noir sans montage, arrivant à nous comme autant de percées brutales (Godard dernière période) ; la plongée frontale dans un cadre déraisonnable, ahurissant, dont on exacerbe volontiers les conflits et les personnages borderline (coucou Herzog) ; les touches sensorielles d’un montage impressionniste et ressassé, librement éclaté (Malick) ; la bande son qui sourde et crépite, comme on rumine quelque malédiction (Des Pallières)…
L’idée n’est pas de faire de Clément Cogitore un premier de la classe (son film, plein de courts-circuits et d’intuitions, n’a rien de l’élève appliqué), mais bien de signifier à quel point Braguino se présente à nous comme le point d’arrivée de tout un chemin formel et narratif, qui fit péniblement émerger un autre cinéma du bordel stagnant et référentiel (néo-classicisime, néo-moderne, néo-noir, post-modernes, maniéristes…) qui constitue, encore aujourd’hui, l’essentiel de notre paysage cinéphile. L’occasion de célébrer le divin enfant ? Pas vraiment.
Si l’on ne boudera pas notre plaisir (le film envoie des moments magiques à la kilotonne, et son parfum de fin du monde est saisissant), on ne peut se défaire d’une certaine gêne. La première étant ce montage impatient en zapping, outil d’un véritable déchaînement imagier, par lequel Cogitore se débarrasse du dernier grand tic auteuriste de ses pères et de la modernité : cette lenteur de cinéma de festival, cette patience impériale qui fut, il est vrai, souvent complaisante, et qui ici a complètement déserté.
On ne sait très bien si l’on doit s’en réjouir. Dans la frénésie à ne garder que les sot-l’y-laisse des situations, à aller directement au plus fort, à sacrifier chaque moment étrange au spectaculaire (le dépeçage…), se lit un arrière-goût de braconnage : le film plonge bras ouvert dans l’imagerie, sans retenue ni hésitation, d’une façon qui laisse en bouche un goût un peu étrange d’exploitation d’un endroit, et de personnes, qui avaient sans doute plus à offrir qu’une excitante imagerie de conte – aussi superbe soit-elle. Une manière de rester un peu en surface des situations, vite embrouillées dans une ambiance inquiète et hallucinée, qui noie parfois les potentielles belles scènes comme une sauce trop grasse. Voyez, par exemple, ce moment de confrontation entre les enfants des deux familles, quand les Kiline débarquent sur l’île : la situation, qui se construit admirablement, échoue à aboutir à autre chose qu’au ressassement de son propre postulat (qu’on devine assez artificiellement reconstitué), dans une incapacité à réellement investir la situation en profondeur, à la faire avancer ou à la résoudre – le montage, qui ne fait que broder sur place, finit par nous faire perdre le fil.
Évidemment, projeter autant de symptômes de l’époque sur un petit film de 50 minutes a ses limites : rien que le tournage (une dizaine de jours seulement) explique le recours à cette forme de prestidigitateur, à ces manières ellipsées et allusives, qui jouent sans doute aussi la rustine d’un déficit en matériel exploitable. Il n’empêche que la forme est souveraine, qu’elle ne semble jamais subie, et qu’on ressort avec cette impression bizarre d’avoir vu une longue bande-annonce – un format dont le film reprend et assume beaucoup de motifs stylistiques. Aucune dépréciation dans ce terme : les bandes-annonces, au tournant des années 2000, furent l’un des laboratoires formels les plus excitants du cinéma mondial, inventant de nouvelles manières d’induire le sens, de jouer de l’inconscient et de l’imaginaire du spectateur, associant les images bien plus librement que les films desquels elles étaient au service ; mais elles furent aussi, c’était tout leur rôle, des machines à fabriquer de la frustration et de l’inachèvement, à sous-entendre un film plus qu’à ne l’accoucher, à laisser miroiter de la profondeur.
Braguino est un temps fort de l’année, et Clément Cogitore est indéniablement un nom prometteur. Mais son film, pour ce qu’il dit de l’avenir proche du cinéma (et de sa nécessaire transformation), nous ravit autant qu’il inquiète.