Alice Guy – II / L’âge d’or chez Gaumont (1906-1907) II / L'âge d'or chez Gaumont (1906-1907)

I / Premières années (1886-1905)
II / L’âge d’or chez Gaumont (1906-1907)
 

 

Que diable s’est-il passé en 1906 pour que le cinéma d’Alice Guy fasse un tel bond de géant ? Les innovations qu’on y trouve, et l’aisance avec laquelle elles sont maniées, semblent soudain renvoyer les fictions Gaumont de 1905 au siècle précédent.

Alice Guy (à droite) sur le tournage de La Vie du Christ (1906)

Si la grande œuvre de 1906 pour la cinéaste, à savoir les trente minutes de sa Vie du Christ, se présente comme l’apogée et la célébration du tableau primitif dans sa forme la plus pure (plans frontaux, totalisants, sans montage ni hors-champ, où la cinéaste fait resplendir sa science des compositions visuelles), tout le reste de sa production d’alors semble soudain chercher complètement ailleurs, voire à l’opposé : ébauches de montage articulatoire ou alterné, jeux de profondeur et conquête de l’espace, diversification des angles… À travers ces mutations, ce sont les prémices du découpage classique qui se dessinent, deux ans même avant que Griffith ait réalisé son premier court.

Ce fut pour moi la découverte la plus frappante de cette rétrospective : réaliser combien Alice Guy est en avance dans cette marche collective vers le cinéma classique, au milieu d’une industrie française qu’on a si souvent définie, a posteriori, par son retard et son conservatisme formel sur la question. Ce côté précurseur, chez Alice Guy, est d’autant plus visible qu’on est à la grande ère du plagiat (l’autobiographie de la cinéaste en fait souvent état – circulation du personnel entre les studios, figurants-espions) : il n’est pas rare qu’un même sujet de film se retrouve chez Gaumont et Pathé, ou chez Gaumont et Star Film, quand ce n’est pas chez les trois à la fois. Et il devient alors aisé d’effectuer des comparaisons sur l’avancée du langage cinématographique entre ces trois maisons…

C’est par exemple le cas pour Le Matelas épileptique (Alice Guy, 1906), sur un soûlard qui vient se loger dans un matelas qu’on reprise : sujet bien trop improbable pour qu’on y voie une simple coïncidence d’inspiration, et qui trouve pourtant la même année son équivalent chez Méliès (La Cardeuse de matelas) comme chez Pathé (Le Matelas de la mariée, réalisé par Charles-Lucien Lépine).

Il n’est pas tant question ici de savoir qui a copié qui1, ni de jouer la qualité d’un film contre un autre – ils sont en fait tous trois plutôt bons, chacun sur une note qui lui est propre (le burlesque riche et chaotique du film de Guy, la précision théâtrale et le curieux final du film de Méliès, le film d’horreur marital clôturant la version de Lépine). Par contre, dans la perspective d’une évolution du langage cinématographique, leur mise en parallèle est sans appel : le film d’Alice Guy est axé sur le personnage, ouvre l’espace à 360°, fait évoluer le plan dans toutes les directions, utilise le montage et se permet même un raccord regard… En face, le film de Pathé flotte dans une certaine indécision esthétique, quand celui de Méliès se montre plus franchement rigide et fièrement conservateur, avec son cadre très large, 2D et frontal, et sa facture théâtrale revendiquée (le film se termine certes sur un gros plan, ce futur sésame du découpage classique, mais celui-ci se présente comme une incise bizarre et détachée du film, une surprise finale se voulant saugrenue, marquée par l’adresse primitive au spectateur – l’exact opposé du gros plan maillon d’un montage articulatoire)2.

Quel évènement concret peut expliquer cette brusque avancée du langage chez Alice Guy, en 1906 ? Il y a un bouleversement tout trouvé, à cette époque, dans la production Gaumont : la construction, à l’été 1905, des studios Elgé aux Buttes-Chaumont – qui deviennent alors les plus grands studios de cinéma au monde3, et le resteront jusqu’en 1914.

Dessin du studio Gaumont vers 1905
La verrière du studio, ici photographiée dans les années 20

Est-ce que cet endroit spécifiquement dédié au cinéma (9 plateaux de tournage), conçu pour doper la production en remplaçant le brinquebalant lieu de tournage à Belleville, a aidé Alice Guy à mieux réaliser ses projets ? Si on voit mal comment les tableaux de La Vie du Christ et leurs 25 décors construits auraient pu être réalisés sans cet édifice, la principale intéressée ne garde en tout cas pas de bons souvenirs des lieux : « On décida de prendre pour modèle la scène de l’Opéra avec ses dessous, ponts volants, trappes et costières, planchers de scène inclinés, toutes choses non seulement inutiles, mais nuisibles. Une énorme cage de verre attenante, glaciale en hiver, brûlante en été, complétait notre nouveau domaine. Pour remédier à l’absence trop fréquente de soleil, on avait construit deux lourdes herses supportant 24 lampes de 30 ampères qui nous procuraient de fortes insolations électriques. Que de soirées j’ai passées à demi aveugle, les yeux larmoyants, sans pouvoir lire. (…) Enfin, une énorme cheminée d’usine projetait son ombre sur les décors toute la matinée. » Par ailleurs, si le studio semble avoir dopé la riche collaboration d’Alice Guy et d’Henri Menessier (son peintre-décorateur, pour qui elle avait beaucoup d’estime et qui la suivra en Amérique), l’endroit semble aussi avoir décuplé ses difficultés avec son chef d’atelier (René Decaux), qui la harcelait elle et ses équipes.

Peut-être alors faut-il plutôt envisager ce studio comme un repoussoir ayant d’autant plus précipité la cinéaste et ses équipes dehors, quand bien même cela n’allait pas sans présenter d’autres difficultés4. Plus de la moitié des films de 1906-1907 (parmi ceux, en tout cas, auxquels l’édition vidéo nous donne accès) sont en effet tournés hors studio – et il ne fait nul doute que l’habitude de tourner en extérieurs a aidé, pour Alice Guy comme pour tous ses collègues d’alors, à libérer les possibilités du découpage : face à ces décors réels en 3D, sans gauche ni droite, sans devant ni arrière, la mise en scène peut soudain se penser autrement que via les automatismes hérités de la représentation théâtrale5.

Alice Guy (au centre) en costume d’Arlésienne,
sur le tournage Saintois de Mireille (1906).

Au-delà de ce que cet immense studio a permis ou non, il est surtout un symptôme : celui de l’intérêt soudain de la société Gaumont pour sa propre production fictionnelle, ce qui paradoxalement représenta un risque pour la carrière d’Alice Guy (« on m’avait laissé me débrouiller seule dans les difficultés du début, défricher, mais l’affaire devenait intéressante, sans doute lucrative, on m’en disputa âprement la direction » – seuls sa combativité, et le soutien de Gustave Eiffel au conseil d’administration, semblent alors avoir assuré sa place). Devenant société anonyme en 1906, la maison Gaumont, à la pingrerie pourtant légendaire (une autre raison possible, d’ailleurs, à ces nombreux tournages en extérieurs), décida soudain de mettre les bouchées doubles : cette période (1905-1906) correspond en effet au recrutement d’assistants pour Alice Guy, dont Victorin Jasset et Louis Feuillade – ce dernier scénarisant puis coréalisant certains projets avec elle, avant de réaliser les siens6. Cette profusion de proto-réalisateurs au sein de la société (auxquels il faut rajouter Etienne Arnaud et Roméo Bosetti), et la direction parfois partagée des films, compliquent encore plus, s’il en était besoin, l’épineuse question des attributions (d’autant plus à cette période bien trop remplie dans la vie d’Alice Guy pour qu’elle ait pu tout y réaliser7).

