Dheepan

Dheepan Jacques Audiard / 2015

Fuyant la guerre civile au Sri Lanka, un ancien soldat, une jeune femme et une petite fille se font passer pour une famille. Réfugiés en France dans une cité sensible, se connaissant à peine, ils tentent de se construire un foyer.

Spoilers.

Les affiches de Sur mes lèvres, à sa sortie, étaient affublées d’un curieux slogan : « Elle va lui apprendre les bonnes manières ; il lui apprendra les mauvaises ». Bien qu’anecdotique, cette accroche résume tout ce qu’était alors le cinéma d’Audiard : un dialogue à égalité entre la violence fascinée du milieu (l’Amérique, ses films de gangsters célébrés, sa virilité fantasmée) et les rêveries fragiles d’un regard trop sensible (micro-détails et sensations, stases de la musique de Desplat, émotions à fleur de peau, doigts palpitant devant l’objectif pour créer un nid d’intimité aux personnages). De battre mon cœur s’est arrêté tenait encore le face à face (le souvenir de la mère contre la nuit sordide des cols blancs, le toucher du piano contre le poing sanglant), mais les films suivants capitulèrent : le cynisme d’Un prophète (qui se réjouissait de peindre l’ascension d’un personnage qui perd son âme), ou l’âpreté pénible de l’opus suivant, ne faisaient plus appel aux songes que comme coquetteries de circonstance, pour se donner bonne conscience de temps à autre : un petit plan mignon d’apprentissage de la lecture pour s’excuser d’avoir joui de l’imagerie d’Oz pendant deux heures, un coucou à l’orque pour saupoudrer de poésie l’amas étouffant de corps tout puissants… Sous ses petites manières, ce n’était plus qu’un cinéma de brutes.

Et c’est à ce titre qu’il faut souligner combien Dheepan, malgré le spectaculaire ratage de son derniers tiers, est loin d’être l’intermède mineur qu’on a méprisé à Cannes : c’est un retour en force. Pas parce que la balance y aurait retrouvé son équilibre, mais parce que la filmographie s’y réinvente justement assez pour dépasser cette binarité (dont les stigmates ne persistent qu’au travers de quelques inserts oniriques sans patience, pas désagréables mais devenus presque inutiles, à présent). Libéré de ce duel, Audiard peut alors pleinement s’attaquer à la narration de cette odyssée immobile, jouant moins l’immersion par le réalisme que par une maestria des distances et des points de vue : la France alentours comme un monde inconnu, l’immeuble vécu comme un Babel, chaque rencontre vibrant de la peur d’être confondu… Ce survival n’est jamais aussi bon que lorsqu’il s’oppose au flou inquiétant d’un milieu non décodé, ambigu et incompréhensible, plutôt qu’à la réalité d’un danger concret. Ces configurations, surtout, ramènent le réel sous l’empire de la fiction, qui permet d’exprimer du sens, d’aimer des personnages – au lieu de les penser comme les échantillons représentatifs d’une démonstration sociale. En cela, le film fait plus pour la représentation des migrants que 10 ans de cinéma français sociologique… L’inachèvement cannois du montage, enfin, aère un film soudain libéré de la dictature des arcs scénaristiques, entrechoquant les moments et les situations plus mystérieusement qu’à l’habitude, nous surprenant souvent – au prix, on le verra, d’approximations dangereuses en fin de course.

Évidemment, il y a un risque (c’est même la définition de ce qu’est une fiction : un risque, un poing tapé sur la table) : ce récit se construirait-il complaisamment sur le dos d’un réel abusé, dont on consoliderait les caricatures ? Une frange impressionnante de la critique française s’est liguée contre Audiard pour lui reprocher le tableau de cités “qui n’existent pas”. Et on peut s’en amuser, en passant en revue ce que le film a eu le malheur d’inventer : les blocs urbains sordides abandonnés par l’État ? Les trafics de proto-mafias dans certains quartiers ? Les échanges de tirs à l’acmé des tensions entre bandes ? Cette population qui se replie dans ses appartements en faisant profil bas ?

On objectera les entorses au réalisme : les vigies postées sur les tours, les jeunes qui tirent en l’air tels des cowboys, les fouilles à l’entrée des blocs. Mais le genre (ou, en l’occurrence, ce qui n’y tend ici que très partiellement…) n’a jamais été autre chose qu’un surplus de codification, la clarification d’une distance, et un réel deux fois plus détouré pour mieux exprimer le sens : ces jeunes debout sur les toits (pas bien différents de ceux du dernier film de Sciamma, d’ailleurs) ne sont que l’expression visuelle, articulée, cinématographique, d’un parfum d’oppression civile qui est lui bien réel.

