Après la pellicule Sur les premières années du numérique

« Je vais prendre le visage que tu aimes, celui que tu chéris le plus au monde, celui qui te serre le cœur et dont tu es amoureux. Et pour toi, je vais le rendre parfait.

Pour que tu voies mieux ses yeux, je vais figer la lueur qui fait trembler sa pupille. Je vais dompter les ombres dansantes de son visage, et l’éclairer au néon, pour que tu puisses le contempler sans gêne. Je vais figer sa peau pour arrêter l’hésitation timide au coin de son sourire, et que tu puisses tranquillement apprécier ce sourire que tu aimes tant. Je vais couper les cheveux fous qui dépassent sur son front, et tailler sa frange en ligne droite pour qu’ils ne gênent plus ce regard. Je vais effacer les taches de rousseur qui parasitent sa joue, la sueur inquiète au coin de ses tempes, et les irrégularités du grain de sa peau.

Je vais rendre ce visage parfait. Et alors tu seras heureux, et tu me remercieras. »

 

Les quelques habitués de ce blog le savent : pour moi, l’arrivée du numérique, au tournant des années 2010, a été une sorte de catastrophe. Le tournage numérique d’abord, puis la projection numérique ensuite, que j’attendais avec la curiosité et l’impatience des nouveautés (d’autant qu’ils arrivaient en France via les promesses de la 3D), eurent sur moi l’effet d’une douche froide.

L’écran de cinéma, cette profondeur dans laquelle je m’oubliais avec délice, devint soudain une surface plate, statique et inerte, dont j’avais continuellement conscience durant la projection. Les infinies voluptés de la lumière, qui semblaient comme émerger du noir, s’aplatirent tout d’un coup en une image terne et égale, clinique, aux bords nets comme coupés au scalpel. Les plans fixes ou de paysages, lorsqu’ils étaient dépourvus d’humains, devinrent comme des arrêts sur image débiles. Les textes de génériques se mirent tout d’un coup à ressembler à des PowerPoint… Du jour au lendemain, il m’était devenu impossible, dans une salle de cinéma, de croire à ce que je voyais à l’écran, et de m’oublier dans un film.

Le plus décontenançant dans cette histoire, c’est que personne autour de moi ne semblait le remarquer. C’est comme si le cinéma avait été remplacé par son doppelgänger, qui lui ressemblait grossièrement en surface, mais dont il était évident, pour qui le connaissait un peu, que ce n’était pas lui. Et pourtant j’avais l’impression d’être seul à m’en effrayer, au milieu d’un monde cinéphile joyeux pour qui tout allait bien, pour qui le cinéma continuait comme si de rien n’était.

Précisons-le d’emblée, au cas où ce ne serait pas évident : cette “clairvoyance solitaire” était une illusion totale, et gentiment narcissique – le sujet était intensément débattu dans le monde professionnel1. Mais les médias, la critique ou le public n’ont dans l’ensemble pas semblés en être plus que ça gênés… Les images étaient devenues des corps momifiés exposés en funérarium, et tout le monde autour de moi continuait à parler d’elles comme si elles étaient vivantes. C’était donc ça que mes contemporains voyaient jusqu’ici en regardant un film ? Des plans comme autant d’idées théoriques, sans jamais s’attacher à leur réalité sensible, à leur présence, à leur organicité ?

 

Mesure tes pixels

Les raisons qu’on pouvait m’opposer alors, notamment par des comparaisons historiques (le passage au parlant ou à la couleur, qui avaient aussi en leur temps demandé de faire le deuil du passé, d’accompagner l’évolution du cinéma), me semblaient contestables : d’autres évolutions s’étaient traduites par des cohabitions (le cinémascope par exemple, qui avait finalement donné naissance à plusieurs options de formats larges), voire par des abandons purs et simples (les multiples échecs de la projection 3D). Par ailleurs, cette évolution-là, le numérique, n’était pas le résultat et le prolongement d’une envie naturelle (vouloir enfin entendre les films parler, voir les couleurs, vouloir reproduire la profondeur du monde…), mais une mutation purement technique, uniquement motivée par l’optimisation de la chaîne de production. S’il faut trouver une comparaison historique, à la limite, ce serait plutôt celle du passage d’une pellicule nitrate à acétate dans les années 50 pour des raisons de sécurité incendie (avec ce qu’on avait alors perdu, semble-t-il, de profondeur des noirs et d’intensité vibrante des contrastes2). Bref, avec le numérique, on avait surtout remplacé du sucre par de l’aspartame, et on avait appelé ça une évolution.

Plus généralement, j’étais effondré de voir l’idéologie qui accompagnait cette transition telle une invisible armée, redoublant la pensée terrifiante qui émanait déjà de ces images : c’est-à-dire la fin du moindre défaut et la victoire sur l’ambigu, la négation hygiénique de toute dimension suggestive, de toute vibration, la rationalisation de tout ce qui respire et qu’on ne peut pas totalement contrôler, au profit d’une image quantifiable, littérale, objectivement “parfaite”, marchandise qui vous en donne exactement pour votre argent, vous pouvez le vérifier pixel par pixel. J’étais atterré, au fond, de la facilité et de la grossièreté avec laquelle le numérique avait été vendu – car c’est bien le mot.

“Every Pixel Counts” (publicité pour un vidéo-projecteur 4K).

Ce qui marqua en effet la promotion du numérique à son arrivée, ce fut la course à la définition, et sa glorification outrée. Or choisir la définition comme seul critère de qualité d’une image n’a évidemment rien d’anodin : c’est le symptôme d’une époque noyée dans les fantasmes les plus tartes du capitalisme, qui ne sait évaluer sa valeur qu’en mesurant sa bite. L’industrie ne s’y est pas trompée : dans une fuite en avant désespérée, elle prépare encore aujourd’hui l’avenir en renchérissant sans cesse3, proposant des TV à écran plat en définition 4K, et même bientôt en 8K. Prenons bien la mesure de ce délire collectif : le particulier, qui a péniblement dégagé 2 m² de mur pour son vidéoprojecteur de salon, va donc faire rentrer, dans ce petit rectangle, le quadruple en définition de ce qu’on lui projette actuellement sur ses plus grands écrans de cinéma (quand bien même on est bien au-delà du stade où l’œil humain peut percevoir la moindre différence4).

Mais le particulier n’en est plus à se poser ce genre de questions, lui qui inaugura le nouveau siècle en s’offrant dans tous ses cafés et kébabs une TV “full-HD 16/9è” pour s’empresser d’y regarder des images 4/3 déformées, simplement parce qu’il fallait occuper la totalité de l’écran – ou plus probablement parce que son œil, à ce stade de course à qui aura la plus grosse, n’était même plus capable de voir qu’il regardait une image aplatie. Les cinéphiles pointus, dans cette affaire, ne furent pas plus inspirés : nombre d’entre eux, téléchargeant des classiques sur le net, s’enorgueillissent encore aujourd’hui de récupérer le fichier « 1080p » de leur film fétiche, ou de le regarder « en 4K sur youtube », alors qu’ils ont entre les mains une vidéo au débit tellement bas, compressée de manière si outrée, que des visages en plastique y gambadent devant des arrière-plans devenus autant de tableaux impressionnistes.