Cette dispersion, néanmoins, n’empêche pas le suivi lisible de la patte “auteuriste” d’Alice Guy (que ce soit dans ses propres films ou dans ceux qu’elle a supervisés) durant ces deux dernières années chez Gaumont : la personnalité de son cinéma ne s’épanouira même jamais autant qu’ici. Ce qui ressemblait jusque-là à des bribes de motifs ou de thématiques isolées se réalise soudain en des films cohérents, au ton fort et singulier, et à la personnalité affirmée.

À quoi ressemble, alors, « un film d’Alice Guy » ?

Alice Guy à Fontainebleau tournant La Vie du Christ (1906)

Le trait le plus flatteur de sa filmographie précoce, à savoir la rigueur et la force de compositions visuelles fonctionnant sur la durée, va quelque peu s’estomper dans ce glissement soudain vers les prémices du découpage classique : les plans gagnent en liberté et en possibilités ce qu’ils perdent en hiératisme. À l’inverse, un défaut initial de sa carrière, à savoir une certaine inaptitude narrative (situations mal posées, qui n’ont pas de progression dramatique ou comique claire, ni d’autre destination que la répétition), se répare au fur et à mesure de l’allongement des films, plus à même d’accueillir des récits à proprement parler – même s’il restera des traces de ce flottement dramatique jusqu’à la fin de sa période française.

Parallèlement, certains motifs mineurs de son cinéma apparaissent en ces années 1906-1907, comme la réticence à l’utilisation d’intertitres malgré l’allongement des films8, ou encore la présence d’une fenêtre dans le décor (ou de quelconque arrière-plan en forme de petite ouverture) par laquelle va s’annoncer un évènement qui arrive, se deviner le futur d’un personnage après qu’il soit sorti, ou se dévoiler une part du récit qu’on observe. Une apparition discrète mais jamais narrativement gratuite, qui instaure un dialogue avec ce qui se joue du récit au sein du plan (peur ou envie de sortir, rancœur de celui qui part et jette un dernier regard en arrière…). Ce motif, encore rare dans la filmographie française (La Vie du Christ, Sur la barricade), qui annonce la notion de hors-champ à une période encore timide à investir cette part aveugle du découpage, se manifestera davantage dans la carrière américaine de la cinéaste – et ce jusqu’à la fin, l’observation par la fenêtre étant un moment dramatique décisif du dernier film édité qu’on a d’elle (The Ocean Waif, 1916).

L’enfant et la peur (ou la tentation ?) du conflit armé défilant par-delà la porte (Sur la barricade, 1907)

Mais ce sont surtout deux aspects plus profonds de son cinéma, devinables dès ses tous premiers films, qui se développent grandement sur ces deux dernières années. D’abord la recherche de réalisme, dans ces tournages en extérieur certes, mais surtout dans la direction d’acteur (notamment pour les drames), qui démarque fortement Alice Guy de la concurrence – une obsession qui culminera en ces grands panneaux “Be Natural” affichés sur les plateaux de sa période américaine, à l’intention des figurants.

Et ensuite, en contradiction stimulante avec cette recherche vériste, l’épanouissement dans ses films d’une fantaisie crue, marquée par un goût joyeux du bizarre, et dont la loufoquerie est souvent teintée de sexualité. C’est bien sûr le fait du trouble genré qu’affectionne la cinéaste, multipliant les travestissements à l’écran sans que le film n’en prenne acte, comme si de rien n’était9, dans des inversions parfois justifiées (pour les films à cascades), et parfois pas du tout (Le Secret de l’homme singe). Mais la sexualité est aussi dans son cinéma une pulsion “primaire”, comme le dirait un psychanalyste de la petite enfance : c’est Madame a des envies qui doit tout porter à sa bouche, c’est Une femme collante objectifiée et dont la langue doit servir à un monsieur lubrique, c’est la frénésie du Frotteur qui tourne son boulot en une forme de transe, c’est le matelas marital qui prend vie et devient intenable…

Le plaisir en plan rapproché (Madame a des envies, 1906)

Cette énergie plus ou moins sexuée qui émane des personnages va finir par contaminer la forme des films eux-mêmes. C’est l’une des évolutions les plus lisibles de ces deux dernières années chez Gaumont : la façon dont cette énergie pulsionnelle va finir par déborder, la petite folie personnelle d’un individu se transmettant rapidement aux autres, façon contagion sociale (Le Piano irrésistible, La Course à la saucisse), ou comme une onde de choc (Le Frotteur, Le Lit à Roulettes), pour aboutir au chaos. Le corps social semble alors pris d’une forme de manie, délaissant peu à peu le surmoi des conventions pour dégénérer… Cette hystérie, qui déforme peu à peu le jeu naturaliste prisé par la cinéaste, a un devenir lisible dans sa carrière française tardive : celui du slapstick. Je ne sais pas à quel point le genre est déjà populaire et codifié en 1906, mais il est troublant de le voir naturellement poindre de la filmographie d’Alice Guy, comme la suite logique du style et des obsessions de la cinéaste, que le genre n’aurait plus qu’à exagérer pour prendre forme.

Pas sûr néanmoins que cette subversion douce, ce chaos qui traverse les films, ait une dimension politique : à l’encontre d’une grande part du cinéma primitif, l’irrévérence chez Alice Guy n’est pas sociale. Le gendarme y est presque toujours un ami et un allié compréhensif qu’il faut aller chercher (ce sera plus encore le cas dans sa période américaine, où l’on retrouve de film en film le même bureau avec la même figure de commissaire calme écoutant le héros lui résumer l’intrigue, avant d’appeler ses hommes pour aller faire triompher le bien – on n’est pas loin du running gag). Si les films sont loin de se limiter à la bourgeoisie, les figures explicitement prolétaires (deux mendiants, un locataire chassé de son logement…) resteront rares dans sa filmographie française. Idem sur le plan historique : la Commune de Paris est évoquée de manière douteuse, avec ses insurrectionnels légitimement tués, ses officiers compréhensifs, et un récit qui par son héros assimile plus ou moins la révolution à un jeu d’enfants. Les deux seuls films édités d’Alice Guy clairement consacrés à un sujet politique seront américains (The Strike et The High Cost of Living, tous deux de 1912), et s’ils surprennent d’abord à peindre la lutte du côté des ouvriers sans les regarder de haut, le destin les punira bien vite de leur affront en se vengeant sur leurs familles (ouvriers qui finiront d’ailleurs par déclarer à leur patron dans The Strike qu’il est un « nice fellow after all », et qu’ils reprennent par conséquent le travail – résolution symptomatique de la légèreté de la pensée politique à l’œuvre).

Un mendiant viré d’un restaurant dans Le Billet de banque (1907), l’un des seuls films d’Alice Guy à investir le terrain de la satire sociale.

De la même manière, chercher une pensée féministe dans le propos des films mène vite à se cogner aux murs : hormis dans Les Résultats du féminisme (dont le sens final reste ambigu), et plus tard dans le maladroit Making an American Citizen, cette question existera moins en prises de position au sein des films que par l’existence-même de la carrière de la cinéaste, et par la présence à l’écran de personnages féminins plus mis en avant (jusque dans La Vie du Christ) et volontiers actifs, exprimant joyeusement leur désir quel qu’il soit.

Ces personnages féminins, la filmographie américaine n’aura pas toujours autant de facilité à les maintenir au premier plan – peut-être parce que le statut d’Alice Guy, et son indépendance, vont alors radicalement changer. Herbert Blaché arrive en effet à cette époque dans la vie de la cinéaste : venu d’Angleterre (il travaille à l’agence londonienne de Gaumont) afin de se familiariser avec les appareils avant de rejoindre l’Allemagne pour les y promouvoir, il finit par accompagner et assister Alice Guy dans ses déplacements (lui servant d’opérateur de fortune dans le Sud, puis de traducteur en Allemagne). La demande en mariage de cet Anglais plus jeune qu’elle laisse la cinéaste hésitante, et elle a raison : Gaumont prévoyait d’envoyer Blaché populariser le chronophone aux États-Unis, et dès mars 1907, trois jours seulement après leur mariage, Alice et son mari sont sur un bateau partant pour l’Amérique. Avant son départ, elle a réussi à convaincre Gaumont de la remplacer par Feuillade à la tête de la production10, plutôt que d’aller débaucher un cinéaste chez Pathé. Pour le reste, sur son paquebot, Alice Guy est alors persuadée, comme elle l’écrit elle-même, d’abandonner pour toujours son « beau métier » qu’elle aimait tant ; « la traversée fut lugubre ».

