Trois souvenirs de ma jeunesse

Trois souvenirs de ma jeunesse Arnaud Desplechin / 2015

Paul Dédalus va quitter le Tadjikistan. Il se souvient de son enfance à Roubaix. De ses seize ans, de ce voyage en URSS. Et surtout, Paul se souvient d’Esther…

Spoilers.

L’histoire d’amour de Trois souvenirs de ma jeunesse a beau être centrale (usant des deux autres souvenirs comme d’un mystérieux piédestal), elle est le point le plus problématique du film. Les scènes d’enfance ou de la bande d’amis, elles, s’ébrouent avec aisance dans la manière désormais rodée du cinéma de Desplechin : ruptures tonales, percées d’énergie ou de comique imprévisibles, cours-circuits narratifs brutaux, œillades multiples au cinéma de genre (le cauchemar d’ouverture, les sous-sols de la DGSE, le thriller soviétique, l’étrangeté fantastique d’une maison vide d’adultes)… Mais cette abondance, cette manière de doper la narration par un continuel débordement, sont aussi pour le cinéaste des chaussons à présent un peu trop confortables, d’autant qu’il y revient après un film en sourdine (Jimmy P.), certes raté mais qui avait la qualité d’être en recherche. C’est donc bien dans la linéarité de la romance, dans le face à face avec un amour à embrasser de front et sans chichis, que réside l’enjeu (et la possible grandeur) de ce projet aux allures par ailleurs agréablement modestes – étonnamment pacifié, aussi, au regard de la violence qui a marqué le reste de la filmographie.

Dès ses débuts, la relation de Paul et Esther est filmée comme en équilibre sur un fil hésitant entre la beauté naïve du grand amour tel que le vit l’adolescence, et une distance plus amusée (du cinéaste bienveillant, des personnages eux-mêmes) vis-à-vis de cette imagerie romantique : le marivaudage manie encore maladroitement un héritage littéraire lourdingue, et cet apprentissage du romanesque (une semi-conscience des codes) rend leur histoire particulièrement touchante. Quand le jeune Paul déclame à Esther qu’il voudrait « l’aimer plus que sa vie », prise au dépourvu elle répond quelque chose comme « ah… » : le décalage comique désigne l’incongruité d’une déclaration trop lyrique, mais permet aussi d’apprécier sans gêne (puisque le personnage l’a déjà exprimé pour nous) la force de cette mise à nu, de ce saut dans le vide. Le film est ainsi à la fois ému et amusé de sa romance : l’intensité du cinéma de Desplechin, celle-là même qui n’a jamais voulu choisir entre tragédie et comédie, trouve dans ces ambiguïtés un formidable terrain de jeu.

Une fois le couple formé, cet art de funambule a cependant tendance à paresser : à travers le défilé des lettres pénibles, ou via les scènes de crises répétitives, la belle hésitation du film s’en remet plus volontiers aux archétypes d’usage, que rien ne vient plus remettre en question. La longue dévitalisation d’Esther, peu à peu vampirisée par le couple, méritait mieux que le petit défilé pépère des académismes du cinéma national (les amours plurielles sur un mode crâneur, la jeune femme forcément hystérique…).

Le malaise souterrain d’une expression romantique que l’on n’interroge plus se traduit par l’acharnement brutal, dans le tout dernier segment, de l’aigreur et de la violence si longtemps épargnées au film. Cherchant soudain à nous rallier à la colère du personnage en rejetant la faute sur d’autres, Depleschin se fait doublement injuste. Déjà parce qu’il juge ces adolescents avec un regard adulte (celui du personnage comme le sien : la distance de l’âge mûr révèle, sous le masque, une dimension moins aimable). Et ensuite parce que ce fut le choix du scénario anti-choral de sans cesse rejeter ces personnages secondaires à la périphérie, les ayant trop délaissés pour maintenant prétendre en comprendre les raisons. Geste mesquin auquel on peut préférer la belle idée (trop vite évoquée) d’un couple pauvre, qui invente un superbe chaînon manquant entre la réalité sociale concrète et les canons fantasmés du romanesque.

Car l’essentiel est là : s’il est alors difficile de suivre le récit dans le lyrisme forcé de son indignation, d’éprouver l’injustice d’avoir été volé de « l’amour d’une vie », c’est aussi parce que la beauté du film est d’avoir toujours ménagé une ambigüité à cet endroit (passant par ce détour, par cette pudeur, pour nous donner la possibilité de nous émouvoir des grandes tirades naïves). Comme si le film, pour continuer à frémir, se devait de conserver en son sein l’antidote d’un soupçon inquiet : celui de n’avoir peut-être au fond rien vécu de plus, sous les habits de la romance littéraire grandiose, que la fièvre banale d’un amour adolescent.

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