Bref, en omettant sciemment de préciser que le passage au numérique n’avait jamais été une affaire de degré (une image “meilleure” que le 35mm), mais uniquement une affaire de nature (deux images qui sont et seront toujours fondamentalement différentes), le marché offrait à la transition en cours une victoire sans conditions. Le public avait certes parfois l’intuition traînante et obscure, informulée, qu’on avait quand même perdu quelque chose dans le processus, lui qui sur ses photos prises au smartphone alignait les filtres instagram simulant, après-coup, les imperfections d’une photo argentique, ses rendus de lumière caractéristiques ou ses scories – comme un taxidermiste improvisé et penaud, essayant de re-mimer les attitudes et la vie d’un animal qu’il vient de tuer, tout surpris que la bête ne fasse plus de bruit… Qu’importe, le mal était fait.

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Cette époque, celle du passage au numérique, a coïncidé avec un affaissement assez brutal de mon plaisir en salle, et de l’intensité de ma cinéphilie (sans que je sache le rôle exact que le numérique y a joué : je vieillis, et mon amour pour le cinéma aussi, quoiqu’il arrive). C’est péniblement que je peux faire un top des meilleures sorties salle des années 2010, et y réunir assez d’œuvres devant lesquelles j’ai réellement ressenti quelque chose, quand bien même je vois des tentatives et idées intéressantes partout. J’ai traversé cette décennie de cinéma hagard, et comme en deuil.

Pendant longtemps, j’ai projeté d’écrire un long article sur ce blog, de fabriquer un texte de guerre en béton armé, un réquisitoire qui prouverait par A+B que ce dégoût du numérique qui était le mien, et qui était d’ailleurs partagé par certains cinéastes (Nolan, Tarantino, Nemes, Dolan, Spielberg5…), n’était pas qu’une projection de ma part, mais une réalité objective inscrite dans les films mêmes. J’avais d’ailleurs quelques pièces à conviction en main : j’étais notamment sensible aux arguments liés à la disparition de l’effet stochastique, dont une amie avait tracé les grands principes dans un article de blog6, et qui donnaient une explication à cette sensation d’image plane ; j’étais également séduit par l’hypothèse de Beauviala, affirmant que le grain film permettait l’illusion d’un rendu en trois dimensions7.

Sensation de volume et de profondeur des films tournés en pellicule (The Greatest Wish II, Jan Špáta, 1990)

Mais ce réquisitoire que je projetais d’écrire aurait demandé un énorme travail de documentation, d’apprentissage scientifique, et de recoupements auprès de spécialistes, travail que je n’ai jamais pris le temps d’entreprendre sérieusement, sans doute aussi parce qu’au fond la démarche qui le motivait était absurde : à quoi bon prouver à des gens les réalités objectives d’un problème que, de toute façon, ils ne ressentaient pas comme un problème ? « Bonjour, vous êtes des cinéphiles malheureux, mais vous ne le savez pas » ? Ça n’avait aucun sens.

Le fait que j’aie au final totalement abandonné l’idée de cet article, néanmoins, est peut-être aussi le signe d’autre chose : du fait que ces derniers temps, ma position sur le sujet a un peu commencé à changer.

 

Un frémissement

Je m’en suis rendu compte il y a quelques mois, lorsque des amis, pour qui cette question n’avait pourtant jamais jusqu’ici semblé importante (et encore moins épidermique), ont commencé à me parler de projets liés à la pellicule : un atelier et un festival dédiés à ce support, un ciné-club ne projetant que du 35mm, etc. Ils ne sont pas les seuls. Ces derniers temps par exemple, les salles parisiennes projetant du patrimoine font ce qui était encore impensable il y a quelques années : mettre en avant comme une plus-value, dans leur promotion, le fait qu’une de leurs copies projetée est en 35mm… Quelque chose, manifestement a changé. Et ce qui me surprend, c’est que ces nouvelles, qui devraient me mettre en joie, ne me font ni chaud ni froid. Elles m’ennuient, presque.

Un exemple des initiatives récentes de promotion du 35mm, ici un ciné-club dédié.

Il y a certainement là chez moi une part d’amertume un peu puérile et revancharde, à m’être si longtemps senti seul face à ce sujet, comme dans le plus pur des scénarios paranoïaques, et à voir les gens rejoindre cette protestation sur le tard, trop tard, à un moment où j’en ai fait le deuil. Mais il y a aussi quelque chose qui fait que, manifestement, le numérique me gêne moins qu’auparavant.

À en chercher les raisons, j’en vois trois.

La première, elle serait très simple : je m’y suis habitué. La question occupe en tout cas moins mon esprit devant les films récents vus en salles… On ne manquera pas de me faire remarquer, avec ironie, que j’ai surtout (enfin) lâché prise, et que j’ai sauté dans un navire que tout le monde avait pris sans problème il y a plus de dix ans. Ce n’est sans doute pas faux. Plus pragmatiquement, l’image et la projection numérique font partie depuis si longtemps de mon quotidien visuel que je ne peux plus aujourd’hui, aussi neurasthéniques me semblent-t-elles, les vivre encore comme un évènement ou un scandale.

La seconde raison, c’est que c’est sans doute “trop tard”. Quand le numérique m’horrifiait, il n’avait encore que quelques années au compteur, et l’idée de pouvoir le refouler comme une parenthèse idiote, comme un effet de mode passager, semblait encore possible – ce fut d’ailleurs le destin de la 3D (technologie pourtant autrement plus motivante), qui était il y a encore dix ans pour tout le monde l’avenir indiscutable du blockbuster. La voie était encore ouverte, en somme, à la possibilité d’une cohabitation des supports, à la possibilité que le numérique relève d’un choix artistique (comme l’est le format 1.66, 1.85 ou 2.35), ou d’un choix de diffusion (comme le sont VO ou VF). Mais alors que plus d’une décennie a passé, un retour de la pellicule semble à présent ne plus pouvoir signifier autre chose qu’un retour en arrière : une régression, un passéisme, un peu comme un cinéaste qui voudrait refaire du cinéma classique tel quel en 2022, comme si la parenthèse du cinéma moderne et de ses suites n’avaient jamais existé, et qui se condamnerait ainsi au pastiche.