L’injonction faite ici au film n’est donc rien moins que celle du naturalisme, et de sa supposée meilleure fidélité aux faits (qui est surtout un moyen de donner l’apparence du naturel à ses propres convictions). Or on imagine bien que ce n’est pas là le régime esthétique souhaité par ces critiques français, qui l’ont à raison si souvent combattu : ce qu’ils reprochent à Audiard, en l’accusant de filmer un fantasme, c’est d’abord de ne pas fantasmer aux couleurs de leur propre idéologie. Et il y a de quoi s’étrangler en voyant le cinéaste accusé de se détourner du politique, quand il est bien le seul à se retrousser les manches pour plonger les bras dans ce merdier d’angoisse, à aborder le malaise urbain avec d’autre optiques que de le nier ou de lui faire la morale, à chercher des moyens d’en ordonner les images (l’isolement littéral de ces blocs au milieu de nulle part, ce spectacle à la fenêtre « comme au cinéma ») pour affronter cette dimension des cités qui, à force d’esquives, n’a effectivement aujourd’hui plus d’autre expression que celle de BFM TV. Il n’est pas question de préférer cette approche à une autre, ni de minorer l’importance salvatrice de cinémas qui savent regarder la cité autrement qu’avec anxiété : il s’agit simplement de comprendre que si questionner les articulations du film est légitime, demander à cette voix de simplement se taire, et s’imaginer que cela va suffire à calmer le malaise social qui l’a produite, est une très jolie manière de foncer tous ensemble dans le mur.

Accordons néanmoins le bénéfice du doute à ces réactions, qui n’attaquent peut-être ce tableau qu’à travers le prisme de son final problématique. Car si l’injonction au naturalisme est absurde, enjoindre le film à être cohérent l’est beaucoup moins. Ce n’est pas tant dans la peinture du lieu que le récit vrille, que dans le comportement de son personnage : mal articulée avec le traumatisme de guerre (qui ne parvient jamais, dans le chaos du montage, à réellement faire sujet), mal synchronisée avec le désir de famille, pas vraiment observée comme panique ou folie, la conversion de Dheepan en justicier ne rime à rien. Plus que la figure du vigilante en soi, le problème est la façon dont elle pénètre dans le film sans y avoir pris racine, comme une invitée surprise : ce changement brusque de distance au réel est trop mal géré pour ne pas faire corps étranger, poussant inévitablement à investir la rupture de sens (un film qui, trop impatient devant la complexité de la situation, ferait mine d’apporter une solution par la reprise en main musclée du récit). Audiard n’y gagne même pas en force de frappe, tant ce dérapage trop peu construit décrédibilise les personnages comme la diégèse : qu’il faille plonger la longue avancée meurtrière de Dheepan dans le brouillard n’est ainsi pas surprenant, puisqu’elle n’a aucun sens. Reste l’impression ridicule d’un cinéaste qui utilise l’univers qu’il a construit, au mépris de tout ce qu’il a patiemment installé, pour le simple kiff d’une scène de tir – sans que rien, dans l’énergie du défouloir, ne vienne poser un regard sur notre propre jouissance.

L’absurdité de l’épilogue interroge également : par sa concision, son absence de situation réelle, de dialogue ou de mise en contexte, il ne peut être vécu que de manière dialectique (une solution répondue aux questions du film). On pourrait apprécier beaucoup de choses sur le papier : que le final ne noie pas les problématiques dans une résolution en forme de compromis mou, qu’il refuse de donner le dernier mot à la fatalité sociale, qu’il renvoie à son pays le miroir tranchant d’un dégoût radical (il faut dire qu’en proposant l’Angleterre comme alternative, Audiard a trouvé le bouton rouge propre à faire exploser n’importe quel français). Mais au-delà du fait qu’on peine à y voir l’autocritique sévère d’un cinéaste français sur son propre pays, tant le regard (qui vient de se baigner dans le sang de Peckinpah et Scorsese) aspire à être celui d’un expatrié, de quoi ce segment final peut-il bien être la démonstration ? On a beau retourner la chose dans tous les sens, on ne voit rien à y comprendre – sinon qu’un pavillon de banlieue est plus idyllique que les tours d’une cité violente (on n’avait certes pas besoin d’une palme d’or pour le savoir). La seule explication reste celle d’un cinéma se repliant in extremis sur ses automatismes, ce rituel viril du sang qui seul donne droit d’accès au paradis – retour penaud et sécurisant à la binarité des grands jours. Dans un entretien, Audiard affirmait que le projet initial (celui du vengeur) avait fini par ne plus l’intéresser, avant que ne vienne s’y greffer l’histoire d’une famille : sans doute aurait-il fallu aller jusqu’au bout de cette inspiration nouvelle, et abandonner, tel un membre mort, ce réflexe usé dont son talent ne sait plus quoi faire.

