West Side Story Robert Wise / 1961  •  Steven Spielberg / 2021

Années 50. Dans le West Side, bas quartier de New York, deux bandes de jeunes s’affrontent, les Sharks de Bernardo et les Jets de Riff. Un ex-membre des Jets, Tony, s’éprend de Maria, la sœur de Bernardo…

Un tunnel de travail m’ayant tenu écarté de ce blog durant deux mois, je reviens aujourd’hui, tardivement, sur différentes visions et sorties en salles de l’année passée. À commencer par ce duo de films – celui de Wise, d’abord, initialement rattrapé en vue de la sortie du film de Spielberg, et qui s’est révélé à la hauteur de sa réputation ; et le remake, ensuite, qui m’a laissé plus dubitatif malgré son indéniable intérêt.

 
 

West Side Story

Robert Wise & Jerome Robbins / 1961

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J’avais une certaine réticence, pour tout dire, devant cette adaptation d’une comédie musicale issue des planches, dont je m’imaginais qu’elle serait un dérivé docile de l’esthétique Broadway – d’ailleurs ici sensible partout, dans les musiques rythmées très typiques, dans les jeux de lumière théâtraux et outrés, ou dans le bougé-dansé (et parlé-chanté) continuel.

West Side Story pourtant exulte de cinéma, son ample cinémascope danse avec la comédie musicale qui s’ébroue dans ses cadres, pour un résultat si organique qu’on pourrait croire qu’il fut dès l’origine l’enfant de cette conception conjointe – et ce dès l’ouverture qui n’est déjà que conquête de l’espace urbain, énergie et violence qui semblent vouloir déborder les grilles du terrain de jeu autant que les limites de l’écran. Jamais démissionnaire (jamais passivement spectateur), le cadre rectangulaire laisse la danse respirer, ample, tout en lui inventant constamment de nouveaux théâtres et scènes propres à en désigner les enjeux. Car le film prend un plaisir évident à naviguer entre ses deux natures : son essence théâtrale d’une part, qui réapparaît quand le cadre allongé reconstruit très visiblement une “scène” (faisant alors comme une percée conceptuelle, un soudain recul de conteur sur la situation), et de l’autre un accompagnement plus enthousiaste des élans du corps, ou une lente attention au visage des acteurs, dans des accès de mélo candide.

Ce genre d’allers-retours, ce flirt continuel qui électrise le film, se joue à tous les niveaux : dans une hésitation entre le réalisme du cinéma (décors moins tocs qu’au théâtre, pas toujours de studio) et l’abstraction des gestes ou des placements ; dans cette façon dont la danse navigue entre mouvements réels (marche en bande, occupation de la rue) et cristallisations soudaines du groupe en formations chorégraphiques, qui semblent à la fois exprimer leurs stratégies (deux bandes solidaires face à la police, par exemple), et en même temps canaliser toute leur haine contenue. La chanson du parking, où l’on apprend à contenir et refouler sa haine dans la danse, tout comme plus tard la tentative de viol “dansée” terrifiante, amène ces frôlements à incandescence : ça bouillonne, ça réprime, quelque chose semble toujours sur le point de déborder.

Le côté très conceptuel du film de Wise l’empêche parfois d’atteindre le spectateur émotionnellement (le final, sur ce plan, s’essayant à en passer uniquement par les personnages, semble un peu faible pour répondre à la question visuelle qu’avait posée l’introduction). Les acteurs doivent parfois tenir et structurer, par leur seul jeu, des scènes d’échanges relativement vides, faire exister des archétypes (le passage au balcon, les échanges entre Anita et Maria). Mais l’entre-deux continuellement tenu du film emporte le morceau : West Side Story parvient, un peu à la manière de son récit, à lier en une étrange évidence deux mondes artistiques – à créer un enfant hybride et sûr de sa puissance, de sa maîtrise.

 
 

West Side Story

Steven Spielberg / 2021

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Légers spoilers. Peut-être parce que j’ai vu l’original juste avant, l’impression que m’a laissée le West Side Story de Spielberg est moins celle d’une vision intensément personnelle qui aurait poussé le réalisateur à faire une relecture du projet original, qu’un geste artistique fondé sur la variation et le contrepied. Pour ne pas bégayer les scènes du film d’origine, Spielberg semble à chaque moment chercher une nouvelle configuration qui évitera au spectateur de se disperser en jouant aux 7 erreurs. Il aboutit ainsi à un film plus reclus et plus chargé, parsemé de grilles et de barreaux (une vraie prison) et gorgé d’une foisonnante direction artistique – contre un film original tout en grands espaces épurés, qui tendaient régulièrement à ramener le film à son essence scénique et abstraite.

Ayant davantage de comptes à rendre au naturel ou à la réalité (notamment par des dialogues parlés retravaillés, mais aussi par un film globalement moins dansé hors de ses segments dédiés), le remake de Spielberg en déduit un tableau social plus frontal, plus déprimé et plus brutal (le quartier éventré comme après une guerre, les sales boulots des immigrés, le racisme épidermique). Les appels du pied un peu scolaires à l’époque contemporaine (l’obligatoire solidarité féminine devant la tentative de viol, l’explicitation transgenre du personnage d’Anybodys) cohabitent avec la bizarrerie d’héritages laissés intacts, venant soudain dialoguer avec le film contemporain : la chanson « Officer Krupke », jeu de sabotage des raisons sociologiques que tout bon film de 2022 devrait s’employer à déployer face à un tel sujet, apparaît ainsi bizarrement nihiliste et insolente, voire perturbante, dans le nouveau cadre qui est le sien.

Spielberg gagne cela dit en réalisme ce qu’il perd en majesté ou en atours de grand opéra, et doit d’autant plus concrètement se confronter à l’histoire d’amour, déjà le point faible du film d’origine. Le côté gentillet de celle-ci, dans la version de 1961, gagnait beaucoup à l’abstraction du film, qui nous demandait moins d’adhérer à la romance par identification que de contempler une imagerie de l’amour, relation iconique à la naïveté toute ronde, dont la pureté était avant tout allégorique. Interprétée ici plus ordinairement, devant gérer des échanges plus triviaux et pragmatiques, et pas aidée par l’inaptitude légendaire de Spielberg face aux sentiments ou au désir, la romance apparaît d’autant plus vide et niaiseuse, pas aidée par Ergort qui livre une prestation à peu près résumée à son encombrante grande taille (c’est peu de dire qu’Ariana DeBose et Mike Faist volent la vedette au duo principal).

Tout cela n’empêche pas les milles idées de cinéma de Spielberg, mais celles-ci sont comme depuis quelques années inondées dans une sur-fluidité coulante du geste qui en noie régulièrement l’impact (avec toujours cette lumière baveuse et dégoulinante de Kaminski), le geste manquant de tranchant et de saillance, uniquement occupé à entretenir un rythme virevoltant sans grande identité ni goût (quoique parfois bluffant dans sa complexité, la scène de bal est épatante). Au-delà de quelques changements pas inintéressants (notamment le déplacement de certaines chansons, qui en reconfigure le sens), la meilleure idée de Spielberg reste au final à mon goût… le générique de fin, graphiquement superbe, intuitif et sobrement émouvant, qui laisse un nouveau soleil se lever sur le quartier des douleurs.

 

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