Je sens d’ailleurs bien que ce retour récent d’un goût pour la pellicule ne tient pas qu’à une prise de conscience, fut-elle tardive, de ce qu’on aurait perdu en passant au numérique il y a dix ans. Cela tient au moins autant, sinon plus, au fait que la pellicule est désormais un objet du passé, et en a gagné un charme nostalgique – c’est-à-dire la capacité d’être un fétiche, une curiosité, voire un symbole d’initiés permettant de se démarquer (un peu comme l’est récemment devenu le vinyle en musique). Je soupçonne là, en somme, une mouvance qui aime la pellicule parce que appartenant au passé. Pas forcément toujours dans un sens hipster (je connais en tout cas assez les amis participant à ces initiatives pour savoir qu’il sont on ne peut plus loin de ce genre de pose), mais en tout cas dans l’idée qu’on peut à présent se saisir de la pellicule avec la conscience que cette image a eu une fin, et un décès – un peu comme les indépendants américains ont pu, dans les années 2000, se saisir à nouveau et très différemment du ratio carré 1.37, après une longue période d’absence permettant aujourd’hui d’y poser un regard nouveau (pas étonnant, à ce titre, que l’usage de la pellicule désormais soit promis à être l’un des jouets phares du cinéma expérimental).

Et puis il y a une dernière raison, que je soupçonne : le fait qu’il n’y ait pas que moi qui me sois habitué au numérique. Mais que les cinéastes aussi s’y sont habitués. Et qu’ils se sont adaptés8.

 

Dessine-moi un codec

Ce qui me choquait en effet à l’origine, face aux films en numérique, c’était presque moins le rendu lui-même, que le fait que les cinéastes continuaient à faire leurs films “comme si de rien n’était” (en miroir d’un public qui continuait à aller les voir “comme si rien n’avait changé”). Alors qu’ils étaient pourtant passés au numérique, la plupart des réalisateurs mettaient en scène pareil, découpaient pareil, faisaient les mêmes plans, avec le même rythme, les mêmes jeux de texture, et ainsi de suite. Or la glaise qu’ils maniaient n’étaient plus la même. Le rapport aux images – ces nouvelles images sans relief, froides, cliniques, statiques – ne pouvait pas être le même. D’ailleurs, quand quinze ans plus tôt nombre de cinéastes s’étaient convertis aux petites caméras DV à l’image sale, dont l’aspect évoquait si fort la vidéo amateure, ils en avaient tous déduit une mise en scène nouvelle, adaptée au support, consciente de la matière singulière qu’elle malaxait (le dogme 95 n’étant qu’une expression parmi d’autres de ce besoin d’inventer de nouvelles approches).

Claude Miller (La Chambre des magiciennes, 2000) fut l’un des nombreux cinéastes chez qui l’emploi du numérique SD se traduisit par un changement radical de mise en scène…
… de même que le support révolutionna le découpage documentaire. (À l’ouest des rails, Wang Bing, 2002)

Mais pour le numérique HD au tournant des années 2010, rien. Cela ressemblait sans doute assez à la pellicule, en surface, pour que les créateurs n’aient pas à y faire plus attention que ça, pour qu’ils n’aient pas à changer leurs habitudes… L’impression pour moi, en salles, était donc d’abord celle d’une déconnexion entre la réalité concrète des films, et ce qu’ils prétendaient être par la manière dont ils continuaient à s’exprimer. Une sorte de dissociation, qui était sans doute, au fond, ce qui me gênait le plus dans mon expérience de spectateur.

Pour donner un exemple, le problème était exactement le même que celui de ces réalisateurs qui encore aujourd’hui, lorsqu’ils dévoilent le pan entier d’un univers de fantasy que les personnages découvrent avec nous, continuent à faire un grand panoramique émerveillé nous présentant lentement un immense décor en images de synthèse, sur musique triomphale – exactement à la manière dont on le faisait trente ans plus tôt face à un décor en dur. À l’époque, celle d’avant les effets spéciaux numériques, ces mouvements de caméra impressionnaient parce que le plan avait valeur de preuve : il y avait un tour de force (celui de la construction d’un décor hors de prix, et de ses milliers de figurants), un exploit dont la caméra était en train de rendre compte – c’était là sa rhétorique. Mais devant un décor en images de synthèse, le spectateur sait qu’il voit une image fausse. Il le sent. Et ce d’autant plus que ça fait des années (notamment pour le jeune public qui n’a grandi qu’avec ça) qu’un plan de cinéma a perdu toute valeur de preuve (qu’il est à présent moins “un plan” que plus fondamentalement une image, comme on le dirait d’une peinture).

Voir un cinéaste alors répéter, comme un artisan conditionné, une mise en scène déconnectée de ce que le spectateur ressent réellement, donne l’impression de réalisateurs zombies répétant des gestes à vide sans s’en rendre compte. Et d’un public qui, par mimétisme, joue à ressentir des choses qu’il ne ressent plus vraiment devant ces images (il y a peut-être une raison pour laquelle le Hollywood contemporain souffre d’un tel déficit en croyance, et déploie une telle hypertrophie de moyens pour le compenser…).

Et bien il en était de même après la transition numérique : je voyais par exemple des cinéastes faire des plans fixes sur des décors vides, c’est-à-dire faire des plans en attente, sans se rendre compte que ces plans ne vibraient plus en rien, et que leur proposition en devenait totalement abstraite, théorique.

Quels cinéastes, dans ces conditions, pourraient alors tirer leur épingle du jeu ? Reprenons notre parallèle avec les effets spéciaux numériques : à l’arrivée massive des CGI dans les années 90, les cinéastes intelligents (qui en furent aussi les cinéastes pionniers) étaient ceux qui prenaient en compte le fait qu’ils filmaient du faux. Ainsi en est-il de Jurassic Park (1993), où les dinosaures deviennent une métaphore ambulante des images de synthèse : c’est-à-dire une chose impossible, une altérité fondamentale (qu’on va longtemps garder invisible, dont on va longuement préparer l’avènement), présentée via des regards de personnages-spectateurs incrédules (« comment avez-vous fait ? »), dont on va faire le making-of (la visite au labo qui suit), et à qui on invente une histoire prophétique (un divertissement nouveau qui va dégénérer, se reproduire en cascade, et détruire le cadre qui est le sien pour y prendre le pouvoir – ce que le Hollywood ultérieur en mode CGI fuckfest a plutôt confirmé). Il en allait de même dans Terminator 2 (1991), autre grand film séminal des images de synthèses (selon des modalités que j’avais déjà discutées dans cet article) : un méchant défini comme une technologie nouvelle qui se rit des lois de la physique, qui peut incarner n’importe quoi et prendre n’importe quelle forme…

Dans un cas comme dans l’autre, les effets spéciaux numériques étaient mis en scène comme un problème, ou du moins comme un sujet – en tout cas ils étaient “mis en scène” tout court, c’est-à-dire filmés pour ce qu’ils étaient vraiment. Et c’est pour ça que ces effets spéciaux ont étonnamment bien vieilli (bien plus que pour leur fignolage technique, ou pour la pluie et l’obscurité dissimulant occasionnellement leurs scories).