Alice Guy avant son mariage (1907)

 


Attention, les notules qui suivent spoilerisent allègrement les films ! Les titres soulignés correspondent aux films que j’ai personnellement trouvés les meilleurs. La numérotation correspond à celle du catalogue Gaumont (le film précédé d’un p correspond lui à la nomenclature des phonoscènes).


 
 
 
 

Effets de mer

1906 (#1389)

Vues de vagues s’affalant sur des rochers côtiers.

Comme son titre l’indique, le but recherché n’est pas documentaire (ce sont des fragments de décor, on ne sait même pas où l’on est), mais relève du simple plaisir de la captation du mouvement – cette marotte touchante du cinéma premier, fasciné par le frémissement des choses. Ce plaisir à voir “vivre” les éléments est surtout sensible dans le premier et le dernier plan, mettant en valeur les vagues et ses contrastes avec la roche sombre (rappelant d’ailleurs l’une des toutes premières vues d’Alice Guy, Baignade dans le torrent). Le long plan central, plus large, est moins efficace à tirer un plaisir visuel de son long panoramique.

 
 

La Vie du Christ

1906 (#1411)



La vie du Christ relatée en 25 tableaux… (aussi titré La Naissance, la Vie et la Mort du Christ)

Peut-être parce qu’il s’agit d’une superproduction, cette série de tableaux (qui fut d’abord à tort attribuée à Jasset, en fait assistant en charge des figurants et des extérieurs) laisse moins que d’habitude entrapercevoir la personnalité d’Alice Guy : pas de fantaisie crue ici, mais un sérieux de pape détonnant fortement au sein de sa filmographie. Sans doute la charge politique implicite de ce film, réalisé en plein débats sur la séparation de l’Église et de l’État, n’y est pas étrangère (personne en ce temps n’aurait de toute façon conçu un autre ton que celui de la messe pour un tel sujet) ; le fait de partir d’un référent à l’imagerie millénaire, écrasante, et déjà sur-codifiée (avec pour dernière pierre la Bible illustrée de Tissot, qui connaissait alors une grande popularité, et que Guy avait découverte à l’exposition universelle de 190011) implique aussi un certain nombre de normes…

Reste que La Vie du Christ met exceptionnellement en valeur les traits stylistiques de la cinéaste, et par extension ceux de la maison Gaumont : à savoir le goût du soin et de la finition, un naturalisme de jeu, et surtout l’excellence des cadres. Un passage comme celui de la Nativité, où une foule innombrable défile autour d’un bébé restant toujours présent à l’image, montre bien combien la science des compositions pallie l’absence d’enjeu et d’évolution dramatique au sein du plan, permettant de faire tenir et durer ceux-ci plus que de raison.

Blockbuster oblige, le surpeuplement de l’image en figurants fait partie du cahier des charges, et en gâche parfois la lisibilité (c’est le cas pour le tableau de La Crucifixion notamment) : les corps forment souvent une foule brouillonne que les Romains et les fenêtres au mur tentent vainement de contenir, entravant plus les lignes de force du plan qu’ils ne les soulignent. C’est au point que le film doit parfois user de jump cut avant l’heure (La Nativité) pour y inclure tout le monde…

Malgré ce problème, la qualité des compositions, et leur capacité à fonctionner pour différents moments d’un même plan, n’ont jamais été aussi remarquables qu’ici  : jeux entre différents pans de la profondeur (Le Reniement de Saint Pierre), mobilisation des diagonales et soudaine apparition de lignes (Le Chargement de la croix), éléments élus par les reconfigurations de la foule alentour (Le Miracle de la fille de Jaïre), séparation du plan en deux (Le Sommeil de Jésus), investissement de la hauteur (Les Rameaux, La Flagellation, Ecce homo), corps dispersés et immobiles qui soudain s’animent (La Veillée), panoramiques faisant apparaître deux compositions au sein du même décor (Jésus devant Caïphe, La Montée au Golgotha), jeux de lumière entre avant-plans sombres et arrière-plans illuminés (Marie Madeleine lave les pieds de Jésus)…

La rigueur et l’extrême solidité de ces constructions d’image confèrent à l’ensemble un parfum majestueux, laissant au spectateur un sentiment extrêmement “architecturé” de par ces décors 3D à la configuration enchevêtrée, où le cœur de l’action se scrute parfois tout au fond du plan (Saint Véronique, Le Reniement de Saint Pierre). Au milieu de ces tableaux surcomposés, le seul plan proche (Saint Véronique), dédié au suaire, crée un effet de rupture assez saisissant, comme on ferait élection du moment qui pour la cinéaste compte ; et l’articulation de trois plans enchaînés en quasi-montage, dans le segment final (La Résurrection), semble soudain libérer les tableaux de leur autonomie cloîtrée, faisant in extremis circuler l’air et le mouvement, en un curieux sentiment de résolution.

Enfin, même si les devoirs de “l’adaptation officielle” prennent ici le pas sur toute autre forme de point de vue et de personnalité, on peut tout de même noter une capacité, parfois, à s’extirper de l’imagerie attendue. La Cène, plutôt que de s’aligner sur le canon du tableau de De Vinci, opte pour une profondeur (table oblique, spectateur de dos), entourant une tablée vue comme de loin, aux petits personnages écrasés sous les énormes colonnades de la moitié haute et vide du plan, restituant l’importance écrasante du moment autrement… On peut aussi citer ce mont des Oliviers recréé à Fontainebleau (pour des raisons pratiques, on s’en doute), renouvelant l’imagerie finale de la Passion en un entrelacs forestier et rocheux. Hasard ou pas, enfin, le meilleur tableau du film (Le Sommeil du Christ) est le seul à ne pas être adapté d’un passage de la Bible : bénéficiant enfin de vide et n’ayant plus à dénombrer les différents personnages bibliques venus pointer à l’écran, il peut laisser libre cours à la lisibilité d’une belle idée.

 
 

Une course d’obstacle

1906 (#1442)

À l’occasion d’une fête de village, le Maire harangue la foule du haut de l’estrade où il est juché…

Succession des plans en proto-montage, mouvements dans la profondeur : avec ce film, l’évolution du langage cinématographique chez Gaumont commence à se faire ressentir. Les qualités et défauts d’Alice Guy restent pourtant les mêmes. Côté pile, un talent de la composition toujours frappant : le premier plan surtout est remarquable, avec ses personnages agglutinés de dos nous focalisant sur l’orateur, puis qui recréent un nouveau plan en nous faisant face, avant de soudain partir à la conquête de la profondeur (à savoir vers nous) : en quelques secondes, un plan pensé en 2D se transforme en plan pensé en 3D. Côté face, toujours les mêmes carences narratives : si les gags de la course sont pour certains réussis, il n’y a pas vraiment de tentative de construire une progression claire (de plus en plus absurde, ou de plus en plus violente) au sein de chaque tableau. Même problème entre les tableaux eux-mêmes, enchaînement tout aussi dépourvu de narration, puisque le dernier plan ne propose rien de particulier pour faire final… Comme souvent, le potentiel du film s’en retrouve comme frustré.

