Rat Trap Adoor Gopalakrishnan / 1981

Unni, le dernier héritier masculin d’une famille féodale en décadence, n’accepte pas de s’adapter aux changements de la société. Isolé avec ses sœurs, il se repose de plus en plus sur la cadette…

Légers spoilers.

Il y a parfois, en cinéphilie, des découvertes géniales : voilà que soudain pour moi, tout offert, sort de nulle part un cinéaste complet, à l’œuvre accomplie, que je ne vais pas devoir aller défendre laborieusement, et qui pourrait sans problème prétendre à n’importe quel panthéon cinéphile – dans un pays dont je pensais pourtant avoir grossièrement cartographié les grands noms.

Ce n’est pas tant Rat Trap en lui-même qui m’a marqué (c’est un beau film mais parfois trop ascète, trop antipathique), que la découverte à travers lui de ce cinéaste, au style si singulier et si précis à la fois. Dès le superbe générique de début, qui filme les objets du quotidien avec une intensité qui les rend presque ésotériques, se dévoile un cinéma dont l’énonciation entière repose sur le symbolisme. Tout à l’écran suggère qu’il faut regarder cette histoire comme une allégorie : l’évidage de plans épurés et élégants, le jeu d’acteur légèrement théorique, ces personnages de fable qui n’ont pas besoin d’être sympathiques, ou encore la focalisation immédiate sur les objets de la parabole (ce piège à rat du titre, qu’on va aller chercher et exhiber dès les premières minutes).

Sur une musique vénéneuse, qui évoque quelque malédiction, s’invente un film qui tiendrait (lointainement) des contes moraux à la Rohmer, ou plus certainement des récits signifiants à la Satyajit Ray. La narration de Satyajit Ray, justement, m’a toujours endormi, parce ce qu’elle pose souvent une chape de plomb programmatique sur le destin des personnages, qui n’ont plus aucun espace pour exister au-delà de leur trajet signifiant (le propriétaire du Salon de Musique ira jusqu’à la ruine, la jeune fille de la Déesse jusqu’à la folie : les films ne font que mettre en image ces parcours verrouillés dès les premières minutes). Chez Adoor Gopalakrishnan, à première vue, c’est encore pire : la fable est plus verrouillée que jamais (échos et jeux de rimes en cascade – pas très difficile, même pour un spectateur endormi, de deviner quel sera le plan final)… Il est très clair qu’aucune surprise, qu’aucun mouvement de révolte, ne viendra tromper la fatalité du récit. Et pourtant la fascination demeure.

C’est peut-être justement parce que l’allégorie, ici, ne se cache pas (on est loin du Ray néoréaliste). Elle s’invente au contraire une forme propre, malsaine, qui désigne sans cesse la difformité de son énonciation – qui signale constamment que ce qu’on voit à l’écran doit être regardé comme de biais, que ces éléments symbolisent avant d’exister pour eux-même. Cela se ressent à l’éclairage, par exemple, qui convoque à la fois les torches (dont la lueur, à l’image, crée comme des iris rêveurs de cinéma muet) et la lumière extérieure, mélangeant ainsi les températures de couleurs, et maintenant le récit dans l’étrangeté de cette semi-abstraction. Cette hésitation lunaire va de pair avec l’impression qu’on a importé le théâtre (huis-clos, trois personnages, dialogues sans action) au sein d’un cadre plus cosmique : le drame de chambre, à l’image, flotte au beau milieu de la vaste jungle, tel un petit radeau. Le récit avance ainsi, à la fois toujours plus claustrophobe (personnages de moins en moins nombreux, resserrements sur les intérieurs impuissants et avachis, enfermements volontaires) et de plus en plus mental (multiplication des nuits aux relents fantastiques, bruits de la jungle suggérant un infini paysage).

Cette hésitation touche aussi aux personnages, qui semblent parfois presque avoir l’intuition qu’ils vivent dans une parabole, dans un monde réglé pour allégoriser, croulant sous le poids du rôle qu’ils se trouvent y tenir. Le personnage du roi fainéant (engoncé dans son siège aux allures de trône), comme celui, martyr, de sa sœur destinée à souffrir, s’engluent peu à peu dans cette fatalité de fable qui guide leur trajectoire, comme on s’enfoncerait dans des sables mouvants (jusqu’à prier, comme la sœur, pour que quelque chose vienne la sauver de ce chemin tout tracé). Pantins tragiques de la fable qu’ils servent, ils en sont froidement éjectés quand il n’y ont plus d’utilité, mystérieusement évacués par un récit qui n’a plus besoin d’eux (on ne saura ainsi pas ce qui advient de l’aînée, ni où a disparu la petite sœur).

Tout ça pour quoi ? Le propos du film est soit trop évident (piégé comme un rat, certes…), soit trop abscons : on devine qu’il importe au cinéaste, ce propos, que c’est ce qui le motive, mais pour tout dire on s’en fiche un peu. La beauté de son film tient plutôt à cette façon dont la mise en scène, qui élit très clairement des indices, des signes, des éléments mis sur piédestal, semble constamment tracer derrière le récit un chemin de sens cryptique, dont émane un parfum maudit, presque mythologique. Et qui rend la fable possiblement scolaire, sage et appliquée, peu à peu terrifiante.

Elippathayam en VO. [extrait]

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