Quel serait l’équivalent, alors, pour ce qui est du filmage en numérique ? Et bien il en est allé exactement de même : les cinéastes gagnants, en premier lieu, furent ceux qui exploitèrent et désignèrent de façon visible les particularités de cette technologie9. Ce fut par exemple Jia Zhangke, qui exploitait l’étrange nébulosité somnambule de cette image plane et toute égale (profondeur de champ infinie, caractère grisâtre, définition plate) pour décrire la fin d’un monde (Still Life, 2006) :

Ce fut Michael Mann et son obsession vériste jusqu’au-boutiste qui, en profitant des derniers obstacles techniques du support, exploitait ce que la technologie pouvait encore avoir de crade, de rendu fluo ou de bruité, tout en investissant crânement ses nouvelles capacités à filmer les nuits (Miami Vice, 2006) :

Ce fut Un jour dans la vie de Billy Lynn d’Ang Lee (2016), qui exploitait la netteté de l’image numérique (sur-précision, sur-lisibilité, sur-fluidité) et sa parenté avec les images télévisuelles nouvelles aux couleurs clinquantes, pour atteindre une sorte d’hyper-réalisme halluciné :

Ce fut David Fincher, qui trouvait dans la perfection de ces images ternes un réceptacle idéal à son goût névrosé du contrôle, et à la dévitalisation du monde tel qu’il aimait le peindre (The Social Network, 2010) :

Ou ce fut encore Roger Deakins, qui y trouvait un outil de maîtrise prodigieux, parvenant à recréer une sensation de volume par le seul rendu des lumières et des couleurs, parfois à la lisière de l’abstraction (comme ici dans le Prisoners de Denis Villeneuve, 2013, qui joue du rendu saturé des surfaces que la pluie rend brillantes, tout en valorisant l’ultra-netteté du numérique par l’alternance avec des plans moins lisibles) :

Mais ces cinéastes et techniciens, au fond, ne se démarquaient que parce qu’ils “jouaient” avec le numérique : dans leurs mains, le support était condamné à rester conscient, à rester un sujet, ou tout du moins un spectacle.

Il s’était d’ailleurs passé exactement la même chose aux tous débuts du son, ou de la couleur : oui certains artistes avaient alors accepté d’investir ces mutations majeures de leur art, mais à la seule condition « d’en faire quelque chose ». Voir par exemple un film de René Clair, au tout début des années 30, c’est d’abord voir un cinéaste qui refuse d’utiliser le son si ce n’est pas au profit d’une idée, d’une invention, ou d’une plus-value créative. Quand le son n’apporte rien, il est simplement exclu de la scène, qui fonctionne alors muettement10. De même, lorsque la couleur se répand dans les années 60 au-delà de ses genres de prédilection (film d’aventure, comédie musicale) pour investir l’ensemble de la production (horreur, drames, “cinéma d’auteur”), on est frappé devant ces nouveaux films de voir combien souvent il faut que la couleur y “serve”. Regardez-la donc chez Terence Fisher, qui faisait du sang rouge un signal scandaleux ; regardez-la chez Mario Bava ou Dario Argento, qui en faisaient une fête outrée, comme d’autres auraient surexploité la 3D ; ou chez Douglas Sirk, qui en fit la matière brûlante et presque centrale de ses derniers mélodrames ; ou encore dans les premiers Godard, tâches pop, filtres monochromes, et couleurs primaires…

Le son, comme la couleur, n’ont donc pas eu le droit, à leurs débuts, « d’aller de soi ». Ils n’ont pas eu le droit, chez les artistes, d’être un élément comme un autre de la reproduction de la réalité (comme pouvaient alors l’être le décor, le jeu d’acteur, ou la lumière). Ils se devaient d’être des éléments expressifs, utiles – ou ne pas être du tout. Ce n’est que plus tard que la couleur, chez les auteurs, est devenue cette chose qu’on ne remarquait plus obligatoirement, ce papier peint possible, pas plus ni moins mobilisé que le reste des éléments du film – cette chose qu’on avait le droit de ne pas exploiter.

 

La génération digitale

Le vrai point de bascule et d’acceptation de ces nouveaux procédés, ce ne fut donc pas tant ces cinéastes qui faisaient quelque chose de la couleur ou du son, mais plutôt ceux qui, plus tard, l’intégrèrent comme allant de soi. Et il en sera probablement de même pour le filmage numérique : le vrai pallier, le vrai retournement, ce seront plutôt les cinéastes qui, tout en considérant la matière qu’ils malaxent pour ce qu’elle est vraiment, ne la remarqueront plus.

Le premier cas qui m’a frappé en ce sens, et il est pour le moins majeur, c’est Ryūsuke Hamaguchi. Il m’a d’autant plus frappé que le numérique de ses premiers films était loin d’être à la pointe des évolutions techniques de son temps (ou de leur maîtrise esthétique) : non, dans Senses le numérique était direct, frontal, butor, pas vraiment léché. S’il était vécu différemment pour le spectateur que j’étais, ça ne pouvait donc pas être par séduction formelle, mais uniquement par essence, par la façon dont on le maniait.

Senses (Ryūsuke Hamaguchi, 2015)

Il se trouve que le cinéma d’Hamaguchi est justement cela : frontal. Parlant directement et sans détours, désarmant d’honnêteté, se dévoilant en confessions d’une sincérité troublante… Il y avait un mariage idéal entre ce cinéma et la technologie du moment.

Cependant, je pense que la raison est plus profonde : Hamaguchi est aussi tout bêtement un cinéaste de la nouvelle génération. Son film de fin d’étude, en 2008, est quasi-contemporain du début de la transition numérique en salles. En tant que cinéaste, il a grandi entouré de ces images. Il est l’un des premiers témoins d’une génération pour laquelle ces images vont de soi, qui est capable de les voir pour ce qu’elles sont, et non pour leur ressemblance malhabile avec les images pellicule qui leur préexistaient. Le numérique est simplement son époque, son contexte, son interface – rien de plus.

Devant ces films, pour la première fois, je me suis surpris à penser que je n’aurais pas spécialement préféré les voir en pellicule. J’ai eu la même impression devant certains films photographiés par Claire Mathon (Atlantique, notamment). Je l’ai encore eu, à divers degrés, devant beaucoup de films récemment vus en salle… Évidemment, je ne peux pas ignorer que l’évolution technique, et sa maîtrise grandissante, ont permis ces dernières années de rendre le numérique bien plus digeste et tolérable (cf l’encart technique en fin d’article). Ni que ces images nettes, invitant au contrôle, se marient aisément à des films aux mises en scène virtuoses et à la photographie léchée, qui est l’une des modes du cinéma de notre temps (Parasite ou Decision to Leave en sont deux exemples). Mais mon impression, plus profonde, reste que les cinéastes, après un temps de latence, ce sont inconsciemment adaptés. Et qu’ils ne filment déjà plus tout à fait pareil.