 
 

Le Fils du garde-chasse

1906 (#1494)

Le fils aîné du garde-chasse est fier du métier de son père. Mais celui-ci doit brider son enthousiasme, et lui interdit de le suivre dans sa tournée…

Un autre film de course-poursuite (lui aussi tourné en extérieurs, dans les mêmes décors que ceux de La Vie du Christ semble-t-il), qui semble encore faire grandir le cinéma d’Alice Guy de dix ans : les tableaux s’enchaînent cette fois à une vitesse folle, jouant alternativement des profils ou de la profondeur, impliquant le hors-champ (le fossé qu’on observe)… Le plus beau reste l’onirisme diffus qui habille le film, via cette course d’enfant sur fond d’immenses paysages rocheux s’étendant au loin derrière lui, conférant à son drame personnel une ampleur inattendue, comme une série d’images mentales. Dommage que l’ensemble brille surtout durant ces deux scènes de course : s’il bénéficie du jeu naturaliste de son jeune comédien, et des leviers dramatiques élémentaires d’un récit de vengeance, le film ébauche à peine la situation et ses implications narratives, laissant une impression de surface (jusqu’au dénouement meurtrier qui ne semble pas avoir plus de répercussions que cela, les gendarmes rejoignant le gamin sans plus de formalités).

 
 

Madame a des envies

1906 (#1517)

Une femme enceinte souffre de fringales lors d’une promenade avec son mari…

Ce film emblématique d’Alice Guy, vu dans le contexte chronologique de sa filmographie, se présente d’abord comme une synthèse de plusieurs tendances l’ayant traversée (la maternité et le bébé dans les choux, la fantaisie bizarroïde et crue, les personnages féminins sûrs de ce qu’ils veulent…). S’y ajoutent les récentes innovations (les extérieurs, la forme en course-poursuite, la profondeur), et une progression dramatique enfin bien détourée (en l’occurrence, une progression en absurde, via le hareng du mendiant), avec un vrai final à la clé. Ce qui fait le meilleur du film, cependant, c’est la manière dont son innovation principale (ce gros plan abstrait à chaque aliment essayé) vient incarner ce qui était jusqu’alors latent dans le cinéma d’Alice Guy, à savoir son penchant pulsionnel et sa lubricité joyeuse (cinquante nuances de plaisir oral, formulées avec une joie innocente et quasi-enfantine). Dans cette mise en scène boute-en-train du plaisir, la personnalité de la cinéaste semble, enfin, pouvoir pleinement se déployer.

À noter qu’à la revision, la parenté de ce film avec Madame Babylas aime les animaux (Alfred Machin, 1911), que ce soit par cette dame fantasque aux désirs incongrus ou ces sous-entendus graveleux, jusqu’à sa figure de mari dépassé, m’a vraiment frappé : je ne serais pas surpris qu’il y ait entre les deux films un lien d’héritage conscient.

 
 

Une femme collante

1906 (#1544)

Dans une bureau de poste, une dame se sert de sa domestique pour coller ses timbres…

Une femme collante pousse plus loin la bizarrerie lubrique de Madame à des envies, et plus explicitement (puisque le monsieur présent ne fait aucune ambiguïté de la lecture sexuelle qu’il a de ce tableau absurde d’objectification domestique et de langue tendue) : c’est peut-être le film d’Alice Guy le plus au clair sur les ressorts sexués et le regard malicieux qui sous-tendent tous ses autres courts. Le rythme et la composition du plan sont assez flottants12, empêchant à cette comédie de prendre de l’ampleur ; mais le film offre au change, notamment dans ce final qui retourne l’agression sexuelle (cachée) pour la désigner aux yeux de tout le monde (le geste figé dans le moment de l’agression, et longuement affiché publiquement), jusqu’à ce dénouement absurde (moment subliminal de la domestique à moustache regardant apeurée sa maîtresse, qui semble prête à la réprimander d’avoir désormais une moustache, comme si cette conséquence était tout à fait logique).

 
 

La Marâtre

1906 (#1547)

Une marâtre a pris en grippe son beau-fils, n’ayant d’égards que pour sa propre enfant…

Un drame, chez Alice Guy, semble toujours un peu à contre-courant du style, ou du moins tamiser ce qui constitue sa touche personnelle (qui trouve seulement écho ici dans le côté bizarrement direct, sans chichis, de la cruauté façon Zola que subit l’enfant). Le manque de clarté entre les trois premiers tableaux (un plan heureux, un plan malheureux, un insert qui évoque un flashback sans l’être), n’aide pas non plus réellement – même si l’édition DVD est à questionner, les fondus au noir entre plans n’étant manifestement pas d’époque. Bref, le film n’est pas déshonorant, et comme toujours étonnamment bien joué au vu des standards d’alors, mais il reste assez manichéen et oubliable.

 
 

Une histoire roulante

1906 (#1548)

Un clochard a élu domicile dans un tonneau en haut d’une pente herbue. Un camarade de passage en profite pour lui jouer un tour…

De la profondeur (dans le premier plan notamment) et une grande variété d’angles, un enchaînement de plans relevant presque du montage articulatoire, une variation rapide des tableaux… Le cinéma d’Alice Guy continue l’évolution de sa grammaire. Un peu au détriment de la réalisation, cela dit : le film, peu soigneux dans ses effets, enchaîne souvent trop vite les situations, chacune trop esquissée pour qu’on puisse bien en profiter. L’ensemble emporte un peu le morceau à force d’énergie – cette énergie de plus en plus loufoque, inarrêtable, qui continue à contaminer les derniers films français d’Alice Guy.

 
 

Le Matelas épileptique

Co-réalisé avec Romeo Bosetti
1906 (#1550)

Alors qu’une cardeuse a un moment d’innatention, un ivrogne vient se loger à l’intérieur du matelas qu’elle répare. Elle finit de le recoudre, sans s’être apperçue de rien… (aussi titré Le Matelas alcoolique)

Il est assez intriguant de voir, de film en film, l’énergie un peu folle du cinéma d’Alice Guy augmenter, se répandre et dégénérer comme un cancer, pour en arriver à une certaine forme de violence. Avec ce film, ce trait personnel de son cinéma (cette énergie vitale, joueuse, lubrique) semble avoir achevé sa mue vers le splastick (notamment sous l’influence de Romeo Bosetti, auquel le film est co-attribué) : violence comique absurde, douleur et chocs, martyre d’un corps tombé au mauvais endroit et au mauvais moment – jusqu’à ce final où l’héroïne n’arrive plus à retenir ses coups.

Étonnamment abouti vis-à-vis du genre tel qu’on le connaîtra chez Keaton ou d’autres dans les années 20, le film fait une vraie trouvaille burlesque en ce matelas vivant qui semble fuir, paniqué, comme une extension absurde de l’impression courante que procure un objet si encombrant qu’il semble faire exprès de glisser ou de tomber – le tout coloré par la dimension pulsionnelle du cinéma d’Alice Guy, toujours implicitement teinté de sexualité (ce n’est peut-être pas un hasard de voir cet objet conjugal, cet objet d’intimité qui décidément ne veut pas se taire, constamment gêner le personnage en se manifestant en public13). Romeo Bosetti, qui joue le personnage principal féminin (en raison des cascades, mais il n’empêche : c’est un trouble sexué de plus à l’image), ajoute de par son visage grimé une couche bizarrement aigre et pincée à ce court déjà nerveux et volontiers sadique (image de la cardeuse battant le matelas – et donc l’ivrogne – avec frénésie).

Bref, c’est une vraie réussite, qui est aussi l’occasion, pour la première fois et subrepticement, d’une authentique pensée de montage articulatoire par l’intermédiaire d’un raccord regard (avant d’aller boire, l’héroïne se retourne pour vérifier que son matelas est bien là, ce à quoi l’image répond en contrechamp).

