La Peste à Florence

La Peste à Florence Otto Rippert / 1919

À la Renaissance, sous l’autorité d’un conseil d’anciens que préside un austère potentat, la ville de Florence dépérit. Au cours d’une procession, une mystérieuse courtisane vient semer le trouble dans la pieuse cité…

Spoilers.

Voici un film bien difficile à cerner. Dans la nouvelle de Poe, que le scénario (signé Fritz Lang) adapte très librement, la peste punit de son fléau la vanité d’une noblesse décadente. Si l’on retrouve ici les grandes lignes de cette pensée, il semble assez difficile à Otto Rippert d’en emboîter joyeusement le pas, le film apparaissant comme contraint sur le plan moral, envoyant sans cesse des signaux contradictoires – grimaçant aussi fort dans ses atermoiements que le visage tendu de Theodor Becker, neutralisé par son hésitation entre tentation et piété.

En confondant immédiatement religion et pouvoir, sans pour autant calmer ses propres accents puritains, le script s’ouvre à de multiples ambigüités. Le clergé, présenté tour à tour comme cruel, abusif, puis hypocritement lubrique, s’oppose à une courtisane que le film a bien du mal à détester : personnage sympathique (refusant les bijoux, victime de la torture), beauté célébrée par la caméra, la jeune femme dit avoir pour seul Dieu « l’amour », et tombera d’ailleurs elle-même amoureuse (ce qui, dans le récit puritain d’usage, sauve habituellement le personnage féminin de sa dévorante sexualité). Par extension, la ville dont on l’improvise reine n’est pas si baroque que cela, jouant rarement sur la corde répulsive : à quelques figures près (le bouffon, sa large compagne, un cochon), le tableau reste étrangement aimable – propre, diurne, aéré. La Florence décadente qu’on dépeint, née d’une révolte d’ailleurs présentée comme légitime, ressemble ainsi à s’y méprendre à une utopie (grands édifices librement investis, festivités ouvertes au peuple). Au point qu’on croie voir, dans la fermeture des remparts à la peste, une autre résistance : celle opposée aux anathèmes du clergé (juste après, d’ailleurs, que ses représentants les ait proférés), comme si la ville protégeait aussi son modèle en fermant grand ses portes.

Aucune subversion secrète à déceler ici, cependant, tant la lecture religieuse domine le propos à l’œuvre : une croix détruite réapparaît miraculeusement, les passions mènent forcément au meurtre, les libertins abandonnent lâchement les paysans que seule recueille la charité chrétienne… Le récit est donc plutôt affaire d’une cohabitation tourmentée entre deux regards posés sur lui, tension informulée qui rejaillit en réflexes particulièrement violents (ce n’est ainsi pas l’implacable fatalité du fléau qui sonnera le glas de la cité, mais le héros lui-même, allant sciemment semer la mort au nom de Dieu, tel un fanatique posant une bombe pour la cause). Au rythme de ces grands écarts, la religion devient presque sujet en soi, et non point de vue sur les évènements ; et si la peste naît certes du “cri des pierres” (Luc 19-40), le verset biblique occasionne l’image d’un mal neutre, indépendant du commandement divin, émergeant de l’ordre naturel d’un paysage – évoquant d’ailleurs moins l’ange vengeur qu’une danse macabre à elle seule (zombie au maquillage squelettique, fauchant les vies en musique ; nous rappelant que la danse macabre, loin d’être religieuse, était d’abord au moyen-âge la négation des hiérarchies sociales).