Atlantique (Mati Diop, 2019), l’un de ces films récents où numérique et mise en scène semblent en symbiose.

Et en fait, cela non plus n’est pas nouveau. Il y a en effet un dernier parallèle historique que l’on peut faire pour éclairer la situation actuelle, et il est parlant : c’est celui du cinémascope.

Adolescent, j’adorais le cinémascope (ou n’importe quel format rectangulaire assimilé) : ayant grandi dans les années 90, nourri de films comme Contact ou Magnolia, ce ratio représentait pour moi la quintessence du cinéma hollywoodien, le format naturel de tout grand projet de cinéma, le cadre majestueux par excellence. Mes premières idées de films, je les ai rêvées en cinémascope ! Et quand j’ai lu pour la première fois que certains cinéastes des années 50 ou 60 y étaient réticents, quand j’ai entendu par exemple la phrase que Godard mettait dans la bouche de Lang (« ça ne sert qu’à filmer les enterrements et les serpents »), j’y ai vu le passéisme d’artistes qui étaient alors aveugles, incapables d’évoluer avec le cinéma de leur temps.

Et puis, après avoir un peu exploré le cinéma classique, je suis tombé sur mes premiers films Hollywoodiens d’alors en cinémascope. Et ils m’ont désarçonné. Alors que le cadre carré et noir et blanc d’un Ford, d’un Hawks, ou d’un Tourneur dans les années 40 étaient d’un dynamisme sans pareil, que les visages et leurs bustes y respiraient avec ampleur, que leurs compositions y étaient ciselées comme au scalpel, les premiers films hollywoodiens en cinémascope et en couleur des années 50-60 que je découvrais me semblèrent incroyablement mous. Pâteux, endormis, amorphes. Les plans y devenaient de stupides contenants à “remplir”, et non un cadre choisi pour son angle d’attaque sur le monde. Le décor, la foule de figurants patiemment posée là, y devenaient le sujet débile et impensé de la plupart des plans. Les visages filmés de près y étaient coupés de manière étouffante, ou nageaient à côté d’un océan de vide inutile. Dans le cas des films en open matte, j’avais constamment envie d’enlever ces barres noires et de respirer un grand coup. Je comparais la carrière de certains cinéastes (Bresson par exemple) d’un format carré à large, et du noir et blanc à la couleur, et je n’arrivais pas à autant aimer leur cinéma après cette transformation.



Brigadoon (Vincente Minnelli, 1954)

Je compris alors ce que certains cinéastes de l’époque pensaient avoir perdu (et ce malgré tout le charme singulier qu’on peut aujourd’hui, avec le recul, trouver à ce cinémascope des débuts). Mais ce que ces réalisateurs ignoraient, c’est qu’ils n’étaient alors qu’en phase de transition. Ce cinémascope des débuts, malhabile et pataud à occuper le cadre, se raccrochant aux scénographies frontales du théâtre, c’est l’adolescent avachi qui essaie d’assurer comme il peut avec son acné, son appareil dentaire, et la timidité gênée de ce nouveau corps inconnu.

Mais tout adolescent grandit, et devient plus tard un adulte assuré. Et là encore, passés certains réalisateurs qui y ont tout de suite trouvé leur compte (Sergio Leone, Seijun Suzuki…), ce sont surtout les cinéastes de la génération suivante, ceux qui étaient nés avec le cinémascope, ceux pour qui ce format était logique et allant de soi, qui s’en sont saisi avec naturel. Comment, devant un film de John Carpenter (ce cinéaste qui avait cinq ans seulement lorsque La Tunique sortit en salles), imaginer les plans autrement qu’au format rectangle ? C’est ce ratio, chez lui, pour lequel la composition paraît vivante, saillante, intuitive, évidente. C’est devant ces films qu’élargir la hauteur du cadre en repoussant les barres noires semblerait une hérésie, une destruction du plan. La cinéphilie de Carpenter, quand bien même elle s’est aussi nourrie de films antérieurs, a grandi dans une relation organique avec ce format rectangulaire qui était alors partout présent en salle ; et on peut aisément imaginer comment son cinéma s’est construit “sur mesure” autour de ce ratio, comme on le dirait de la confection d’un vêtement découpé sur modèle. Il en est de même pour beaucoup de cinéastes de sa génération (qui dans le pire des cas utilisent le format rectangle de manière anodine, ou invisible – mais rarement de manière nocive).



Fog (John Carpenter, 1980)

Mon hypothèse est que le cinéma numérique en est là, à cette étape. Qu’il est passé, sans que les gens ne le remarquent vraiment, par une phase ingrate qui fut principalement celle de la décennie 2010 – décennie où le cinéma a été très théorique, très conceptuel et peu incarné, incapable d’être rêveur autrement que sous forme spectrale, élégant à défaut d’être habité (coucou A24), et incapable de produire un cinéma d’auteur mainstream qui soit autre chose que frigide (coucou Villeneuve et Nolan)11. Que cette période aura surtout été, comme le furent les années 60, une période de bouleversements sismiques et de mutations (la télévision et la chute du code Hays autrefois ; Netflix et l’hégémonie des séries aujourd’hui). Une époque dans laquelle on lira probablement surtout à l’avenir, avec le recul, la queue de comète des mouvances esthétiques qui la précédaient, ou les premiers signes des révolutions à venir. Et peut-être même que les cinéphiles, devant ce moment de flottement inerte, frigide, et théorique que furent les années 2010, y trouveront à rebours un certain charme, une personnalité ingrate et singulière, potentiellement aimable comme le sont toutes les périodes malaimées.

Je crois et j’espère, devant la gêne de moins en moins grande que je ressens devant le numérique en salle (sans, cela dit, y ressentir à nouveau des torrents d’émotions), que le cinéma va sortir de ce bourbier.

Il a en tout cas intérêt. Parce qu’il est hors de question que je me retape une décennie à ce régime.

 
 
 
 
 

Quid des évolutions techniques ?

Qu’est-ce qui fait que l’image numérique en salle est plus digeste aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a dix ans ? De cette question complexe, j’avais eu l’occasion de discuter longuement sur un forum avec deux interlocuteurs passionnants (Ardilion et Mathieu de leurs pseudos). Et nous finissions toujours par retomber sur cette problématique : les évolutions du numérique visant à le rendre plus tolérable n’avaient-elles pas, au fond, uniquement consisté à imiter la pellicule ?