 
 

Le Noël de monsieur le curé

1906 (#1557)

Alors que Noël approche, les finances sont au plus bas : un curé rend visite à ses paroissiens pour leur demander leur aide, afin de monter une modeste crèche pour l’église…

Un conte de noël chrétien, compassé et sans grand intérêt, représentatif semble-t-il des “films de miracles” qu’Alice Guy produisait en nombre, mais dont il nous reste peu d’exemples. Comme trop souvent encore chez la cinéaste, la compréhension est parfois confuse (il m’a personnellement fallu attendre le troisième tableau pour enfin comprendre que le prêtre cherchait à constituer une crèche de noël). Reste le soin des compositions évidées, et un jeu d’acteur très équilibré – mais au vu du talent et de l’énergie qu’Alice Guy propose parallèlement dans ses comédies la même année, ce film fait pâle figure.

 
 

La Vérite sur l’homme-singe

1906 (#1570)

Un homme chauve consulte un conseiller capillaire, qui lui recommande une nouvelle lotion…

Ce court répond a priori à toutes les marottes du cinéma d’Alice Guy : un postulat fantaisiste, une montée en absurde, des pulsions sous-jacentes délirant en une violente énergie… Pourtant, assez inexplicablement, ce film-ci glisse sur l’œil, comme si trop peu d’intérêt avait présidé à sa conception (fadeur de la plupart des compositions visuelles, changements expédiés de lieux et de personnages).

Les deux choses qui retiennent l’attention, en fait, sont des considérations externes à la qualité du film lui-même. Tout d’abord, l’inauguration du premier plan rapproché récurrent (et avec lui, du premier montage alterné) de la carrière d’Alice Guy, décidément en avance sur le plan du langage (ce plan leitmotiv, fonctionnant comme un refrain, me semble en fait même assez moderne vis-à-vis de la décennie qui suivra).

Et ensuite, le malaise traînant de voir ce maquillage de singe évoquer si fort un blackface, d’autant plus dans ce costume avec lequel le personnage s’exhibe sur scène. Ce n’est pas tant le blackface lui-même (l’époque est ce qu’elle est) qui grince, que la manière dont il est ici évoqué à travers un comportement animal, celui d’un singe qui cherche des poux et balance des trucs sur scène – suggérant à mi-mot qu’un homme noir qu’on laisse performer au théâtre ne serait qu’un primate à qui on aurait mis un costume, et qu’on essaierait en vain de faire passer pour civilisé… Volontairement ou non, ce collage fait autant la singularité du film qu’il ne le rend violent et peu aimable.

 
 

Les Résultats du féminisme

1906 (#1573)

Les rôles sont désormais inversés : les hommes se comportent en femmes et les femmes en hommes…

On s’amuse d’abord à imaginer ce qu’un pitch pareil, et ce titre façon café du commerce (« moi j’vous dis, à notre époque sans repères, les hommes vont finir par devenir des femmes ! ») peut provoquer de dissonance cognitive chez les cinéphiles voulant mordicus voir en Alice Guy une cinéaste féministe (sans compter les ressorts d’un humour qui, dès le premier plan, consiste à moquer une gestuelle efféminée…). Ce postulat n’est d’ailleurs pas si rare dans le cinéma premier, qui fut contemporain des suffragettes, résultant souvent en des comédies misogynes.

Pourtant, l’honnêteté pousse à constater que le film n’est pas ça, pas du tout même : ce n’est pas le tableau d’un monde que le progressisme aurait fait virer au chaos. Le monde de ce court-métrage est bien un “ordre” tout à fait opérant, il est juste inversé : par cette exagération, il vise surtout à caricaturer les comportements habituels des hommes (quand bien même ils sont joués par des femmes), et dans une moindre mesure ceux des femmes (quand bien même elles sont jouées par des hommes) – l’inversion des genres n’étant ici qu’un moyen de mettre en lumière ce qui habituellement glisse sur l’œil. Le film, à travers ces femmes, peint alors surtout le ridicule des comportements masculins, de ces cartes de duel qu’on se jette à la gueule à cette paresse entendue pendant que l’autre sexe bosse, jusqu’à ces bars où l’on se retrouve à beugler dans un entre-soi satisfait (sans compter les diverses “insistances” sexuelles)…

Si le monde féminin est aussi gentiment moqué (ces attroupements progressifs pour papoter avec chacune deux enfants dans les mains, qui finissent par congestionner la rue), le court en vient surtout à constater combien la situation n’est plus tenable. Ainsi, la fin du film (apparemment imposée par Léon Gaumont), qui sur le papier est un retour dans le rang et à l’ordre des choses (les hommes reprennent leur “juste place”), peut aussi se lire comme un constat logique : les femmes du monde réel devraient, elles aussi, se révolter.

La force du film, néanmoins, est de ne pas être un pensum ni une démonstration, l’inventivité à l’image semblant d’abord prendre du plaisir, loin des considérations politiques qui la travaillent : la filmographie d’Alice Guy a toujours été intéressée par le trouble dans le genre, et c’est d’abord cela, ludiquement, que ce court-métrage investit (il est manifeste que les acteurs et actrices, témoignant tous d’un souci du détail-qui-tue, s’en donnent à cœur joie ; et le plaisir du film à multiplier les renversements jusqu’à plus soif, jusque dans l’arrière-plan de l’action, est communicatif).

 
 

La Hiérarchie dans l’amour

1907 (#1545)

Une femme, portant un panier en osier traverse un jardin public. Elle croise un soldat, qui lui propose de la soulager de son fardeau. Ils n’ont pas le temps de faire trois pas qu’ils croisent un sous-officier…

Bizarrement présenté sur le blu-ray en format large (ratio pourtant inexistant à l’époque), ce petit film satirique aux Buttes Chaumont peine à se trouver une vraie fin (le jeu d’échange de partenaires se terminant au plus gradé et au plus vieux des officiers, sans plus de conclusion – à moins qu’il ne faille voir dans l’âge avancé de ce dernier un gag en soi). Les automatismes hiérarchiques ancrés chez les soldats, hiérarchie qu’ils admettent sans sourciller (sans sembler même voir le mauvais tour évident qu’on leur joue), restent le plus amusant – notamment dans ce passage comique bizarre autour d’une pissotière, objet cru investissant soudain le cadre romantique du parc, avec cette tête d’officier prête au garde-à-vous qui en dépasse, toute prompte à obéir aux ordres en pissant.

 
 

La Course à la saucisse

1907 (#1587)

Un caniche s’empare d’une saucisse à la devanture d’une épicerie. Il est aussitôt poursuivi…

Encore un film où une folie douce déborde, grossit, contamine le corps social, pour finir en une traînée de chaos et de violence slapstick. Plutôt drôle par la façon de plus en plus désordonnée dont les corps débarquent dans chaque plan (en roulant, en cassant quelque chose…), ce film efficace a pour défaut de ne pas très bien dessiner ce chaos (et donc sa progression) : à la chorégraphie du désastre, Alice Guy semble avoir préféré une sorte de chaos réel, laissant les acteurs se lancer les uns contre les autres, pariant sur l’énergie grandissante qui en ressortira.

Cette caution du réel, c’est ce que le film a de meilleur (voir le passage du train, et son frisson du risque), mais c’est aussi ce qui l’empêche de bien exploiter chaque situation (que ce soit l’homme au cerceau ou le chasseur, aucun personnage n’exploitera réellement ce qu’il a dans la main, chaque tableau ressemblera au précédent) : un problème d’évolution dramatique, qui perdurera jusqu’au final (où rien n’explique pourquoi c’est cette fois-ci, et pas une autre, que tout le monde va s’arrêter pour bouffer les saucisses).

À noter, dans ce film désormais rompu aux logiques du montage et de la profondeur, deux plans qui tranchent assez franchement. Le premier, c’est le gros plan du chien, posé en piédestal abstrait (tel le coq dans un autre film d’Alice Guy), comme on présenterait la mascotte victorieuse du film. Le second, c’est cette apparition éclair d’un tableau “à l’ancienne”, lors du passage dans une maison : le plan devient soudain 2D, strictement frontal, les personnages s’y enchaînant un par un comme pour laisser au public le plaisir de les lister (dans un passage possiblement inspiré du Tom Tom The Piper’s Son de Bitzer). Bref, cette visite-surprise, dans le film, d’une logique de mise en scène qui semble déjà venir des âges passés, souligne l’évolution supersonique qu’a vécu le cinéma d’Alice Guy en deux ans, et renforce l’hypothèse des tournages en extérieurs comme probable levier ayant déverrouillé, chez la cinéaste, les angles et la profondeur.

