La Traversée Elisabeth Leuvrey / 2006-2013

Chaque été, ils sont nombreux à transiter par la mer entre Marseille et Alger. Des voitures remplies jusqu’au capot, des paquetages de toutes sortes, des hommes chargés de sacs et d’histoires.

 

C’est un bout de dialogue, dont on ne connaîtra pas la fin. Puis arrive un groupe, dont on prend la conversation en cours, mais qu’un son de sirène navale dérange, et nous voilà déjà partis ailleurs… Le film d’Elisabeth Leuvrey ne se pose jamais réellement : à l’image des passagers rencontrés, il flotte. Entre deux moments, deux situations, s’arrêtant rarement complètement pour une scène qui ferait son chemin d’un bloc, du début à la fin, qui taperait du poing sur la table.

Ce flottement narratif, qui pourrait agacer, se trouve être la force du film – et le meilleur arrachement possible au format télévisuel, qui guette ça-et-là comme une mauvaise ombre (image vidéo trop lisible, pitch tout offert au thema Arte, absence de coup de folie qui donnerait soudain à l’œuvre une autre dimension). Le sujet de la double-nationalité, qui court sur toutes les lèvres rencontrées, pourrait bouffer le film à la force de ses débats : la caméra n’en serait alors plus que le servile entremetteur. Mais le papillonnage continuel du montage, qui finit par confondre les voyages aller et retour en un vaste entre-deux-rives, concentre notre regard ailleurs : sur le monstre qui trimbale tous ces gens, le bateau lui-même, monde autonome flottant au milieu du néant.

Au cœur de la nuit, un passager confesse son incapacité à se sentir chez lui dans les deux pays qui sont les siens : il faudrait un troisième monde, dit-il, pour les gens comme lui. C’est ce troisième monde qu’invente le documentaire : un monde flottant où deux identités se superposent, comme deux réalités parallèles. Le bleu immense de l’océan, au-delà d’offrir au film des plans sublimes au tractopelle, confère à chaque petite anecdote, à chaque petite conversation filmée, une résonnance mythique qui donne au bateau entier des airs d’allégorie millénaire. Les passagers, cette génération déchirée entre France et Algérie, en apparaissent comme les figures maudites (qu’une discussion animée, en fin de film, condamne à encore cent ans de solitude), humains perdus dans les limbes d’un interminable intermède historique, qui n’en finit plus de ne pas cicatriser. Ces bi-nationaux ne semblent nulle part ailleurs mieux chez eux que sur ce cargo, et au fur et à mesure des confessions, cet univers hybride, ce navire plein de croisements et de souvenirs, finit par ressembler au monde intérieur de chacun d’eux : isolé du reste des hommes par un infranchissable néant bleu.

 

• Le film existe en deux versions : l’une, de 55 minutes, diffusée à la télévision en 2006 ; l’autre, de 72 minutes (69 minutes en 25 i/s), sortie en salles en 2013. C’est cette seconde version qui est ici chroniquée.
 

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