De bruit et de fureur Jean-Claude Brisseau / 1988

À la mort de sa grand-mère, Bruno, un rêveur de 14 ans, revient à Bagnolet. D’un niveau scolaire très bas, il entre dans un collège d’enseignement secondaire.

 

Il y a quelque chose qui travaille en sourdine le cinéma français, depuis la modernité : une sorte de conflit, dans la façon dont les "grands auteurs" investissent des sujets sociaux, tout en réalisant à l’écran leur fétichisme sexuel. « Ils ne s’occupent pas de moi, je ne m’occupe pas d’eux », dit-on à un moment dans une scène, en lisant du Prévert : le film social serait-il l’excuse du film de fesses, dans un échange de procédés bien négocié ? Les scènes de nu sont certes assez rares dans ce film (quoique leur intrusion initiale pose d’emblée les cartes sur table, soulignant immédiatement le rapport oblique du cinéaste à sa fiction). Mais les comédiennes n’en restent pas moins des canons ambulants un peu vides (on retrouve ces même modèles anonymes, au jeu blanc, qui envahissaient le cinéma moderne), corps sexués promis tôt ou tard à être assaillis, venus artificiellement endosser le costume de leur rôle (prof, assistante sociale, journaliste…), comme pour un jeu érotique où même les fantasmes relèveraient de la tarte à la crème (la sainte, la maternelle, la dangereuse, etc.).

Le film de Brisseau est l’acmé de cette schizophrénie toute nationale. Mais au moins a-t-il l’intelligence d’assumer cette dichotomie, de faire spectacle de cette incongruité. C’est Eyes Wide Shut qui s’invite dans le HLM, c’est le fantasme brutal (religieux, sexuel) attendant au coin du couloir, qui transperce le quotidien le plus gris. Cette cohabitation des pulsions et d’une réalité sociale ne parle pas seulement de Brisseau : elle sait exprimer, à sa façon bizarre, les tensions qui habitent les personnages. C’est par exemple le petit garçon à sa maman, bien sage et se couchant à l’heure dans son appartement vide, qui se voit déjà assailli par les visions du désir ; ou ce sont ces voyous, dont la révolte s’exprime par une libido communautaire et sordide (caves, sadisme, viol).

C’est en cela que l’inévitable constat sociologique (l’état des banlieues françaises) est souvent transcendé, même s’il en reste quelque chose à l’écran (le film a un côté édifiant et générationnel un peu plat, qui peut agacer, dans son catalogue des derniers affronts que la jeunesse se permet face à l’autorité). Sans être le défouloir que son titre suggère, De bruit et de fureur fait d’abord des cités une remise en question des évidences de la société (dont les lois, les règles, sont peu à peu vécues par le spectateur comme un cadre hypocrite), tout en continuant parallèlement à en chanter les fables (l’élévation par l’éducation, à base de sonates et de mappemondes) : le personnage de Cremer, rejetant le fils modèle tout en l’admirant, est à ce titre assez représentatif des névroses du film. Contrairement à ce qu’elle sera au cinéma ensuite, la cité n’est pas encore claustrophobe, ni un bouillon de conflits identitaires : c’est au contraire un lieu écartelé et disponible, à ciel ouvert, comme une ville abandonnée où l’enfant serait totalement libre de faire ses choix moraux. En cela, De bruit et de fureur tient bien plus du western (un monde où la loi ne régit pas tout, et où les relations humaines doivent se négocier autrement) que du film social.

Alors bien sûr au final, on retient d’abord du film la violence de ses grands écarts : cette tension entre le naturalisme et un sens du cadre esthète, entre le réel ingrat et les visions baroques, entre le sujet de société tabou et sa poésie symboliste (jusqu’au final outré, assez artificiel dans son fatalisme). Mais le film est autrement plus riche et profond que ces oppositions, comme en témoigne certains réflexes fulgurants – le refus, par exemple, de traiter l’absence de la mère comme un argument scénaristique et sociétal, préférant l’incarner en une image doucement mentale : ce tableau où l’on punaise des feuilles, et qui donne l’impression que le gamin, d’un bout à l’autre du film, est éduqué par un panneau en liège… Cette étrangeté, parmi d’autres, nous rappelle combien sont dérisoires les cinémas sociologiques qui prétendent décrire la réalité de leurs personnages, sans un instant se cogner aux visions et fantasmes qui s’ébrouent dans leurs crânes : le film de Brisseau, où ces fantômes font partie intégrante du réel le mieux documenté, a au moins pour lui cette qualité.

Réactions sur “De bruit et de fureur Jean-Claude Brisseau / 1988

  1. Si je n’ai vu aucun des films de tes trois derniers articles, je voulais simplement dire que tu as le talent de choisir les images pour les illustrer. Ces dernières sont belles et intrigantes ! Autrement dit elles touchent leur but et donnent envie d’en savoir plus sur le film chroniqué.

  2. Haha merci ! C’est mon petit plaisir (j’exagérerais à peine en disant que je me tape l’écriture de texte juste pour le kiff de choisir l’image – qui en l’occurrence spoile un peu). Je me rends compte d’ailleurs que les dernières font du blog un truc bien cosmico-religieux…

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