 
 

Le Billet de banque

Co-réalisé avec Louis Feuillade
1907 (#1616)

Un clochard met en déroute deux voyous qui agressaient un couple bourgeois. En guise de récompense, l’homme lui offre un gros billet de banque…

Ce court comique est très correctement mené, quoique sans génie (les compositions sont pauvres, et la platitude de certains décors, comme celui du bord d’eau, n’aide pas à donner au film du caractère). Faisant comme miroir à La Charité du prestidigitateur tourné deux ans plus tôt, ce film semble socialement un peu plus conscient : qu’importe l’habit semble-t-il dire, qu’importe les moyens, un pauvre restera un pauvre, et gare à celui qui veut traverser cette ligne. Le chef de police très compréhensif fait que la charge possiblement subversive du récit ne va pas plus loin – mais ce n’a de toute façon jamais été sur ce plan-là (celui du politique et des conditions sociales) que la cinéaste savait faire office de poil à gratter.

 
 

Le Bonnet à poil

1907 (#1633) 14

La cuisinière d’une maison bourgeoise attend avec impatience une visite galante…

Je serais bien incapable d’argumenter le plaisir pris devant ce film simplissime, et complètement anachronique au vu des autres réalisations d’Alice Guy en 1906-1907 : plan très large et frontal épousant les murs de la pièce, tableau unique pour tout le film, murs et meubles en carton qui tremblent quand on les frôle… Ce court semble tout droit sorti de l’année 1900 – et tout porterait à le croire s’il ne durait 5 mn (une durée il me semble un peu longue pour ce que pouvait alors enregistrer une prise unique). Sur un pur argument de vaudeville, le film est plaisant pour son absurdité latente (toujours la meilleure qualité d’Alice Guy), pour son exploitation visuelle maniaque de l’espace dans toute sa verticalité, ou encore pour ses jeux de face à face (entre les deux évènements advenant de part et d’autre de la pièce, et entre les deux couples et leurs deux classes sociales se faisant miroir).

 
 

Le Frotteur

1907 (#1648)

Un cireur de parquet met un peu trop d’ardeur à l’ouvrage…

Un autre exemple sympathique de ces montées en absurde et en énergie, façon maladie contagieuse, qui traversaient les derniers films français d’Alice Guy. Le Frotteur n’est pas le seul cas existant de ces “comédies de gens passant à travers le plafond”, mais il tire son épingle du jeu par son côté pulsionnel et névrosé (le frottage maniaque), par son absurdité lunaire (l’employé enthousiaste qui commence immédiatement à envoyer valdinguer les meubles, la bonne se montrant satisfaite du résultat au milieu d’une pièce déjà à moitié détruite…), et pour son accélération finale. Tout juste le rythme du film patine-t-il un peu dans ce moment moins inspiré où il montre ses acteurs glisser un nombre incalculable de fois.

 
 

Une héroïne de quatre ans

Co-réalisé avec Louis Feuillade
1907 (#1664)

Une petite fille et sa gouvernante vont se promener au parc. Lorsque la seconde s’assoupit sur un banc, la fillette part en promenade…

Retour aux Buttes Chaumont avec ce film correct mais assez ronflant, qui ajoute cela dit une figure de plus aux personnages féminins volontaires d’Alice Guy. L’ensemble ne présente pas grand intérêt, sans doute aussi parce qu’il repose sur une pensée conformiste un peu gnangnan (valeureuse petite bourge qui va prévenir les flics et qui réprime sa gouvernante), en faisant son beurre sur un capital “mignon” des plus irritants… Seul le plan du train aux poivrots, très bien pensé et construit, mérite qu’on s’attarde sur ce film.

 
 

Le Lit à roulettes

1907 (#1665)

Un homme est expulsé de son logement pour défaut de paiement. Il emporte avec lui son lit, qui est sur roulettes…

L’idée du film, qui semble sortir de l’imagination d’un enfant (« on dirait que je voyagerais dans mon lit comme Little Nemo  »), est pleine de promesses ; l’exécution est malheureusement assez brouillonne, peu construite (pas vraiment de progression dans la catastrophe, ni de fin à proprement parler), ne faisant que répéter en boucle la même situation. Un passage curieux, où de jeunes gens se mettent en tête de voler des meubles de la façon la plus bizarroïde qui soit, semble dessiner les contours d’un projet plus motivant où le monde rencontré, sur la route, se révélerait aussi absurde et lunaire que l’est l’initiative de son personnage principal – mais cette idée restera un cas isolé.

 
 

La Glu

1907 (#1666)

Un braconnier enduit de glu des baguettes qu’il dispose dans un arbre, mais fuit à la vue d’un garde-chasse. Un garçon récupère le pot de colle…

Comme pour les deux films précédents (la numérotation se suit directement, suggérant trois tournages à la suite), cette comédie en extérieurs repose sur une bonne idée burlesque, mais à l’application trop pépère. Il y a pourtant un potentiel quasi abstrait dans ces corps soudain figés sur place, arrêtés, positionnés aléatoirement dans le décor en créant d’étranges sculptures paniquées – ce dont le film profite très peu. Alice Guy au contraire disperse les interventions du garçon, ne trouvant pas toujours les angles les plus lisibles (les femmes au banc, bloquées sur l’escalier, permettent certes la blague potache de deux dames du monde nous montrant leur postérieur, mais nous dissimulent en cela leur réaction), sans parler de la non-fin assez aléatoire… Bref, un beau potentiel gâché.

 
 

Le Piano irrésistible

1907 (#1670)

Un pianiste envoûte avec sa musique tous ceux qui entendent de son instrument…

Encore un film de folie douce qui se répand peu à peu alentour, réunissant toutes les strates de la société (bourgeois et domestiques, tous à égalité comme dans une danse macabre), pour finir par déchaîner une forme de chaos – l’état de la copie fait qu’on ne voit pas exactement ce qui pousse le pianiste à arrêter de jouer, mais le fait que la foule qui voulait d’abord le faire cesser le remette de force à son piano, comme désormais addict, est assez parlant… Ce n’est pas le seul film de contagion rythmique à investir le cinéma premier (Feuillade tournera aussi Le Bous Bous Mie en 1909), faisant comme écho à ces épidémies dansantes du Moyen-Âge. On retient à ce titre l’apparence étrange du pianiste lui-même, quelque part entre la figure lunaire de l’étourdi ne se rendant compte des catastrophes qu’il provoque, et celle du sorcier plus inquiétant (ces cheveux, ce maquillage) qui jette un sort à la ville, tel le joueur de flûte de Hamelin. Le film se montre amusant dans la pièce principale où les corps peu à peu s’agglutinent et se cognent, mais ne propose pas grand-chose de plus que la stricte application de son pitch dans les autres appartements qui, les uns après les autres, entendent l’air de piano, sans spécialement y réagir d’une manière propre à chaque espace.

 
 

Sur la barricade

Parfois attribué à Etienne Arnaud 15
1907 (#1679)

Un jeune garçon, sorti pour aller aux provisions, est pris dans une embuscade opposant révolutionnaires et soldats… (aussi titré L’Enfant sur la barricade)

La musique que le DVD Gaumont réserve à ce film est une musique pathétique, et le titre qui renvoie à Victor Hugo, tout comme le sujet et son référent historique, ou encore le jeu des comédiens (pleurs, dernier baiser avant séparation…), semblent en effet s’y prêter. Mais à vrai dire, j’ai du mal à ne pas voir aussi ce film comme une comédie, tant les comportements y sont bizarres : l’enfant qui se soucie plus de ramener ses provisions que d’être abattu, l’officier qui laisse faire comme si c’était logique, le garçon qui revient sagement pour être fusillé comme un gamin poli qui obéit aux adultes… Il y a dans ce mélange entre le réalisme du contexte et la logique enfantine des comportements quelque chose d’assez stimulant et de bizarre, de gentiment absurde, comme si le jeune ado vivait la réalité de la guerre civile qui l’entoure comme un de ses conflits de cour d’école, où l’on “jouerait à la guerre”, sans bien se rendre compte de ce qu’elle implique ; et comme si tout le monde trouvait cela normal, faisant de la mère le seul personnage lucide du récit.