Car si c’est le cas, il y a là un paradoxe vis-à-vis de tout ce qui a caractérisé l’avènement du numérique sur le marché. Ardilion le résume bien : « Depuis le début, les constructeurs et utilisateurs sont focalisés vers la performance dans la reproduction du réel, quitte à passer de l’autre côté du miroir : course à la définition, à la dynamique ou à la compression. Se tourner vers une émulation artificielle de la pellicule, ce serait opérer un virage à 180° pour aller vers le passé, et donc renier ce qui fait le succès de ces courses à l’armement et du toujours plus ».

Et pourtant, force est de constater que les équipes, à commencer par les cinéastes, vont chercher (dans la dynamique lumineuse, dans les choix d’optiques), un “rendu cinéma” qui n’est ni plus ni moins que celui associé à l’image pellicule. Ardilion, toujours : « Ce mouvement esthétique [d’un goût pour le “rendu cinéma”] sonne pour moi comme une lassitude face à la recherche sans fin de fidélité au réel de la part des constructeurs caméra, mais aussi à une volonté de donner du caractère à une image toujours plus neutre, au potentiel paradoxalement toujours plus malléable. Au tournant de la HD comme de la 4K, le premier réflexe de mes chefs op était souvent de “casser” le piqué et la netteté du numérique en bidouillant les profils d’image de la caméra. L’avènement des courbes et l’accessibilité au RAW a permis de pousser ce processus beaucoup plus loin, et le moindre chef-op du dimanche peut désormais, à son tour, se construire facilement sa propre identité photographique en jouant sur la dynamique, sur l’intensité des noirs, la saturation sélective et la balance de netteté ou de celle du grain ».

Mathieu, qui travaille pour sa part l’image en post-production, fait lui aussi état de ce paradoxe : « D’un côté on ne peut pas se passer de tout ce qui a été trouvé en argentique dans la construction du rendu des couleurs et du contraste, le goût des noirs, la mise en avant de la richesse de la peau, les rapports chaud/froid ». Mais cependant, en même temps, « des images qui reproduiraient parfaitement l’aspect colorimétrique de l’argentique paraitraient probablement d’office datées du fait de la comparaison aux images numériques pures existantes. Il y a donc je crois énormément de films qui héritent des couleurs argentiques, mais en le faisant discrètement ».

Cette capacité à retrouver un rendu des couleurs “argentique” a désormais quasiment été atteinte sur le plan technologique (ce qui explique que les films numériques aujourd’hui semblent bien moins étranges à nos yeux qu’il y a encore quelques années). Mais il reste encore un dernier fossé entre numérique et pellicule : « Le véritable enjeu serait (…) plutôt du côté de la texture, ajouter du grain ne suffisant pas à reproduire l’aléatoire du déplacement de ces particules argentiques donnant mouvement et douceur aux transitions dans l’image comme à l’ensemble de sa surface. Avec les développements technologiques actuels, il y aurait cependant tout, notamment à base d’intelligence artificielle, pour développer des solutions convaincantes. Est-ce la volonté qui manque alors ? (…) Steve Yedlin (…) avait cherché à montrer, parmi d’autres, que colorimétriquement parlant tu pouvais faire à peu près ce que tu veux des images de n’importe quelle caméra. Autrement dit que la valeur de chaque pixel étant modifiable individuellement en post-production, on arrivait à la transformer comme on voulait dans la mesure où on parvenait à caractériser la source et la destination. Il s’agit moins de simuler l’aléatoire dans ce cas que de simplement dire qu’en numérique tout est possible si on développe les moyens nécessaires pour ».

Si jusqu’à très récemment les tentatives pour imiter la pellicule laissaient encore circonspect (voir par exemple le cas de First Cow, 2019, qui ne trompait pas vraiment l’œil, et dont le bruit parasitait plus l’image qu’autre chose), l’année 2022 nous a offert un exemple absolument bluffant à travers le travail du chef-opérateur Julien Poupard, qui dans deux films récemment sortis en salle (L’Innocent et Les Amandiers) a réussi, en filmant pourtant en numérique (respectivement avec une Sony Venice et une Alexa), à reproduire le rendu pellicule à la perfection – comme on peut le voir sur ces plans tirés de la bande-annonce des Amandiers :

Bien sûr, sa tâche fut facilitée par le fait de devoir restituer des images d’époque (le 35mm granuleux et froid des années 70, le super 16mm crade) au rendu très marqué ; il serait peut-être moins aisé d’imiter la finesse du rendu pellicule des années 2000. Néanmoins, à ce stade, je ne suis personnellement plus capable de faire la différence (et je m’y suis d’ailleurs laissé prendre, dans les deux cas – tout comme les équipes des films, comme en témoigne le chef-opérateur dans le descriptif qu’il fait de ses recherches pour Les Amandiers).

On observe également l’émergence de solutions logicielles de plus en plus sophistiquées, et financièrement accessibles, visant à donner un “look pellicule” à des rushes numériques, comme le module Filmbox pour DaVinci (qui reproduit le rendu pellicule dans toutes ses dimensions : grain, instabilité, dynamique lumineuse, effets d’halo…), et qui gagne actuellement en popularité.

Reste à savoir si le souvenir de la pellicule ne s’est pas déjà quelque peu éteint dans l’esprit des spectateurs, empêchant à ces recherches d’être menées à bout, ou d’avoir un avenir : dix ans de cinéma numérique ont laissé leurs marques. J’ai personnellement, sur plusieurs forums US, vu de tous jeunes cinéphiles demander des recommandations de films numériques, et seulement numériques, assimilant déjà le rendu pellicule et son grain à un défaut, à un manque ou à une vieillerie, comme un mur d’inaccessibilité (comme put l’être le noir et blanc).

 
 
 
 

Remerciements

Un grand merci à Mathew qui, avec une patience olympique, a supporté mes incessantes jérémiades sur le numérique au cours des dix dernières années – et qui a su, au cours de nos nombreuses discussions sur le sujet, apporter à mes impressions et intuitions des réponses concrètes, ainsi qu’une rigoureuse contradiction. Merci également à lui, et à Alexia, pour avoir pris le temps de relire attentivement cet article ! Et merci enfin à Willy pour m’avoir aidé côté javascript (ainsi qu’aux nombreux internautes – VC.One, les membres de reddit ou de checkpoint… – ayant aidé à parfaire le code et à le tester), c’est grâce à eux que vous pouvez regarder les vidéos de cette page en plein écran.

 

Notes

1 • À quel point, c’est difficile à quantifier, mais assez pour que ces réflexions continuent encore pleinement aujourd’hui, une décennie pourtant après la transition en salle, comme en témoigne par exemple cet entretien croisé des chef-opérateurs Martin Roux et Caroline Champetier, qui interrogent longuement les capacités comparées des deux supports sur la crédibilité des couleurs. D’autres chef-ops y ont répondu (Pierre Cottereau, Céline Bozon…), faisant état de divers constats communs : la désaffection des laboratoires sur le plan de la recherche, le fait de s’être retrouvés démunis face à cette technologie peu aimée et imposée au détour des années 2010, la multiplication des caméras qu’on a pas le temps d’explorer ni de maîtriser… Martin Roux est également l’auteur d’un mémoire approfondi sur le sujet.