Serait-ce là le projet recherché du film, donner à voir les excès des deux partis, dans une sorte de compromis politique entre pervers et dévots ? Mais ce point de vue distant n’est jamais réellement signifié, et ces hésitations (entre approbation et condamnation de Florence, entre préoccupations politiques ou religieuses) aboutissent à une œuvre assez difficile, sans réelle accroche, souvent ennuyeuse à force de retrait. Contrairement à ce qu’on lit ça et là, le film de Rippert n’a pas grand chose d’expressionniste (et de fait, il n’en a pas non plus le dégoût tranchant) : c’est plutôt l’héritage du colossal historique qui est ici appelé en renfort, que ce soit pour se rassurer un temps à coups d’imagerie chrétienne (le passage Inferno, segment le plus raté du film), ou pour fantasmer d’immenses édifices classiques tout offerts au déclin. Mais là encore, les ambiguïtés du film le débordent : ces gigantesques palais existent moins comme décors d’un imaginaire confortablement balisé (grandeur et décadence, jouissance et punition) que comme des constructions réellement observées, examinées pour les échanges que leur profondeur abrite, le long de perspectives qui dégringolent : regard moins affairé à l’imagerie qu’à l’analyse, moins fasciné que cartésien, refusant de jouir plus de deux plans de la catastrophe finale tant attendue. D’où un film raté mais indéniablement singulier, tableau froid et précis : sans pouvoir mesurer la réelle emprise de Fritz Lang sur ce projet, on ne peut s’empêcher de remarquer qu’ici déjà, le mal est moins affaire de morale que de logique.

Die Pest in Florenz en VO.

Réactions sur “La Peste à Florence Otto Rippert / 1919

  1. Film rare jusqu’à sa restauration et sa (première ?) diffusion télé sur Arte, La peste à Florence m’a laissé d’autres impressions.

    Je ne suis pas d’accord sur quelques idées avancées. La courtisane et la ville qui tombe avec elle ont réellement plongé dans le péché de luxure et les orgies suggérées ne me semblent ni aimables ni sages du tout. “diurne, propre, aéré”, cela correspond je crois, avec de pareils plans larges, à la représentation dont le cinéma est capable à cette époque et même si cela n’était pas le cas, la décadence me paraît suffisamment suggérée : Florence referme ses portes et choisit d’ignorer religion, ordre et bon sens pour préférer s’adonner à l’amour sans se soucier du fléau qui partout s’abat à l’extérieur… C’est le sens donné à la nouvelle de Poe et à l’adaptation de Corman. On peut penser aussi au Joueur de flûte de Demy.

    De plus, l’imagerie et la littérature relatives à la dance macabre ne relèvent pas d’un communisme à l’état larvaire au Moyen Âge. La mort -complètement liée aux croyances religieuses- est omniprésente et fait partie du quotidien à cette époque.

  2. Bonsoir !

    Je ne suis évidemment pas insensible à ces arguments, ayant longtemps hésité en écrivant cet article, entre ce qui semblait explicite sur le papier, et les impressions contradictoires que j’avais malgré tout eues à la vision. Peut-être mon ressenti du film est-il déformé par certains anachronismes de mon regard peu aguerri à la période, prenant trop vite pour référent l’outrance plus noire, fascinée et flamboyante, que la décadence et la luxure ont pu prendre chez certains cinéastes américains (Griffith, Demille) ; ou encore parce que l’image traditionnelle de femme sexuée qui a circulé dans le cinéma muet européen à travers les figures de vamps, ou via des femmes in fine rachetées de leur pêché, ne me semble pas coller avec celle qu’on met ici en scène. J’ai en tout cas été frappé par ce décalage, et par le fait que la caméra ne me semble pas avoir plus de sympathie pour les personnages tenant la ligne droite (le dévot névrosé, le clergé clairement condamné) que pour la jeune femme, dont la représentation reste mesurée (si elle est décadente, ce n’est pas sur un mode perfide, hystérique, ivre… elle est humanisée). Là encore je ne veux pas sous-entendre de subversion ou message cachés, mais ai simplement l’impression, pour toutes ces raisons, que quelque chose dissone dans le tableau édifiant attendu des évènements, et que le regard est, au minimum, étonnamment froid et analytique.

    Concernant la danse macabre, au-delà de son caractère religieux, j’évoquais son rapport aux vanités terrestres, qui me semble primordial dans l’imagerie : dans la farandole, il y a un riche, un pape, etc. D’autant qu’ici on en conserve le violon, qui fait réponse ironique à ceux qui font la fête pendant que les paysans meurent.

    Je suis en tout cas heureux d’avoir un autre point de vue sur ces questions ! Car je n’avais pas trouvé grand chose contre quoi réagir en farfouillant le net (je n’étais pas tombé sur votre texte)…

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