Quelle que soit la façon dont on le reçoit, le film bénéfice en tout cas des compétences accumulées chez Gaumont, alors que la carrière française d’Alice Guy arrive à son terme16 : vitesse et efficacité des scènes d’action jouant sur le hors-champ, parfaite gestion et scénographie des figurants, jeux d’arrière-plan (les silhouettes à la fenêtre au début), décors réduits à l’essentiel… Sauf erreur de ma part, c’est aussi le premier film d’Alice Guy (dans ceux édités, en tout cas), qui s’appuie sur des intertitres de dialogues, et non plus seulement sur des cartons de situation ou sur le mime – dernière pierre posée à la conquête du jeu d’acteur naturaliste qui a traversé toute sa période Gaumont.

 
 

Alice Guy tourne une phonoscène

1907 (#nc)

Enregistrement du tournage d’une phonoscène par Alice Guy et ses assistants.

Même s’il est un peu bizarre d’émettre une appréciation critique sur ce qui n’est a priori qu’un film publicitaire en forme de making-of (quand bien même c’est probablement le premier de l’histoire du cinéma), la qualité ce petit film y pousse. Il est soigné au point qu’on se demande s’il n’est pas totalement mis en scène et recomposé pour l’occasion : la composition, dont la fermeté rappelle les cadres des films d’Alice Guy eux-mêmes, joue d’un très beau contre-jour, qui met paradoxalement toute l’attention sur la petite silhouette centrale de la cinéaste qui nous fait dos, plutôt que sur la danse illuminée qu’elle fait filmer – jusqu’à ce regard caméra qu’elle nous porte, comme pour mettre un point final au fait qu’on n’observait qu’elle (mouvement qui atteste, plus concrètement, du fait qu’elle dirigeait aussi ce making-of : c’est vers son opérateur qu’elle se tourne). Le contraste entre l’immense machinerie lumineuse ou sonore, et les petits corps qui s’agitent, achève de mythologiser le tournage en plateau… Bref, aussi plates que soient la plupart des phonoscènes, ce making-of, qui est leur envers, est un joli cadeau.

 
 

Le Ballon dirigeable « Le Patrie »

1907 (#nc)

Vues documentaires du dirigeable « Le Patrie » : sortie de son hangar, préparation du décollage…

Malgré sa dimension purement utilitaire de film d’actualité (et qui n’a a priori pas d’autre forme de prétention), cette courte bande documentaire retient l’œil pour ses images presque uniquement composées de contre-jours (un effet, peut-être, de la non-restauration du film ?). Les plans sont emplis de silhouettes noires de messieurs mêlés aux ombres des cordes tendues qui se recoupent. L’aller-retour entre les plans au sol et au ciel, et le montage rapide, semblent aussi étonnamment modernes.

 
 

Ce que c’est qu’un drapeau · Dona

1909 (#p635)

Phonoscène de la chanson éponyme.

Quel est le sens de ce film isolé daté de 1909 et attribué à Alice Guy17, deux ans après qu’elle soit partie aux USA – film par ailleurs absent des listes d’attribution pourtant très larges établies par Alison McMahan ? Mystère, mais il n’y a de toute façon pas grand-chose à en dire passé un changement visuel (la phonoscène étant cette fois filmée en gros plan, et en médaillon) : c’est une chanson patriotique niaise (pléonasme), et si le plan rapproché donne à voir plus d’expressions faciales, il ne permet plus de capturer quelconque gestuelle corporelle. Bref, c’est sans intérêt.

 
 

 
 

Notes

1 • À ce petit jeu, on pourrait dire que tous trois s’inspirent, du moins en partie, du Querelle de matelassières que Lumière réalisait huit ans plus tôt… Alice Guy, dans son autobiographie, fait une description détaillée et convaincante de ce qui lui donna l’inspiration pour le sujet de ce film, mais son témoignage sur la question ne peut valoir parole d’évangile – et même les dates de sortie, auxquelles je n’ai pas accès, ne pourraient rien prouver en ce que les “taupes” pouvaient circuler d’un tournage et d’un studio à l’autre. Le fait que la maison Pathé plagiait allègrement la production Gaumont sur toute la période semble, à en lire les écrits sur Alice Guy, une évidence ; il me faudrait néanmoins vérifier le travail historien de “l’autre bord”, pour être certain qu’il n’y a pas là un biais. Si vous voulez aller plus loin sur ce sujet, un méticuleux article de Jane M. Gaines pour le Woman Film Project a tenté de démêler cette complexe affaire de paternité (Alice and the Too Many Mattresses). Mais plus généralement, le plagiat généralisé dans le cinéma premier relève moins d’un scandale que d’un aspect systémique et esthétique de la période, rejouant avec bonheur les mêmes motifs à répétition.

2 • On retrouve là une logique semblable au célèbre plan final du Vol du grand rapide d’Edwin S. Porter (1903)  : le gros plan (ou plan rapproché) y est une attraction, un élément surprenant rattaché au film, et non l’un de ses rouages.

3 • L’ouvrage Gaumont, 90 ans de cinéma (1986), dans le chapitre de Noëlle Giret, reproduit une précieuse description du studio, parue en mars 1908 dans un numéro de Phono-ciné-revue : « La longueur de la salle est de 45 mètres, celle de la scène de 20 mètres et sa hauteur dépasse 34 mètres. Le plancher est établi pour supporter même une troupe d’éléphants ; une rampe en facilite l’accès aux voitures attelées ; des dispositions spéciales permettent tous les “trucs” nécessaires aux féeries. Le toit est couvert par des dalles de verre armé (…). Un ventilateur de 2 m 50 de diamètre assure en été une température normale dans cet immense atelier. En hiver un groupe électrogène à vapeur d’une puissance de 16500 Watts alimente, en dehors des lampes à vapeur de mercure, les arcs des chariots de lumière et de puissants projecteurs, pour permettre la prise de vues, même par temps couvert. La vapeur d’échappement s’écoule dans un aérocondenseur et l’air qui la traverse, chassé par le ventilateur, est utilisé pour chauffer le théâtre ; la vapeur est donc entièrement utilisée et aucune trace de buée ne peut intercepter la lumière ».

4 • Alice Guy l’évoque elle-même dans son autobiographie : « Les prises de vues à l’extérieur, dans les rues de Paris, furent des épreuves. Nous ne disposions pas comme aujourd’hui d’automobiles spécialement aménagées. Un ou deux fiacres nous emmenaient, mes figurants, Anatole [son opérateur] et moi à la location choisie. À peine avions-nous placé l’appareil et donné quelques explications aux artistes, que les badauds nous entouraient. Ils s’intéressaient fort à la caméra et souvent, lorsque Anatole sous son voile noir s’efforçait de faire la mise au point, il se trouvait face à face avec un curieux ou une mégère allant au marché qui passait devant l’appareil demandant à voix haute quels étaient ces saltimbanques qui encombraient la chaussée. C’était alors le tour des sergents de ville qui arrivaient pèlerine battante, vociférant des : circulez, circulez. Heureusement le préfet de police de l’époque, M. Lépine, à qui je contais mes aventures, me munit d’un permis qui non seulement ordonnait de me laisser travailler en paix, mais encore de me faciliter la tâche autant que possible ».