Quant à savoir pourquoi j’ai été plus gêné par le numérique que la moyenne des cinéphiles non liés à la profession (comme c’est mon cas), il y a peut-être à cela une explication personnelle : en 2010 j’avais alors déjà, depuis deux ans, commencé à travailler comme vérificateur vidéo. Ce métier occasionnel, qui consiste à repérer sur les masters avant diffusion jusqu’au plus infime défaut (fut-il de la taille d’un pixel et de la durée d’un photogramme), a peut-être rendu mon œil plus maniaque et sensible que la moyenne…

2 • Le TCM Classic Film Festival organise même, pour cette raison, des projections de film nitrate sous haute surveillance incendie. Les témoignages parlent d’une totale redécouverte des films sous cette forme, mais la réalité de cette meilleure qualité perçue, et peut-être fantasmée, est encore discutée (un exemple ici).

3 • Je dois avouer un plaisir mesquin, à présent, à voir l’industrie du cinéma prise à son propre piège : après dix ans à promouvoir le numérique HD au sein des foyers pour un bénéfice à court-terme, comment donc aujourd’hui ré-attirer le spectateur en salles, puisque la technologie qu’on y déploie est de la même nature ? Avec la projection pellicule, la salle conservait quelque chose qu’elle était la seule à pouvoir offrir. Encore aurait-il fallu avoir l’intelligence de le vendre en ce sens.

4 • Même pas besoin d’arriver à 8K pour ça : en effet, dans la plupart des configurations de salon (rapport entre taille de l’écran et distance de visionnage), l’œil humain ne peut pas percevoir de différence entre 2K et 4K (je vous renvoie aux graphiques de ce lien qui l’explique).

5 • Ces deux derniers noms peuvent surprendre, car contrairement aux trois autres, il n’ont pas été très vocaux ni militants sur la question (du moins pas à ma connaissance). Il reste que depuis l’arrivée du numérique, excepté pour deux productions reposant sur la modélisation 3D (Le Bon Gros Géant et Tintin), Spielberg a tourné tous ses films en 35mm. C’est aussi lui qui a poussé Greta Gerwig à tourner Little Women en pellicule (« Tu dois tourner en pellicule. Ça sent différemment. Tu ne peux pas tourner une histoire qui se déroule en 1861 en numérique. Je ne te laisserai pas faire ! »). Les déclarations de son chef-opérateur attitré, Janusz Kaminski, sont par ailleurs sans ambiguïté sur la question : « J’ai toujours aimé un peu de grain, et je me trouve plus impliqué émotionnellement lorsque je vois des images tournées sur pellicule. Il y a une certaine artificialité dans les images haute définition et, peu importe ce que vous en faites, la pellicule semble juste plus naturelle. (…) S’il y a quelques maîtres qui peuvent rendre la haute définition acceptable, nous sommes dans un vide en matière de narration visuelle. (…) Le cinéma a besoin que d’autres réalisateurs et chefs-opérateurs s’engagent et choisissent activement la pellicule. Il n’y a absolument aucune raison d’abandonner un support qui est si merveilleux et qui, grâce à ses différentes émulsions, offre une gamme de qualités émotionnelles ainsi que différents looks si facilement » (Interview de 2018 à l’occasion de la sortie de Pentagon Papers).

Quant à Xavier Dolan, qui a tourné tous ses films en pellicule dès qu’il l’a pu, il est sans ambigüité sur l’importance que ce choix a pour lui, comme il s’en expliquait déjà en interview il y a dix ans : « J’ai tourné J’ai tué ma mère en Red, une caméra qui peut produire un travail stupéfiant, mais pour moi, J’ai tué ma mère est outrageusement laid. C’est parfois plus que je ne peux le supporter. Il y a quelque chose qui manque, inconditionnellement, inévitablement, au numérique, et c’est la sensation de vie. (…) Je veux regarder quelque chose et voir la vie palpiter à travers la profondeur de champ, et c’est quelque chose que le numérique ne pourra jamais vous donner, parce qu’il n’y a pas de réaction chimique, et la chimie c’est la vie, un objet prend vie. Et le numérique ne vous donnera jamais cela. Et pourtant, (…) il y aura des moyens de prendre des informations numériques et de les soumettre à un processus, qui les fera ressembler à de la pellicule, mais ce que je déteste particulièrement dans le numérique, c’est sa prétention à singer la pellicule. (…) Si je devais me remettre au numérique, je le ferais à fond. J’utiliserais un Sony P2, parce que ça ressemble à de la merde et pourtant c’est plutôt joli. J’adore ça. Je pense que c’est le meilleur appareil photo numérique de tous les temps. Adoptons le numérique. Si on doit passer au numérique, faisons-le vraiment. »

6 • L’article dont je parle, écrit par Delphine Ménoret, est lisible ici.

7 • Je n’ai plus ses interviews à portée de main, mais quand le site de l’AFC présentait la Penelope Delta (la caméra conçue pour pallier à ce problème), c’était en reprenant les propos de Beauviala presque mot pour mot : « Aaton est le premier fabriquant de caméras de cinéma à monter le capteur sur un dispositif flexible qui décale aléatoirement la position physique du capteur d’un demi-pixel à chaque image. Ceci s’apparente à la prise de vues argentique où les grains d’halogénure d’argent en position aléatoire d’un cadre au suivant captent l’image en des endroits différents. Tous les monteurs sur table de montage “pellicule” en ont fait l’expérience, une image fixe qui paraît de faible résolution et granuleuse devient fine et transparente lorsque le film défile. L’intégration temporelle effectuée par l’œil lui-même donne l’impression d’une résolution spatiale accrue ». En d’autres termes, le grain film ne serait donc pas qu’un “bruit” appliqué par-dessus l’image, mais plutôt une nuée d’infimes variations d’angles par lesquels on capte la lumière (et donc l’espace), et ce en tous points du plan en même temps – ce qui expliquerait la grande sensation de profondeur des images pellicules en lecture. La pénélope Delta ne put malheureusement pas faire ses preuves sur la question, du fait d’un problème avec le fournisseur des capteurs, menant Aaton en redressement judiciaire. Le seul test visible sur internet de cette “simulation de grain film” (sur cette vidéo, à 8mn04) laisse en tout cas dubitatif – je dois avouer que je ne vois guère de différence, même si quelques secondes sur un décor sans personnages, le tout passé par la compression Viméo, ne sont sans doute pas le meilleur moyen d’en juger.