Réactions sur “Dheepan Jacques Audiard / 2015

  1. Tiens, moi aussi j’ai pensé à Bande de filles… Même sensation puissante d’assister au défrichage d’un sujet jamais traité ou presque… Même sentiment de gâchis quand, après avoir fait ce qui semblait le plus dur – poser un personnage, capter avec justesse et âpreté une situation sociale complexe – ces deux cinéastes au talent immense échouent par la faute de ce qui aurait dû constituer leurs points forts : un scénario à l’écriture mal maîtrisée et une mise en scène décevante dans ses partis pris esthétiques (pour le dire vite, le clip pour Sciamma, le mauvais film hollywoodien pour Audiard).

  2. Je pensais que tu avais complètement détesté, en fait !

    Il y avait quelque chose dans le Sciamma, même si ton talent est encore maladroit, qui me paraissait plus risqué cela dit : chaque partie du film relançait les dés d’un rapport nouveau à la cité (une nouvelle façon de s’inventer une place en tant que femme, avec à chaque fois un échec), relativisant un peu la complaisance clip qui accompagnait la première partie (le suivi de la bande elle-même). Sciamma a de toute façon un truc fort avec ce décor, dès ses précédents films avec ce Cergy complètement vidé d’humains et de figurants, qui dépasse les énormes défauts de son film.

    Le pire pour Audiard, c’est que pris seul, son segment guerrier je le trouve assez inspiré – peut-être superficiellement esthète, certes, mais la violence y prend des formes autrement plus mystérieuses que chez Europacorp, ou que chez n’importe quel cinéaste essayant vainement de singer le ciné US. C’est le mariage de ce segment avec le reste du film qui est vraiment tarte, d’où l’impression redoublée de gâchis, oui.

  3. (je continue ma petite exploration du blog, découvert “après ricochets”, depuis les très riches Avis de Chrisophe, sur lequel une visite de Zoom arrière m’a amené, jusqu’à vos pages)

    A force de lire à son sujet, j’ai l’impression qu’il y a autant de défauts à ce film que de critiques… En tout cas ce que vous relevez des incohérences se rapportant à l’attitude de Dheepan (à l’égard de son traumatisme et de sa femme en danger) ne m’a pas gêné. Un camarade me parlait aussi du plan montrant Dheepan rendant hommage à ses morts (un ex-voto fabriqué avec une photo), un rituel qui pour lui venait trop tardivement, trop peu significatif, un prétexte probablement pour étoffer une psychologie peu réfléchie. Là non plus, je ne suis pas convaincu…

    En revanche, je vous rejoins complètement sur le final manqué. Au moins le dernier plan. L’Angleterre ne peut être une issue positive. Mais on sent Audiard et ses scénaristes dans l’impasse. Et pourtant je ne crois pas qu’avec un tel récit on puisse dire que le réalisateur se moque de l’idée de “pays d’accueil” et donc de l’idée sous-jacente de la France “terre d’accueil”.

    Je partagerai enfin presque ce que vous avancez sur ces “quelques inserts oniriques sans patience, pas désagréables mais devenus presque inutiles, à présent”. Il y a des plans qui semblent être devenus les ingrédients d’une “recette auteurisante” comme ceux qui se rapportent au rêve en effet, à un flottement de l’esprit (combien de métaphores animales dans ce cinéma-là à présent ?) ou à la très forte sensibilité que vous relevez. J’ai dit “presque” car Audiard me paraît quand même tout faire pour se les approprier, les rendre malgré tout uniques pour en conserver la force, à défaut d’une véritable originalité. Il n’y parvient pas toujours (l’animal notamment).

  4. Oui, ça reste fait de main de maître (l’éléphant, géant paisible, c’est déjà en soi un super choix), c’est juste que ça sonne à présent presque comme une insécurité, le besoin d’un effet un peu auteurisant effectivement (ce qui est ironique, parce que c’est entre autres là-dessus que la critique pointue lui est tombée dessus).

    Pour l’incohérence, je pense qu’ici le non-aboutissement du montage, malgré les libertés qu’il permet, a fait pas mal de dégâts : on a cette scène avec le général qui arrive d’un coup et dont on entend plus parler du tout ensuite, des plans répétitifs de Dheepan qui lose à la cave (ou au grenier ?) un peu aléatoirement dissémines au cour du récit (effectivement, je trouve aussi que son ancienne famille arrive dans le cours du film, alors qu’on en a jamais entendu parler avant, comme un cheveu sur la soupe).

    Du coup, je trouve que la rupture finale caricature ce que le film a patiemment dessiné : le fil narratif tamoul passe de “un homme ramène dans ses valises le conflit qu’il a fui” à un “ces racailles vont bien voir le warrior qui dort sous le gentil concierge”, et les complexes relations pseudo-familiales se résolvent sur un schéma de conte de fée (à partir du moment où on est dans une configuration de princesse à sauver, tout se résout magiquement). C’est un peu dommage.

    Ça reste un film auquel je pense beaucoup, avec le temps, il y a plein de choses marquantes.

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