Alice Guy aimait-elle les extérieurs ? Le livre d’Emmanuelle Gaume (Alice Guy, la première femme cinéaste de l’histoire, 2015), et le film documentaire qu’elle en a tiré (Elle s’appelait Alice Guy, 2017) insistent sur le goût de la cinéaste pour les tournages dehors, présentés comme une composante logique des visées réalistes de son cinéma, et comme un moyen d’échapper au contrôle du studio pour retrouver liberté et autonomie. Ce livre, cependant, sorte d’autobiographie fictionnelle inventant des pensées à Alice Guy, ne cite pas ses sources pour ce passage précis ; il convient donc de rester prudent. Il semble néanmoins que la fréquence des tournages en extérieurs (qu’ils aient été recherchés ou contraints) constitue une singularité de la cinéaste et de l’esthétique Gaumont – le déplacement de toute une équipe à Fontainebleau pour le tournage de La Vie du Christ représente ainsi une date dans l’histoire des tournages hors studio (voir à ce sujet l’article Aux sources des tournages en décors naturels de Bernard Bastide, revue 1895, n°55).

5 • On notera d’ailleurs que le tournage en extérieurs permet le développement d’un genre, le film de course-poursuite (omniprésent chez Alice Guy en 1906-1907), qui par ses successions de personnages au sein d’un même plan, par ses répétitions, et plus tard par ses ébauches de montage alterné, aidera beaucoup au développement du découpage classique.

6 • Louis Feuillade réalise en effet quelques premiers films dès 1906, puis reprendra le poste de directeur de production de Gaumont au départ d’Alice Guy pour l’Amérique en 1907. Victorin Jasset, congédié pour ses rapports trop assidus (forcés ?) avec les figurantes, deviendra lui directeur artistique chez Éclair. Si l’on rajoute que Ferdinand Zecca est rapidement passé chez Gaumont (en 1904) avant d’être embauché chez Pathé, on arrive donc à cette situation inédite où les trois hommes dirigeant la production des trois plus grandes sociétés de production françaises (Pathé, Gaumont, et Éclair) à la fin des années 1900, ont tous trois appris leur métier sous la direction d’Alice Guy.

7 • Ces deux dernières années chez Gaumont sont en effet particulièrement remplies pour la cinéaste. Le début de l’année 1906 est occupé par une partie du tournage et par les finitions de La Vie du Christ, ainsi que par celles de certains de ses films espagnols – période pendant laquelle elle ne peut rien tourner d’autre. Puis, dans le temps court qui la sépare de son départ précoce pour les USA (mars 1907), elle fait deux voyages pour Gaumont (dont un de plusieurs semaines en Allemagne), et doit parallèlement tourner une centaine de phonoscènes…

8 • Un aspect qui sera bien sûr plus parlant dans les films de 15 minutes (et plus) de sa période américaine… Il m’est délicat ici de faire des suppositions, ayant du mal à me représenter l’évolution exacte de l’utilisation des intertitres au cours des années 1900-1910. Il est à noter en tout cas que cette rareté des cartons, chez Alice Guy, ne relève jamais d’une logique de performance (comme ce put être le cas dans les années 20, avec ce concours implicite entre réalisateurs cherchant à les limiter au maximum) : il n’y a pas ici de recherche de raccourci génial, le plan faisant souvent simplement appel au mime pour résumer les dialogues. Il semble que l’envie soit surtout de pouvoir laisser le temps à l’image de se développer, d’évoluer, de respirer. Cela sera encore plus flagrant dans ses films américains, qui s’allongent tout en laissant les intertitres rares, au point de causer quelques problèmes (puisque même les dialogues se retrouveront placés avant les plans, plutôt que de venir les couper au moment où le comédien parle, rendant la continuité un peu confuse et déstabilisante).

9Les Résultats du féminisme (1906) étant l’unique exception à cette règle dans la période française.

10 • L’estime, le respect et la sympathie mutuelle que se portaient Guy et Feuillade est un sujet récurrent des propos et des écrits d’Alice Guy – elle en parle comme d’un ami. D’où ma surprise de ne jamais voir Feuillade cité, ni par elle ni par les chercheurs, quand il est question des efforts acharnés qu’a fait Alice Guy à son retour en France en 1922 pour retrouver un travail dans l’industrie du cinéma, ou pour réhabiliter son nom. Il est vrai cependant que la fenêtre est courte : si Feuillade tourne encore jusqu’en 1924, sa carrière est alors en fort déclin, et il meurt dès l’année suivante.

11 • Si la cinéaste cite les images de Tissot comme son premier matériau de travail, il est intéressant de noter qu’à quelques exceptions près (La Crucifixion, surtout), le film n’adapte pas vraiment ces illustrations en “plans” qui en reprendraient la construction. Alice Guy en retient surtout une imagerie, celle des décors urbains pierreux et des foules aux corps trop nombreux qui s’y accumulent, se gênent, s’empilent et débordent.

12 • Il est à noter cela dit que même sur le blu-ray, le film est proposé dans une qualité basse, avec cadre oblique : il s’agit peut-être d’un paper print (je ne sais pas si cela existait chez Gaumont).

13 • Alison McMahan, dans son ouvrage, fait une rapide analyse du film en ce sens, un peu forcée dans ses conclusions psychanalytiques mais intéressante (« a woman must call upon half a dozen men in various public places as she wrestles with her runaway symbol of desire and domesticity »). Plus généralement, McMahan voit un agent du chaos social dans la figure de l’alcoolique chez Gaumont (« the irrepressible and destructive social elements usually found on the street »), rôle que reprend selon elle le braconnier dans les films sortis du décor urbain.

14 • À partir de ce film, l’attribution des films à Alice Guy est sujette à débat, comme l’argumente Maurice Gianati, en se basant sur les carnets de tournage d’Etienne Arnaud : « À la fin du mois de mars 1907, la numérotation des films de fiction est proche du n°1620 et du n°380 pour les phonoscènes. Si Alice Guy a bien quitté la France avant le 15 mars, il est peu vraisemblable que sa production puisse dépasser le n°1620 du catalogue ». Plusieurs chercheurs ont néanmoins noté qu’il est dangereux d’associer la numérotation des films des studios d’alors à un ordre chronologique de leurs tournages – n’ayant pu consulter les carnets d’Arnaud moi-même, j’invite donc à la prudence sur cette affirmation.

15 • Ce film a en effet été attribué à Étienne Arnaud par Maurice Gianati, sur la base des carnets de tournage de celui-ci (qui dateraient Le Piano irrésistible au mois de juillet 1907 au moins, et Sur la barricade au 12 août 1907, soit après le départ d’Alice Guy pour l’Amérique), ainsi que par une publication Gaumont de 2008 (Premières feuilles de la marguerite, Musée Gaumont). Ce que contestent néanmoins d’autres recensions du film (McMahan, Cinémathèque française), qui l’attribuent à Alice Guy… ainsi que le coffret DVD Gaumont lui-même, qui l’a inclus parmi les courts qu’il propose de la cinéaste.

16 • À en croire la recension effectuée par McMahan à partir de la numérotation Gaumont, c’est en effet le dernier film qu’elle dirige pour le studio français. Le numéro 1680 (Les Souliers Blancs) aurait en effet été écrit par Feuillade et dirigé Roméo Bosetti, et les films réalisés sous la supervision d’Alice Guy en France s’arrêtent ici.

17 • Du moins est-il présent dans le coffret blu-ray Kino consacré à la cinéaste ; ce coffret cependant se montre excessivement prudent quant aux films qu’il attribue directement à la réalisatrice (y compris pour ceux que la recherche a confirmé comme étant de sa main), et conçoit donc peut-être cette vue comme un simple complément, au sens où il perpétue la technique dont Alice Guy avait réalisé les principaux films.

• Toutes les citations d’Alice Guy non sourcées, dans l’article, proviennent de son autobiographie.

 

I / Premières années (1886-1905)
II / L’âge d’or chez Gaumont (1906-1907)
 

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