8 • Si l’on devait faire une histoire du cinéma numérique, il faudrait d’ailleurs ajouter que le cinéma mainstream, à sa manière, en avait déjà préparé l’avènement, et ce dès le début des années 2000. Le premier volet du Seigneur des anneaux (2001) marque en effet une date, par son esthétique grandement façonnée par l’étalonnage numérique, auquel il offrait pour la première fois un grand pouvoir de décision artistique. Tout y est déjà : les acteurs aux visages de cire, les images sur-contrastées, les tonalités et carnations froides ou à l’inverse excessivement dorées, l’altération et la simplification des textures au profit des éclats et brillances – le tout au risque du kitsch.






Le film inventait, sans le savoir, la charte esthétique du blockbuster des années à suivre. Il inventait aussi une image lisse et très dégrainée pour l’époque, déréalisée, plus à même d’accueillir les effets spéciaux numériques que le film comptait alors en surnombre, bien mieux capable de se fondre et de se confondre avec eux (ce qui fut d’ailleurs aussi l’un des buts du passage au numérique HD pour le second épisode de la prélogie Star Wars). Ainsi, quand quelques années plus tard le tournage numérique devint la norme à Hollywood, les blockbusters avait déjà abandonné toute trace de l’esthétique vériste des années 90, qui pouvait alors encore prétendre à capter une part de réel : chez Marvel comme chez d’autres, le cinéma avait déjà transmuté, et avait tout entier (acteurs compris) déjà l’air d’une modélisation 3D, ses images luisant comme du plastique. Cette esthétique coulante et lissée, noyée de CGI, fait qu’au plus haut des productions à grand spectacle Hollywoodiennes, la transition au filmage numérique a été peu sensible, et la moins choquante (quand bien même les quelques blockbusters faisant à nouveau appel à la pellicule – Star Wars VII, les récents Mission : Impossible… – ont été remarqués pour cela).

9 • Sur les toutes premières années du cinéma numérique, et la manière dont les cinéastes ont dû s’y adapter, un riche article du site de la BFI, où témoignent de nombreux grands noms – David Lynch, Michael Mann, Jia Zhangke, Agnès Varda, Pedro Costa, Miranda July…

10 • Un texte célèbre, conjointement signé par Eisenstein, Poudovkine et Alexandrov, fait état de cette défiance pour le son de la part de nombreux réalisateurs d’alors, au moment où le raz-de-marée du cinéma parlant s’apprêtait à déferler sur les salles : « Utiliser le son (…) détruira la culture du montage (…), lequel fonctionne en premier lieu non sur les éléments montrés, mais sur leur seule juxtaposition. Seul un usage contrapuntique du son en relation avec l’unité de montage visuel offrira une nouvelle possibilité de développer et perfectionner le montage. Le premier travail expérimental avec le son doit être dirigé, orienté par le principe de non synchronisation avec l’image ». (Manifeste sur « L’avenir du film sonore et le contrepoint orchestral », 19-20 juillet 1928 ; à noter que Michel Chion y consacre un chapitre dans son ouvrage Un art sonore, le cinéma).

11 • Cette série de remarques appelle quelques précisions.

Sur le côté conceptuel du cinéma des années 2010, tout d’abord : c’est en effet quelque chose qui m’a souvent frappé ces dernières années, et qui peut s’expliquer par un besoin de compenser, par une sorte d’effet de frappe d’idées réduites à l’os, ce que les films avaient perdu de sensations organiques. Prenons par exemple un film que j’ai oublié de chroniquer sur ce blog à sa sortie : Sybil, de Justine Triet (2019). Un film pour beaucoup composé de séances de psychanalyse – donc là encore (comme chez Hamaguchi) de parole brutale, crue, sans fioriture ni détours, avouant directement les problèmes –, et qui déblaye de son récit tout le reste (la famille de Sybil, par exemple, y a une existence minimum). Dans un autre genre, on peut aussi penser au Elle de Verhoeven (2016), qui plutôt que de faire de la broderie psychologique allait directement à l’essentiel, en cognant entre elles des situations ramenées à leur expression la plus crue… En somme, il est permis de voir dans cette tendance à la brutalité narrative la marque d’une décennie forcée de s’injecter directement le produit dans les veines plutôt que de l’humecter progressivement et par détours, résultant en un cinéma qui donne l’impression d’aller droit au but (sans dentelles scénaristiques ni formelles). De quoi mieux épouser le numérique que ces films utilisaient – et qui était alors moins une image hygiénique qu’une image “directe”, “frontale” : voyez dans Sybil ces pièces souvent nues aux couleurs franches, ce style carré en aplats, la manière dont les scènes se côtoient sans transition comme des cubes… Pour un cinéma amputé d’une partie de sa dimension sensible, et de fait inapte à émouvoir comme avant (sinon par effets d’emphase qui n’impressionnent que ceux qui se forcent encore à y croire), il y avait sans doute là une sorte d’antidote.

Concernant le côté spectral, ensuite : difficile par exemple de ne pas penser à la sixième génération du cinéma chinois (l’un des mouvements majeurs du cinéma contemporain), dont l’aventure fut intimement liée au numérique (SD clandestin, HD à plans-séquences), et qui ne fit presque que décrire, durant vingt ans, le monde comme un vaste no man’s land hagard et somnambule…

Et sur le cas de Christopher Nolan, enfin : il y a en effet quelque chose de paradoxal à ce que l’un des plus fervents défenseurs de la pellicule aujourd’hui soit aussi le cinéaste qui ait posé les normes de l’esthétique dominante du cinéma numérique (monde clinique et minéral, frigide, terne et désaturé – seul le récent Tenet, plus rêche, semble commencer à chercher ailleurs). Mais ce paradoxe est en fait une constante qu’on retrouve à tous les niveaux du cinéma de Nolan, qui part toujours d’un matériau riche pour mieux pouvoir le rationnaliser : qui choisit des acteurs très caractérisés pour les faire jouer froidement et tous les égaliser sous le même costume ; qui part de scénarios baroques pour ensuite les aborder comme un insensible scientifique ; qui s’ouvre la possibilité de mondes à l’imaginaire riche (rêves, planètes inconnues…) pour finalement les résumer à des gratte-ciels semblables (Inception) ou à des astres stériles (rocheux ou purement aquatiques, dans Interstellar)… Bref, si je devais parier, je dirais que Nolan a une semi-conscience de la démarche profondément hygiénique de son cinéma, et qu’il sait qu’il doit partir d’un matériau de base fortement caractérisé, pour qu’il en reste quelque chose une fois passé à la lessiveuse de son style froid et insensible. Et que l’emploi militant de la pellicule, pour ensuite en tirer une image si compatible avec les normes du numérique, n’en est qu’un des symptômes.

 

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